Le travail posté nuit gravement à la santé

par Isabelle Mahiou / juillet 2016

Dans un avis présenté le 21 juin, l'Agence de sécurité sanitaire dresse un sombre tableau des effets du travail de nuit sur la santé. Elle recommande de le circonscrire au strict nécessaire, à l'heure où il ne cesse de se développer.

Travailler de nuit tue !" Verra-t-on un jour cet avertissement au bas des feuilles de paye des salariés postés, à l'instar des messages de prévention sur les paquets de cigarettes ? Sans doute pas. Pourtant, les constatations de l'Agence de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), dans son avis sur les risques sanitaires liés au travail de nuit présenté le 21 juin, sont inquiétantes.

Quatre cents pages de rapport, près de vingt participants au groupe de travail constitué par l'agence, des centaines de publications épluchées et pesées durant plus de trois ans... L'Anses s'est appuyée sur du solide pour rendre ses recommandations et répondre à la saisine effectuée par la CFTC en 2011. "On sait depuis longtemps que le travail de nuit a des impacts négatifs sur la santé, rappelle Claude Gronfier, chronobiologiste et président du groupe de travail. Dans ce rapport, un niveau de preuve a été attribué à chacun des effets sanitaires évalués ; pour certains, il est très élevé." Une démarche particulièrement précautionneuse, qui repose sur une vaste analyse critique des données publiées dans la littérature scientifique.

Source avérée de troubles du sommeil

Très attendue sur la cancérogénicité de ce type d'organisation horaire, l'Anses confirme les conclusions du Centre international de recherche sur le cancer (Circ), qui, en 2007, avaient fait grand bruit en la considérant comme "probable". "Les éléments de preuve sont renforcés, avec des évidences plus nombreuses pour le cancer du sein, parce qu'il a été davantage étudié", précise Claude Gronfier. L'évaluation repose sur des données épidémiologiques récentes et plus abondantes que dans l'étude du Circ. Etudes expérimentales et biologiques à l'appui, l'Anses conclut globalement à un effet cancérogène probable. Même si, pour les cancers autres que celui du sein (prostate, ovaire, pancréas...), les apports de l'épidémiologie ne permettent pas de trancher.

"Amoindrir les effets des décalages physiologiques et sociaux"
Béatrice Barthe maîtresse de conférences en ergonomie (université Toulouse-Jean-Jaurès)

"Comme le montre l'évaluation des risques sanitaires, le travail de nuit pèse sur la santé. Mais de nombreux facteurs amplifient ou réduisent ses effets : c'est ce que nous avons appelé des "modulateurs". Le contexte de travail, tout d'abord. Les situations sont différentes la nuit : moins d'effectifs, moins de hiérarchie, services support absents... Cela favorise la prise de responsabilité, qui peut être aussi bien valorisante que pathogène. Ensuite, la nature du travail : les salariés en poste de nuit cumulent souvent d'autres contraintes horaires, tels que les horaires alternants, irréguliers, longs, mais aussi d'autres pénibilités, elles aussi facteurs de risque pour la santé. Enfin, les régulations mises en place par les salariés pour réaliser les tâches et tenir, par exemple les collaborations, qui sont une ressource pour maintenir la vigilance : échanges pour se tenir éveillé, tâches en binôme, prises de repos alternées... En termes de prévention, il existe tout un panel de pratiques. Elles visent à amoindrir les effets des décalages physiologiques, sociaux et familiaux induits par ces horaires et à prendre en compte les spécificités du travail. Les études montrent le bien-fondé de certaines d'entre elles."

Indiscutablement, s'agissant des troubles du sommeil, l'effet est "avéré". "Comptetenu des découvertes récentes sur le rôle du sommeil dans la régulation métabolique - l'immunité et l'humeur notamment -, il faut attacher beaucoup d'importance à ce résultat", indique Claude Gronfier. Les horaires de nuit imposent une réorganisation des rythmes biologiques. Le nouveau cycle activité-repos/veille-sommeil est en décalage avec les rythmes circadiens calés sur un horaire de jour. La qualité et la quantité de sommeil en pâtissent. Et la réduction du temps de sommeil est directement associée à certaines pathologies. A court terme, les performances cognitives sont aussi altérées (effet probable).

"Limiter le recours au travail de nuit"
Gérard Lasfargues professeur en médecine du travail, directeur général adjoint scientifique de l'Anses

"Cette expertise de l'Anses est novatrice, car elle porte sur un risque de nature plutôt organisationnelle. Elle a réuni un groupe de travail intégrant des chercheurs en sciences humaines et sociales. C'était indispensable pour aborder les réalités du travail et les effets sur la vie sociale et familiale. Et pour comprendre comment les risques peuvent être modulés par les conditions de travail. Le rapport analyse des pratiques de prévention en termes de systèmes horaires a priori favorables pour les rythmes biologiques et qui sont à même de nourrir la discussion dans les instances appropriées. L'Anses propose des pistes susceptibles de minimiser les effets délétères du travail de nuit. Elle met aussi en avant l'action sur le contenu du travail, et celle sur les parcours professionnels. Mais la première chose est, conformément à la réglementation, de limiter le recours au travail de nuit aux situations d'utilité sociale ou de nécessité de continuité de l'activité économique, en sachant que cette dernière notion n'est pas définie et que l'absence de données sur le coût social du travail de nuit rend très difficile l'évaluation des impacts sanitaires et du rapport coûts/bénéfices de ces situations."

Autre grand domaine exploré, celui des troubles du métabolisme. L'effet du travail de nuit est avéré sur la survenue du syndrome métabolique1 . Sur l'obésité et le surpoids, il est probable. De même que sur le diabète de type 2, avec une relation dose-réponse : plus la durée du travail posté incluant la nuit est importante, plus le risque est élevé. L'effet sur les maladies coronariennes est également probable, dans la mesure où le travail de nuit est "associé à l'augmentation de prévalence de la plupart des facteurs de risque cardiovasculaire connus (lipides, poids, hypertension artérielle, tabagisme)", notent les rapporteurs.

Repères

Plus de 15 % des salariés (21,5 % des hommes et 9,3 % des femmes), soit 3,5 millions de personnes, travaillent de nuit de façon habituelle ou occasionnelle, selon l'enquête nationale Conditions de travail de 2013 (ministère du Travail). La tendance est à la progression de ces chiffres, l'augmentation étant particulièrement forte chez les femmes. C'est dans le tertiaire que ce type d'horaires est le plus répandu : il concerne 30 % des salariés dans la fonction publique et 42 % dans les entreprises privées de services.

La santé psychique n'est pas épargnée. Les nouvelles études analysées permettent de conclure à un effet probable : "Le travail de nuit semble augmenter les facteurs de risques psychosociaux et/ou les troubles du sommeil, qui à leur tour augmenteraient les risques de troubles mentaux."

Baisse de la vigilance

Au-delà des aspects sanitaires, l'expertise se penche sur l'accidentologie et en déduit que "la fréquence et la gravité des accidents survenant lors du travail incluant la nuit sont généralement augmentées". En cause, somnolence et dette de sommeil qui entraînent une baisse de la vigilance. Mais les facteurs organisationnels, environnementaux et managériaux influent aussi sur les caractéristiques comportementales et physiologiques. Sont pointés la durée des postes, le nombre de nuits successives, les heures supplémentaires... D'où la nécessité, pour la prévention, de s'attacher à une analyse ergonomique des situations de travail. Cette thématique du travail fait précisément l'objet d'un chapitre dans le rapport de l'Anses. Comment ses caractéristiques, notamment sa nature et sa pénibilité, se combinent-elles avec les effets du travail de nuit ? Les données analysées "incitent à ne pas faire abstraction des effets propres des exigences des tâches et de leurs conditions d'exécution", est-il écrit. Les répercussions du travail de nuit sur la vie familiale et sociale ont également un traitement spécifique. Les conséquences biologiques se cumulent avec celles résultant d'arbitrages complexes entre les sphères privée et professionnelle. Un temps limité de rencontre et de partage peut altérer les relations familiales et, par ricochet, affecter la santé psychique.

"Il est très difficile de chiffrer le coût social"
Denis Bérard psychosociologue, chargé de mission à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) jusqu'en 2015

"On peut distinguer deux types de postes en horaire de nuit : ceux qui sont imposés par la nécessité de continuité de certains services, typiquement l'hôpital ou la police, et ceux qui répondent à une exigence de rentabilité, en particulier dans les secteurs industriels à forte intensité en capital. Dans ce dernier cas, le travail de nuit n'est pas, au sens strict, nécessaire. Les salariés ont des compensations en termes de primes, mais l'essentiel des gains va à l'entreprise. Or, quel est le gain économique d'une organisation fonctionnant en deux équipes, jour et nuit, par rapport à une autre ne travaillant qu'avec des équipes de jour ? On ne le sait pas, ces études de productivité restent confidentielles. Ces éléments ne sont pas rapportés à la santé et aux coûts à plus long terme pour la société : prise en charge par l'Assurance maladie, mais aussi coûts induits comme les gardes d'enfants, les transports... Il est d'autant plus difficile de chiffrer ce coût social que l'on ne dispose que de très peu d'études de cohorte croisant très précisément les données de santé avec les horaires et rythmes de travail."

Pas simple, dans des situations où interagissent autant de facteurs de nature différente, de définir des pistes de prévention. Sur les aménagements horaires, plusieurs études préconisent de limiter à trois la succession des nuits, de privilégier les rotations rapides et dans le sens horaire (matin, après-midi, nuit), de ne pas commencer trop tôt le matin, d'éviter les postes longs, ou encore d'insérer des siestes courtes... Mais il n'y a pas de consensus scientifique sur ces pistes. Surtout, insiste le rapport, il n'y a pas de solution unique : l'organisation temporelle renferme des contradictions et est affaire de compromis. "Comment définir la durée des postes, construire un roulement ? s'interroge l'ergonome Béatrice Barthe. Il y a un décalage physiologique, mais aussi familial et social. Commencer son poste de jour à 4 heures du matin est délétère. Mais changer de système remet en cause les déjeuners familiaux et les soirées qu'autorisent les fins de poste à midi ou à 20 heures."

"Les grandes fonctions de notre organisme sont altérées"
Claude Gronfier chercheur en chronobiologie (Inserm), président du groupe de travail de l'expertise Anses

"Il n'y a plus de doute sur le sujet : le travail de nuit perturbe les rythmes biologiques, en particulier le rythme circadien. D'une période proche de 24 heures, ce rythme est contrôlé par notre horloge interne. Située au coeur du cerveau, celle-ci régule les grandes fonctions de notre organisme : métaboliques, cardiovasculaires, cellulaires... Elle doit être remise à l'heure chaque jour, par le cycle lumière/obscurité, pour rester calée sur 24 heures. Dans le travail de nuit, elle est altérée. Cette désynchronisation conduit à des perturbations à l'origine d'effets sanitaires. Travailler pendant sa nuit biologique et dormir pendant sa journée biologique affecte aussi le sommeil. Les perturbations de l'horloge et du sommeil sont ainsi au coeur des effets du travail de nuit sur la santé. Par exemple, en matière de cancer, leurs implications respectives dans la division cellulaire et le système immunitaire jouent un rôle clé. De même, ils sont impliqués à différents niveaux dans les troubles métaboliques. La désynchronisation de la vie sociale et familiale ne doit pas être négligée : elle ajoute une pression susceptible d'avoir des répercussions sur la santé."

D'où une préconisation volontairement générale : "Tout ce qui réduit la désynchronisation et la dette de sommeil est a priori favorable." L'Anses rappelle aussi la nécessité d'agir sur le contenu du travail et sa dimension collective, source de fiabilité et de préservation de la santé. Egalement recommandée, l'action sur les parcours professionnels de façon à faciliter le retour à des horaires de jour. Ce qui suppose d'adapter la surveillance médicale des personnes, y compris après la cessation de l'activité de nuit. Autre piste, évaluer la pertinence d'une inscription de certaines pathologies au tableau des maladies professionnelles. Autant de mesures qui, pour intéressantes, n'enlèvent rien à la recommandation première de l'agence de limiter le recours au travail de nuit aux situations nécessitant d'assurer les services d'utilité sociale ou la continuité de l'activité économique. On en est bien loin aujourd'hui.

"Surveiller le temps de sommeil est essentiel"
Damien Léger professeur de médecine, directeur du Centre du sommeil et de la vigilance (Hôtel-Dieu, Paris)

"L'expertise l'étaye avec des données probantes : le travail de nuit conduit à une réduction du temps de sommeil. Chez les personnes en horaire posté et/ou de nuit, dormir moins de 6 heures par 24 heures est 1,7 fois plus fréquent que chez celles en horaire de jour. Or une telle durée est associée à des effets sanitaires comme l'obésité ou le diabète et au risque d'accident. De même, la somnolence est plus fréquente. Et, comme le montre l'expertise, le temps d'éveil précédant la prise de poste a une incidence : plus il est long (poste de nuit), plus le risque de somnolence est grand. La privation de sommeil a des conséquences sur les fonctions de notre organisme, car le sommeil déclenche la production d'hormones jouant sur notre métabolisme. Au niveau comportemental, elle favorise le grignotage, d'autant plus qu'il est plus difficile de s'organiser la nuit pour avoir une alimentation équilibrée. Surveiller le temps de sommeil des salariés de nuit est essentiel, par exemple au moyen d'un agenda de leurs épisodes de repos. Et pour atteindre la durée de 7 heures, où le risque est zéro, il faut compléter avec des siestes pendant les pauses au travail ou à d'autres moments."

  • 1

    Le syndrome métabolique est défini comme la présence simultanée d'au moins trois des cinq paramètres suivants : embonpoint abdominal, triglycéridémie et/ou glycémie élevées, hypertension artérielle et cholestérolémie dégradée.

En savoir plus
  • Evaluation des risques sanitaires pour les professionnels exposés à des horaires de travail atypiques, notamment de nuit, rapport d'expertise collective, Anses, 2016. Accessible sur www.anses.fr

  • Evaluation des risques sanitaires liés au travail de nuit, avis de l'Anses, 2016. Accessible sur www.anses.fr