Jean-Denis Combrexelle (à g.), François Stehly (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Jean-Denis Combrexelle (à g.), François Stehly (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

La réforme impossible de l'Inspection du travail ?

par François Desriaux / avril 2014

En butte à l'hostilité des agents, la réforme de l'Inspection du travail a été repoussée par le Parlement. Jean-Denis Combrexelle, directeur général du Travail1 , et François Stehly, inspecteur et expert du sujet pour la FSU, exposent leurs points de vue.

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    Au moment du bouclage de ce numéro, nous avons appris que Jean-Denis Combrexelle quittait la direction générale du Travail et était remplacé par Yves Struillou. Voir aussi page 10.

Michel Sapin, le ministre du Travail, s'est engagé à représenter sa réforme de l'Inspection du travail au Parlement le plus tôt possible. Quels sont les objectifs du gouvernement à travers ce texte, qui va notamment déboucher sur l'intégration du corps des contrôleurs du travail dans celui des inspecteurs ? Pourquoi une telle hostilité à un texte intitulé "Pour un ministère plus fort" ?

Jean-Denis Combrexelle : La réforme repose d'abord sur une volonté politique. Notre société, le monde du travail ont besoin d'un ministère fort. Les représentants des salariés aussi. Cela ne concerne pas uniquement l'Inspection du travail, mais tout le ministère, c'est-à-dire l'emploi, la formation professionnelle et, bien évidemment, le travail, à travers notamment l'Inspection. Un ministère fort est un ministère qui concilie l'échelon de proximité - l'action à l'échelon local reste l'une des premières caractéristiques de l'Inspection du travail en France - avec d'autres échelons territoriaux adaptés aux entreprises de taille régionale ou nationale. Un ministère fort est un ministère qui prend en compte la complexité croissante des relations du travail. Les problématiques de santé et de sécurité au travail en sont un exemple. D'où la reconnaissance de l'expertise des agents à travers le plan de transformation des postes de contrôleurs en postes d'inspecteurs, prévu par la loi. Un ministère fort, c'est enfin un ministère qui est en capacité de rendre effective la réglementation. D'où l'accroissement des pouvoirs des agents de contrôle et des sanctions administratives, notamment en cas de situation dangereuse pour les salariés.

Vous voyez, les objectifs de la réforme sont simples et sans arrière-pensée et ils sont présentés depuis de nombreux mois aux agents et à leurs syndicats. J'ajoute un dernier point : l'Inspection du travail est sans doute l'un des corps de la fonction publique pour lesquels les efforts de l'Etat ont été les plus substantiels ces dernières années.

François Stehly : Au coeur de ce projet de réforme de l'Inspection du travail, il y a l'idée selon laquelle les agents de contrôle travailleraient chacun dans leur coin. Dès lors, il serait difficile de faire respecter le droit du travail, non pas parce que les normes sont de plus en plus nombreuses ou que les effectifs sont insuffisants, mais parce que l'Inspection du travail souffrirait d'abord d'un déficit de management et de pilotage ! Pourtant, des actions collectives existent déjà, sous l'impulsion des agents de contrôle eux-mêmes. Je pense à l'action à France Télécom après les suicides, aux chantiers de Saint-Nazaire sur la fausse sous-traitance ou au travail dominical. Mais la DGT [direction générale du Travail, NDLR] voudrait qu'elles soient décidées par la hiérarchie haut perchée, bureaucrate et administrative. Par exemple, on préférera vérifier l'existence de plans d'action formels en matière d'égalité hommes/femmes plutôt que de répondre aux problématiques rencontrées sur le terrain.

En définitive, qu'il s'agisse de la réorganisation des services ou des nouveaux pouvoirs, le renforcement de la hiérarchie est le seul fil conducteur - oserais-je dire "la grosse ficelle" - de ce projet de réforme. Faut-il s'étonner, dès lors, qu'il n'ait obtenu l'adhésion d'aucune organisation syndicale et qu'il ait été rejeté par le Parlement ?

Les organisations syndicales parlent d'une "mise à mort de l'Inspection du travail". Michel Sapin n'a-t-il pas apporté des garanties suffisantes sur la question de l'indépendance des inspecteurs du travail ?

F. S. : La garantie d'indépendance de l'Inspection du travail, telle qu'elle résulte de la convention n° 81 de l'Organisation internationale du travail, revêt deux dimensions : autonomie et liberté. Autonomie d'action quant au choix des contrôles à mener. Liberté de décider des suites à donner aux constats effectués dans les entreprises.

L'autonomie d'action a été expressément reconnue par un amendement adopté à l'Assemblée nationale. Mais ne nous leurrons pas : la hiérarchie sera toujours tentée de la réduire. Et surtout, la nouvelle organisation [voir "Repères"] introduit de nombreux chevauchements de compétences. Que devient l'indépendance quand un inspecteur du travail, à l'issue de ses constats, est contredit par ses collègues spécialisés dans la lutte contre le travail illégal, par le groupe national de contrôle ou même par son propre responsable ? Sur ce point, silence du gouvernement lors des débats.

Repères

La réforme propose notamment de remplacer les actuelles sections de l'Inspection du travail par trois niveaux d'intervention : des unités de contrôle ; des unités régionales centrées sur la lutte contre le travail illégal ; enfin, un groupe national de contrôle, d'appui et de veille.

J.-D. C. : L'indépendance est garantie et, comme cela a été rappelé par le ministre lors des débats parlementaires, il n'y a nulle volonté de la remettre en cause, directement ou indirectement. C'est le sens de l'amendement parlementaire auquel vous faites allusion, voté par l'Assemblée nationale avec l'approbation du gouvernement. Mais si l'indépendance est une condition nécessaire, garantie par les textes, elle n'est pas suffisante. Ce n'est pas mettre en cause le travail et la volonté des agents que de vouloir réfléchir, par ailleurs, à une amélioration de l'organisation du service ou des pouvoirs. C'est seulement tirer les conséquences du fait que le monde du travail change et évolue. Enfin, je ne crois pas que la fixation de deux ou trois priorités, par exemple en matière de chutes de hauteur ou de chantier de désamiantage, relève d'une vision bureaucratique !

En quoi cette organisation sera-t-elle plus efficace, sachant que l'Assemblée nationale et le Conseil national de l'Inspection du travail (Cnit) ont soulevé un risque de chevauchement de compétences ?

J.-D. C. : Il n'y a nul empiétement. Concrètement, si l'inspecteur du travail de la section veut dresser un P-V [procès-verbal, NDLR], il le fera en toute indépendance, sans avoir à rechercher l'accord du niveau régional ou national. Quant à l'utilité de ces niveaux, on peut prendre l'exemple de certaines formes, très organisées au niveau international, de fraudes à la prestation de services. Prévoir que, pour détecter et sanctionner ces fraudes, l'inspecteur du travail de section ne soit pas seul et qu'il existe un réseau d'appui au sein de la direction régionale ou au niveau national, cela revient à lui donner davantage de pouvoir.

F. S. : Inversement, si l'inspecteur du travail de la section ne veut pas dresser de P-V, il ne pourra pas empêcher ses collègues spécialisés de le faire ! L'atteinte à l'indépendance est bien réelle.

La DGT affirme que la mise en place d'unités de contrôle regroupant de huit à douze agents renforcera le collectif de travail. Sauf que, avec l'organisation que vous prévoyez, les agents de contrôle seront isolés dans un dialogue singulier avec un responsable chargé de piloter leurs actions. Soyons clairs : le responsable d'une unité de contrôle sera là pour imposer la politique du travail arrêtée par le ministre. Or les sollicitations des usagers portent sur d'autres thématiques. Le respect des salaires minimums, les heures supplémentaires, le harcèlement... Prétendre renforcer le travail collectif de cette façon est une ineptie. En revanche, ce qui est sûr, c'est que nous allons générer un accroissement des risques psychosociaux. En particulier chez les agents les plus investis dans leurs missions. D'autant que la mise en place de la nouvelle organisation amputerait l'Inspection du travail généraliste d'au moins 10 % de ses effectifs.

Quant au travail illégal, il faut rappeler que des services spécialisés en la matière existent depuis longtemps. Enfin, la mise en place d'un réseau d'appui n'implique ni relation hiérarchique ni chevauchement de compétences.

Le projet de loi prévoit de renforcer les sanctions administratives dans la panoplie des mesures coercitives à l'égard des entreprises et introduit les procédures de l'ordonnance pénale et de la transaction pénale. Ces dispositions sont-elles de nature à renforcer l'effectivité du droit ? Vont-elles aider les agents dans leurs pratiques professionnelles ?

F. S. : Compte tenu des lenteurs de la justice pénale et du faible taux de poursuites, le recours à des modes alternatifs de sanction peut sembler une bonne idée. A condition de ne pas créer de nouveaux problèmes ! Le ministère a malheureusement choisi de confier la négociation des transactions pénales et le prononcé des sanctions administratives aux directeurs régionaux. Soit à des fonctionnaires qui dépendent directement de l'autorité du préfet et du ministre et dont une des missions essentielles est de mettre en oeuvre les politiques d'aide à l'emploi. Comment ne pas voir la contradiction ? Personne ne peut croire un instant que le directeur régional va sanctionner une entreprise pilote en matière de contrats de génération ou d'insertion de travailleurs handicapés !

Circonstance aggravante : les décisions judiciaires peuvent toujours être frappées d'appel par le parquet, mais seul l'employeur pourra contester une sanction administrative ! L'unique solution acceptable serait de confier les sanctions administratives à une autorité indépendante et de subordonner la transaction pénale à l'avis conforme de l'agent de contrôle lui-même.

J.-D. C. : A ce jour, le nombre de procédures pénales est très faible, de l'ordre de trois P-V en moyenne par an et par agent. Cela fait des décennies que l'Inspection critique la lenteur et la faiblesse des sanctions pénales prononcées à la suite de ces P-V. A l'instar de la plupart des autres pays européens, il s'agit non d'imposer de nouvelles procédures, mais d'élargir la panoplie des pouvoirs dont disposent les agents de contrôle. Désormais, ils auront le choix entre une procédure judiciaire et une procédure visant à une sanction administrative. L'inspecteur du travail est au centre de ce choix et il l'exerce en toute indépendance. Par ailleurs, le champ des arrêts d'activité est étendu pour assurer une meilleure protection des salariés en cas de risque pour leur santé et leur sécurité. Comme je l'ai souvent indiqué, la réforme ne retranche rien, surtout en termes d'indépendance : elle ajoute des pouvoirs.

Passage en force 

Un nouvel épisode est venu se rajouter à ce qui devient un conflit ouvert entre le ministre du Travail et les inspecteurs du travail. Après que le Sénat puis la commission mixte paritaire ont rejeté l'article 20 portant la réforme de l'Inspection du travail dans le cadre de la loi sur la formation professionnelle, Michel Sapin a décidé de passer par décret la modification de l'organisation des services. Ce dernier est paru au Journal officiel le 21 mars. La question de l'augmentation des pouvoirs des agents, qui, elle, nécessite une loi, serait soumise au Parlement le plus tôt possible.

En conclusion, je voudrais dire une chose que les lecteurs de Santé & Travail comprendront peut-être mieux que d'autres. L'indépendance de l'Inspection du travail, garantie au sens de la convention n° 81, n'est pas une finalité en soi, mais un moyen reconnu et non contesté d'assurer l'effectivité de la norme. La question n'est pas de créer une nouvelle autorité indépendante, mais d'avoir une organisation de l'Inspection à la hauteur des enjeux du monde du travail et des missions fondamentales de l'Inspection du travail. Curieusement, on parle plus de hiérarchie que des missions de l'Inspection dans les débats qui entourent la réforme.