Le machinisme agricole défriche le champ "pénibilité"

par Rozenn Le Saint / juillet 2015

Dès la réforme de 2010 reculant l'âge de la retraite, le secteur du machinisme agricole a voulu mieux préserver la santé de ses salariés. D'où la création de fiches métiers préfigurant le compte pénibilité et menant à des mesures préventives.

Nombre d'entreprises n'en finissent pas de pester contre le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) (voir "Repères"). Celles du machinisme agricole, elles, n'ont pas attendu la création du dispositif pour agir sur ce thème. Dès la réforme des retraites de 2010, le secteur, qui regroupe les sociétés de commerce et de maintenance d'agroéquipements, a développé un référentiel pénibilité avec les organisations syndicales. Et pour cause : comme l'explique Anne Fradier, secrétaire générale du Syndicat national des entreprises de services et distribution du machinisme agricole (Sedima), chargée du projet, "les chefs d'entreprise rencontrent des difficultés de recrutement dans le domaine technique et commercial. C'est dans leur intérêt de veiller à ce que leurs salariés demeurent en bonne santé et de prendre en compte les conséquences liées à l'allongement de la durée de vie au travail". Dans cette filière, l'effectif médian tourne autour de 30 salariés et seulement deux entreprises en comptent plus de 500. Or, si les grandes sociétés peuvent être rodées en matière de risques professionnels, tel n'est pas forcément le cas des plus petites, pour lesquelles le rôle de la branche s'avère primordial.

"Travailler sur un constat partagé"

"Quand nous avons évoqué la pénibilité en 2010, se souvient Anne Fradier, nous nous sommes rendu compte que, selon les chefs d'entreprise, il y en avait très peu, tandis que, selon les syndicats, il y en avait beaucoup. Nous nous sommes donc mis d'accord pour travailler sur un constat partagé, en faisant appel à un partenaire extérieur. Nous avons rapidement su qu'il fallait un outil de référence neutre si nous voulions éviter les conflits."

Repères

Le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), créé par la loi du 20 janvier 2014 sur les retraites, permet de cumuler des points "pénibilité" et de les utiliser pour une formation/reconversion, un passage à temps partiel ou un départ anticipé en retraite. Quatre facteurs de pénibilité doivent être évalués depuis le 1er janvier dernier : le travail en milieu hyperbare, de nuit, posté, répétitif. Six autres devront l'être à compter du 1er juillet 2016 : les manutentions de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques, les agents chimiques dangereux, les températures extrêmes, le bruit.

Le Sedima et les cinq organisations syndicales représentatives ont alors sollicité deux structures : d'une part, Primavita, société spécialisée dans l'accompagnement des entreprises dans la gestion des âges et la prévention en santé au travail ; d'autre part, Didacthem, un cabinet de consultants spécialisé dans l'évaluation et la prévention des risques professionnels et concepteur d'un outil de diagnostic pénibilité. "Il n'y a pas besoin de se poster derrière chaque salarié pour prendre des mesures, affirme Bernard Cottet, directeur général de Didacthem. Il suffit de construire une fiche générique par poste, par tâche ou par groupe d'exposition homogène, puis de l'adapter en fonction des entreprises." Une équipe a évalué les conditions de travail dans douze structures de toutes tailles, représentatives de l'ensemble des entreprises, afin d'élaborer des fiches métiers. Les outils informatiques d'évaluation de la pénibilité ont été programmés avec des seuils définis à partir des normes Afnor et des données de l'Institut national de recherche et de sécurité. Pour convertir ces outils aux seuils officiels fixés depuis par les décrets d'application du compte pénibilité, "le travail est en cours", indique simplement Bernard Cottet.

Fonctionnant par métiers, le système mis en place par la branche ne répondait pas jusqu'à présent aux règles d'application du C3P, qui imposent un suivi individuel des expositions. Un suivi "trop lourd pour une PME", selon Anne Fradier, appelant de ses voeux "un système plus simple". Souhait désormais exaucé : reprenant les préconisations du rapport qui lui était remis par le député socialiste Christophe Sirugue, Gérard Huot, chef d'entreprise, et Michel de Virville, conseiller-maître à la Cour des comptes, le Premier ministre, Manuel Valls, a annoncé le 26 mai que "pour évaluer l'exposition de ses salariés, l'employeur pourra se contenter d'appliquer le référentiel de sa branche qui identifiera quels postes, quels métiers ou quelles situations de travail sont exposés aux facteurs de pénibilité. Il n'aura plus de mesures individuelles à accomplir" (lire article page 12)

Les limites du référentiel

Pour autant, des interrogations restent en suspens. A la tête d'une société distributrice de matériels pour l'élevage en Mayenne, Raphaël Lucchesi, président du Sedima, pointe les limites du référentiel : "Pour une même fonction, la façon de travailler diffère d'un salarié à l'autre, tout comme le type de clients. Ainsi, un technicien SAV qui vend à de gros clients des produits d'hygiène par bidons de 60 kg est davantage exposé au port de charges lourdes que celui dont la clientèle n'achète que des bidons de 24 kg." Pour réduire l'impact de ce facteur de pénibilité, Raphaël Lucchesi s'est équipé de véhicules dotés de deux portes latérales, ce qui permet de limiter les opérations de portage. Une façon de mettre en pratique la formation prévention de la pénibilité qu'il a suivie, ainsi qu'une soixantaine de chefs d'entreprise, dans le cadre du Sedima.

Même constat de disparité du côté de Vincent Bottazzi, secrétaire national de la fédération métallurgie CFDT, à laquelle est rattaché le machinisme agricole : "Les contraintes physiques sont différentes selon que les salariés ont affaire à une tondeuse à gazon ou à une moissonneuse-batteuse." Des activités aussi hétéroclites que la location de matériels pour travaux publics, l'entretien de petits appareillages ou la maintenance de gros matériels relèvent toutes, en effet, de la branche. Mais malgré cette diversité, souligne Pascal Cambresy, responsable qualité-hygiène-environnement de la branche, "80 % des situations de travail ont pu être évaluées via les fiches métiers. Pour le reste, il a fallu procéder à un examen au cas par cas, c'était plus laborieux". Parmi les reproches entendus à l'encontre du C3P : la difficulté à prendre en compte la polyvalence. Une difficulté toute relative avec le référentiel mis en place, puisque l'exposition est évaluée au prorata du temps passé dans chaque activité. "Pour les chauffeurs-mécaniciens ou chauffeurs-livreurs, l'expert extérieur a croisé la pénibilité des deux métiers", illustre Anne Fradier.

Code couleur

Un système de code couleur signale le niveau d'exposition : vert quand le seuil n'est pas dépassé ; orange quand il est sur le point de l'être ; rouge quand il est franchi. Le code orange permet de prévenir les risques, même si les limites d'exposition ne sont pas atteintes. Ce qui va au-delà des décrets pénibilité, critiqués pour être centrés sur la réparation plutôt que d'insister sur la prévention. L'entreprise de 22 salariés de Raphaël Lucchesi fait partie de celles auditées. "Le diagnostic a établi que mes techniciens pouvaient être exposés à des niveaux de bruit importants, je n'imaginais pas à quel point, témoigne le concessionnaire. Ils portaient déjà des casques ou des bouchons, on leur en a donné des plus performants." Quant aux réparateurs d'engins, exposés à des postures pénibles, des genouillères et des planches à roulettes ont été mises à leur disposition.

Sur le terrain, la CFDT défend le dispositif C3P lors des journées "santé et travail". "Nous avons souhaité faire appel à Didacthem pour montrer que le compte pénibilité pouvait bien fonctionner", précise Vincent Bottazzi. Il faut dire que la méthode d'emblée privilégiée, par métiers et non individuelle, facilite largement sa mise en place.