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Emplois low cost : quelles protections ?

par Stéphane Vincent / juillet 2016

Le vent de la déréglementation n'a pas fini de souffler sur le marché du travail. Des CDI de 60 heures par mois aux CDD d'usage, en passant par les nouveaux statuts de travailleur indépendant, tels que l'autoentrepreneuriat, de plus en plus d'actifs sont aujourd'hui confrontés à des conditions d'emploi précaires. Situées aux marges du salariat classique hérité des Trente Glorieuses, ces nouvelles formes d'emploi prétendent rendre le marché du travail plus flexible et constituer un remède au chômage de masse. Outre qu'elles assurent rarement à ceux qui les occupent un revenu suffisant pour vivre, elles s'affranchissent en général du financement de la protection sociale et rendent inopérants les droits construits au fil du temps pour garantir aux travailleurs la préservation de leur santé et de leur sécurité. Or les métiers concernés riment souvent avec pénibilité du travail et risques professionnels. Quid des effets à long terme en matière de santé pour les actifs concernés, de leur maintien dans leur activité ? Et des coûts induits, que la société devra prendre en charge ? Il devient urgent de se poser ces questions.

De l'autoentrepreneuriat à l'autoexploitation ?

par Sarah Abdelnour sociologue / juillet 2016

De plus en plus nombreux, les autoentrepreneurs doivent adopter des rythmes de travail exigeants pour pouvoir gagner leur vie, sans forcément bénéficier de protections face aux risques. Un enjeu de santé que leur statut tend à rendre invisible.

En 2009 est apparue en France une nouvelle population de travailleurs : les autoentrepreneurs. Ils sont aujourd'hui plus de 1 million. Et avec le développement actuel de l'économie dite "collaborative", selon le modèle Uber, ou celui des services en ligne - se faire livrer un repas ou encore commander un chef à domicile -, il est raisonnable de penser que le phénomène va encore prendre de l'ampleur. L'essor de l'autoentrepreneuriat est souvent pensé comme le signe, désiré ou redouté, de la fin du salariat tel qu'on le connaissait depuis plusieurs décennies. Ce nouveau régime simplifié de création d'entreprise a en effet transformé en chefs de micro-entreprises des étudiants, des salariés, des chômeurs ou encore des retraités. Mais dans quelles conditions vivent et travaillent-ils ? Et quelles fragilités peuvent résulter de ce passage à l'indépendance, notamment en matière de protection sociale ?

Les autoentrepreneurs forment une population fortement hétérogène, en termes d'âge, de qualification, de secteur d'activité et de statut. On en retrouve ainsi dans les services aux personnes (13 % des autoentrepreneurs) ou aux entreprises (23 %), mais aussi dans le commerce (22 %) ou la construction (16 %). Ce statut est surtout adopté par des personnes en marge de l'emploi stable : un tiers sont des chômeurs, 11 % des inactifs et 7 % des retraités. Globalement, les autoentrepreneurs dégagent de faibles revenus de leur activité. Pour 90 % d'entre eux, celle-ci génère un revenu inférieur au Smic au bout de trois ans, comme l'indique l'Insee

Fausse indépendance

Reste à faire la part entre ceux qui cumulent différents revenus et ceux qui n'ont que leur auto-entreprise, les autoentrepreneurs à titre principal. Ces derniers sont les plus fragiles car n'ayant aucun revenu complémentaire, si ce n'est d'éventuelles aides sociales. Parmi eux, on retrouve notamment des jeunes qui tentent de s'insérer sur le marché du travail par la petite porte de l'indépendance. Il s'agit souvent d'une fausse indépendance, leur situation étant fréquemment proche d'un salariat déguisé.

C'est le cas par exemple de Carole, Jérôme et Jessica, trois amis âgés de 26 ans ayant suivi le même BTS de "décorateur étalagiste visual merchandiser". Bien qu'ils soient autoentrepreneurs, leurs modalités de travail sont encadrées par un client unique, qui leur fournit leurs instruments de travail, fixe la rémunération et détermine la manière dont les missions doivent être menées. Concrètement, leur travail consiste à proposer aux pharmacies l'installation de publicités pour le compte de leur entreprise "cliente", qui passe elle-même des contrats avec des laboratoires pharmaceutiques. Ils récupèrent le matériel publicitaire dans un entrepôt de la région parisienne et ont un secteur à couvrir. Ils sont rémunérés à la mission, à un tarif d'environ 20 euros, sachant que chaque mission doit être négociée avec les pharmacies, qui n'acceptent pas nécessairement leur intervention.

Ces jeunes autoentrepreneurs travaillent tous les trois à temps plein, pour le même donneur d'ordres. S'ils ont parfois augmenté leurs revenus par rapport à leur précédent emploi salarié, cette hausse se fait au prix d'une extension conséquente du volume horaire de travail. Les enquêtés évoquent une présence sur leur secteur d'environ 9 heures par jour, auxquelles il faut rajouter les temps de transport. "Je pars à 7 heures, je rentre à 7 heures", précise Jérôme. Tous trois ont mentionné ne pas s'octroyer de pause au déjeuner. Ce rythme ne semble alors gérable que dans la mesure où ces autoentrepreneurs sont jeunes, en bonne santé et sans enfants.

De ce point de vue, la situation des autoentrepreneurs illustre un constat plus général issu des études menées sur les indépendants. Confrontés à des horaires lourds et atypiques, soumis à des tensions avec leurs clients, les autoentrepreneurs ne bénéficient pas de meilleures conditions de travail que les salariés. Mais, en tant qu'indépendants, ils éprouvent un sentiment d'autonomie concernant la façon dont ils organisent leur travail. Les horaires, même lourds, sont mieux vécus quand ils sont envisagés comme résultant d'un arbitrage personnel, ou quand ils sont corrélés à une hausse des revenus. Derrière cette satisfaction relative, il y a néanmoins une détérioration des conditions de travail et une emprise plus grande du travail. Comme le résume Jérôme, "si on ne s'autodiscipline pas, on va droit dans le mur". Apparaît alors le spectre de ce qui pourrait ressembler à de l'autoexploitation. Et ce d'autant plus que les autoentrepreneurs affichent une vraie fierté à se débrouiller seuls et cherchent souvent à fuir le statut de chômeur ainsi que la figure stigmatisée de l'assisté qui l'accompagne.

Podologue et agent de sécurité

En regard de ce mode de travail extensif, les autoentrepreneurs ne bénéficient que d'une protection sociale réduite. Ils ne disposent pas de l'assurance chômage et ne sont couverts que par le régime social des indépendants (RSI), lequel, par exemple, ne leur verse d'indemnités journalières qu'après un an de cotisations. Pour faire face à cette fragilité, certains maintiennent une activité salariée complémentaire. C'est le cas de Blaise, 26 ans, titulaire d'un diplôme de podologie, qui fabrique des semelles pour un podologue en tant qu'autoentrepreneur. Blaise cumule son travail en cabinet de podologie avec un emploi salarié comme agent de sécurité, en CDI et à temps partiel. Il a commencé cet emploi pendant ses études, travaillant d'abord 63 heures par mois, avant de descendre à 48 heures. Lorsqu'on lui demande s'il compte quitter cet emploi, maintenant qu'il s'est lancé dans la podologie, il répond franchement : "Non, parce que j'ai des congés payés, j'ai la Sécurité sociale, tout un tas de trucs que je n'aurais pas si je n'étais pas salarié."

Du fait de leur statut, les atteintes à la santé dont sont victimes les autoentrepreneurs dans le cadre de leur activité sont aussi largement rendues invisibles. Ils ne peuvent déclarer d'accident ou de maladie professionnelle. Quant aux arrêts maladie, ils représentent un manque à gagner qui constitue souvent un problème insurmontable, même pour ceux qui perçoivent des indemnités journalières. Du chauffeur de VTC au livreur à vélo, en passant par les travailleurs du bâtiment, les autoentrepreneurs exercent pourtant des activités qui les exposent à des risques. Ne reporte-t-on pas sur eux la prise en charge de ces risques ? Prenons le cas des livreurs à vélo, activité particulièrement dangereuse exercée par des travailleurs fragiles et mal assurés. En cas d'accident, s'ils se blessent, ces derniers ne sont pas couverts s'ils sont inscrits depuis moins d'un an. Et s'ils abîment en outre leur outil de travail, ils perdent également leur source de revenu. Les réflexions actuelles autour du Code du travail devraient donc impérativement inclure ces nouveaux "indépendants", aux allures de prolétaires 2.0.