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La santé au travail, nouvel enjeu de société

par Stéphane Vincent / octobre 2011

En 1991, l'amiante était encore une menace diffuse, dénoncée par certains cercles militants, mais largement occultée par celle du chômage. Il y a vingt ans, la souffrance psychique, les troubles musculo-squelettiques, les effets du vieillissement au travail étaient encore des sujets d'étude ou de discussion entre experts. Que de chemin parcouru depuis ! Le scandale lié aux dizaines de milliers de cancers professionnels de l'amiante et ses suites judiciaires ont changé la donne. La santé au travail est devenue une affaire d'Etat, et sa préservation un nouveau principe juridique placé au-dessus de la liberté d'entreprise. Les effets des mutations économiques de ces vingt dernières années sur le travail et la santé - des suicides à la pénibilité, en passant par l'intensification - et leur prévention sont aussi au coeur du débat public aujourd'hui. Avec une certitude : il est non seulement nécessaire mais aussi possible de transformer le travail, afin d'en faire un vecteur de santé et non de maladie.

Le nouveau visage, plus tendu, du travail

par Thomas Coutrot chef du département des Conditions de travail et de santé à la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail / octobre 2011

Depuis trente ans, plusieurs enquêtes statistiques suivent l'évolution des conditions de travail en France. Elles témoignent notamment d'une intensification importante du travail, avec des marges de manoeuvre plus réduites pour les salariés.

Au cours des dernières décennies, l'intensité du débat social sur les conditions de travail a connu deux pics, en dehors de l'affaire de l'amiante : le premier au début des années 1970, avec les grèves d'ouvriers spécialisés, et le second dans les années 2000, avec la question de la souffrance au travail. C'est à la fin du premier pic, avec la première enquête nationale sur les conditions de travail en 1978, qu'a commencé la construction d'une riche palette d'outils d'observation statistique des conditions de travail (voir " Repères "). Plus de trente ans après, tout en gardant à l'esprit que les enquêtes statistiques ne disent pas " la " vérité mais " une " vérité sur les conditions de travail, comment résumer les évolutions enregistrées par ces instruments ?

Repères

L'enquête Conditions de travail est réalisée tous les sept ans depuis 1978 par l'Insee pour la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail. Sa dernière édition date de 2005. Quelque 20 000 travailleurs de tous les secteurs d'activité y participent.

L'enquête Emploi est conduite chaque année par l'Insee auprès d'environ 36 000 actifs occupés et fournit des informations sur le temps et les horaires de travail pour tous les secteurs.

L'enquête Surveillance médicale des risques (Sumer) a été menée par des médecins du travail pour le ministère du Travail en 1994, 2002-2003 et 2009-2010, auprès d'environ 50 000 travailleurs. Elle porte sur les risques professionnels des salariés du privé et d'une partie de la fonction publique.

L'enquête Changement organisationnel et informatisation (COI) a été effectuée sous l'égide du Centre d'études de l'emploi en 1997 et 2006 auprès d'entreprises du privé (et du public en 2006) et de leurs salariés, pour décrire les innovations technico-organisationnelles et leurs impacts sur les salariés.

Essor des horaires atypiques

Le premier constat concerne la durée du travail. La tendance séculaire à la réduction du temps de travail s'était accélérée dans les années 1980-1990, avec les lois sur la retraite à 60 ans et sur les 35 heures. Mais les années 2000 ont marqué une inversion de cette tendance. Avec la remise en cause des lois Aubry, la durée hebdomadaire travaillée est passée de 38,8 heures à 39,4 heures entre 2003 et 2009 pour les salariés à temps plein. Et les réformes des retraites de 2003 et de 2010 vont augmenter la durée du travail sur la vie entière.

Dans le même temps, les horaires atypiques se sont développés. En 2009, 15,2 % des salariés (21,4 % des hommes et 9 % des femmes), soit 3,5 millions de personnes, travaillaient la nuit habituellement ou occasionnellement. C'est un million de salariés de plus qu'en 1991, l'augmentation étant particulièrement forte pour les femmes et dans les secteurs industriels. Les salariés travaillent aussi de plus en plus souvent le dimanche (28 % d'entre eux en 2009, contre 21 % en 1990). En 2009, 6,3 millions de salariés travaillaient le dimanche, dont 2,8 millions de façon habituelle.

Concernant les pénibilités physiques au travail, celles-ci ne se réduisent que très lentement, voire pas du tout pour certaines, contrairement à ce que peut laisser croire le discours dominant sur l'âge postindustriel. Ainsi, en 2005, plus de la moitié des salariés signalaient toujours devoir " rester longtemps debout " dans leur travail, et un sur trois déclarait travailler dans une posture " pénible ou fatigante à la longue ". Le travail répétitif demeure présent : en 2005, une ouvrière sur quatre travaillait à la chaîne, davantage que quinze ans auparavant. Idem pour l'exposition au bruit, puisque 18 % des salariés devaient supporter plus de 85 décibels en 2003, soit 5 points de plus qu'en 1994. Si, avec la polyvalence, la durée hebdomadaire d'exposition à ces pénibilités tend plutôt à diminuer, l'allongement de la durée de vie au travail joue en sens contraire. En outre, avec l'informatique, une nouvelle pénibilité physique s'est fortement développée : en 2003, 22 % des salariés travaillaient sur écran plus de 20 heures par semaine, deux fois plus qu'en 1994.

Vague d'innovations organisationnelles

Mais les changements les plus profonds ont concerné l'organisation du travail. Suite à la vague d'innovations imposées entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, le travail a énormément changé. Les salariés ont été mis sous tension par de multiples dispositifs : fixation d'objectifs individuels, contrôle des performances renforcé par des systèmes informatiques ou par la hiérarchie de proximité, juste-à-temps, pression directe du client, renforcement des procédures, précarisation des contrats de travail, sous-traitance, filialisation...

On a alors observé une forte hausse de l'intensité du travail. Les salariés qui ne peuvent interrompre leur travail hors des pauses officielles sont passés de 28 % à 40 % entre 1991 et 2005. De plus en plus nombreux sont ceux qui doivent " souvent interrompre leur tâche pour une autre non prévue " (48 % en 1991, 59 % en 2005) ou ceux qui ont " un rythme de travail déterminé par une demande extérieure à satisfaire immédiatement " (35 % en 1984, 57 % en 2005).

A partir du début des années 2000, cependant, l'intensité du travail semble avoir atteint un palier. Les innovations organisationnelles tendent à devenir moins frénétiques et les systèmes de travail deviennent moins chaotiques et imprévisibles. Ainsi, les interruptions imprévues sont moins souvent considérées par les salariés comme perturbant leur travail. Ils n'étaient que 40 % à les trouver perturbantes en 2005, contre 48 % en 1998. De même, 48 % des salariés disaient en 2005 devoir " se dépêcher dans leur travail ", contre 52 % en 1998.

Cette médaille a un revers. La grande vague de changements organisationnels avait amené les managers à laisser davantage de marges de manoeuvre opérationnelles aux salariés, à condition que les objectifs soient remplis. Mais la stabilisation des systèmes de travail - voire l'introduction d'une nouvelle vague de rationalisation sous l'étiquette du lean management - s'est traduite par une réduction de l'autonomie. Ainsi, 51 % des salariés disaient en 2005 pouvoir régler personnellement la plupart des incidents dans leur travail, en recul par rapport à 1998 (55 %).

Ce recul des marges de manoeuvre concerne surtout les salariés les plus qualifiés : la proportion de cadres qui peuvent régler personnellement les incidents a chuté de 10 points - de 80 % à 70 % - entre 1991 et 2005, la baisse n'étant que de 4 points pour l'ensemble des salariés. De même, les cadres sont de moins en moins nombreux à pouvoir faire varier les délais (51 % le pouvaient en 1991, contre 49 % en 2005), au contraire des ouvriers non qualifiés (passant de 23 % à 28 %). Cette normalisation du travail des cadres est aussi observée par les sociologues.

Toujours de l'entraide

Enfin, à l'inverse de certains travaux de terrain, les enquêtes statistiques ne montrent pas de déclin des solidarités au sein des collectifs de travail. Ainsi, 72 % des salariés en 1998 et 74 % en 2005 déclaraient pouvoir se faire aider en cas de problème dans leur travail. En 2003, 91 % disaient de leurs collègues qu'ils étaient amicaux et 86 % que ces derniers les aidaient à mener leurs tâches à bien. Le soutien social au travail ne semble donc pas s'amenuiser. Pourtant, les situations de violence morale au travail sont assez fréquentes : 17,5 % des salariés ont vécu en 2003 sur leur lieu de travail un comportement méprisant, un déni de la qualité de leur travail ou une atteinte dégradante.

Si l'intensification a atteint un palier et que les solidarités de proximité semblent résister, comment expliquer l'augmentation récente des manifestations de souffrance au travail ? Probablement par une usure des salariés après une séquence de quinze ou vingt ans de travail intensifié, conclue par un recul de l'autonomie au travail. Mais peut-être aussi par un sentiment de perte de sens du travail, sous l'impact de nouveaux modes de gestion focalisés sur des indicateurs de performance quantifiés parfois étrangers aux cultures professionnelles ou à l'éthique personnelle des salariés. Des dimensions que la statistique appréhende mal pour l'instant, et sur lesquelles des avancées seront nécessaires.