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La politique peut-elle changer le travail ?

par François Desriaux / janvier 2012

En 2007, le vainqueur de l'élection présidentielle a su rallier les suffrages des classes populaires en promettant de revaloriser le travail. Mais ces promesses concernaient davantage le pouvoir d'achat que les conditions de travail. Ce n'est guère étonnant. L'action publique a souvent réduit la question du travail à sa durée, à l'emploi et au salaire, renvoyant les conditions de travail à la négociation sociale. Aujourd'hui, ce schéma ne tient plus. Après l'affaire de l'amiante, l'émergence de la souffrance psychique interpelle désormais les politiques sur le contenu même du travail et les contraintes dans lesquelles il s'effectue. La société peut-elle laisser s'installer des emplois où les salariés ne se reconnaissent plus dans leur travail ? Le rapport des forces sociales étant ce qu'il est, il semble bien que la seule réponse politique soit de redéfinir une nouvelle gouvernance des entreprises, là où se jouent les marges de manoeuvre pour changer le travail. Davantage de démocratie et de droit d'expression dans l'entreprise, cela mérite en tout cas un débat public.

L'entreprise doit être gouvernée pour le bien commun

par Thomas Coutrot économiste / janvier 2012

La " gouvernance actionnariale " des entreprises a démontré sa nocivité pour la santé des salariés et l'environnement. En sortir suppose d'associer la société civile à la définition de nouveaux critères de gestion et de production.

Selon la " gouvernance actionnariale ", doctrine au coeur du projet économique néolibéral, seuls les actionnaires doivent détenir un pouvoir de décision dans l'entreprise. Deux justifications à cela ont été données par les doctrinaires néolibéraux : en avançant leurs capitaux à l'entreprise, les actionnaires seuls prendraient un risque économique, ce qui légitimerait leur pouvoir de décision ; la concurrence financière sur les marchés des actions permettrait seule l'allocation efficace des capitaux entre les projets d'investissement. Or il apparaît clairement aujourd'hui que les salariés courent plus de risques que les actionnaires, et que les marchés financiers sont irrémédiablement aveugles, irrationnels et moutonniers. En outre, cette " gouvernance actionnariale " a amené les entreprises, le travail et les travailleurs dans une impasse.

En effet, la course effrénée à des rendements financiers " à deux chiffres " - les fameux 15 % de retour sur capitaux propres - a poussé les managers, sous la contrainte des directions financières, à précariser les contrats de travail, insécuriser les salariés, fragmenter les collectifs, intensifier et normaliser le travail... Bref : à cultiver les risques psychosociaux au travail. La mobilité des capitaux - qui menacent de s'enfuir à la moindre contrariété - a réduit à néant les marges de manoeuvre des syndicats et des salariés.

Ressources extérieures

Bien sûr, certains excès managériaux depuis vingt ans sont peut-être dus à un zèle de néophyte, à une ivresse devant l'affaiblissement des résistances collectives. Ce qui a pu entraîner certains responsables d'entreprise trop loin dans l'application des doctrines managériales, parfois même au détriment de la qualité ou de la productivité. Il est donc localement possible, sans toucher à la " gouvernance actionnariale ", d'obtenir par l'action syndicale des aménagements de l'organisation du travail afin d'en limiter le caractère absurde et inefficace. Mais ce n'est pas une stratégie suffisante. D'autant que le harcèlement managérial peut être une technique à part entière, au service d'une stratégie actionnariale, comme l'a montré le cas de France Télécom, avec l'objectif de faire partir 22 000 salariés. Il faut également trouver des ressources à l'extérieur de l'entreprise pour peser sur les directions et les pouvoirs publics et transformer la gouvernance des entreprises.

Les pistes d'action sont multiples. Des recours en justice de syndicats ont commencé à donner des résultats intéressants. Les tribunaux ont inventé la notion de " harcèlement moral managérial " pour condamner des entreprises aux modes de gestion délétères pour la santé des salariés. La médiatisation des effets de ces modes de gestion, avec leurs conséquences parfois tragiques comme les suicides, est aussi une arme utile pour les salariés. Mais c'est surtout autour d'un débat sur la qualité du travail que le rapport de force peut commencer à s'inverser. L'enjeu décisif est la prise en main de cette question, la redéfinition des critères de la qualité du travail par ceux qui le font (les salariés) en alliance avec ceux qui en bénéficient ou en subissent les conséquences : sous-traitants, usagers, riverains, associations écologistes...

Il faut en effet élargir l'arène terriblement étroite, voire souvent inexistante, où se mènent les controverses sur la qualité du travail et la performance de l'entreprise. Bien sûr, la résistance individuelle, inscrite dans l'activité même de travail, face à l'illégitimité du management néolibéral, est un point d'appui essentiel de la lutte politique autour de la qualité du travail. Mais, enfermés dans la cage d'acier du management, les salariés n'ont que rarement les ressources pour y contester frontalement le pouvoir actionnarial. Ils ne reconstruiront leur pouvoir d'agir qu'en s'alliant avec la société civile, extérieure à l'entreprise mais directement concernée par le travail qui s'y noue. La perspective pourrait être celle de la construction de la qualité du travail comme bien commun : les travailleurs, mais aussi les clients-usagers, les citoyens et l'environnement en ont un besoin vital.

Au-delà du taux de rendement

Cette démarche rejoint les réflexions menées par des économistes et philosophes depuis de nombreuses années, afin de définir de nouveaux modes multicritères et démocratiquement débattus d'évaluation de la richesse, et donc de nouveaux critères de gestion des entreprises. La performance même de l'entreprise ne peut et ne doit plus être réduite à un taux de rendement sur le capital investi. Si une plate-forme pétrolière explose en pleine mer, si une usine répand ses déchets toxiques, si une grande banque pressure ses clients et finance des projets de déforestation ou de destruction environnementale, les salariés ne sont pas seuls touchés. Les pratiques néolibérales de gestion amènent de plus en plus les entreprises à rejeter sur la société et l'environnement les coûts de nuisances écologiques (pollutions, marées noires, effet de serre, etc.), sanitaires (accidents industriels, maladies professionnelles le plus souvent non reconnues, contamination du voisinage, etc.), sociétales (chômage, discriminations, exclusions, etc.).

Une réforme législative devrait ainsi donner au comité d'entreprise (CE) un droit de veto sur les décisions stratégiques majeures qui déterminent le développement de l'entreprise, de l'emploi et des salaires, mais aussi la santé des salariés et de l'environnement, c'est-à-dire les décisions sociales (emploi, salaires, etc.) et les choix productifs ou d'investissement. Ce CE devrait être élargi, de façon à inclure les parties prenantes extérieures. Il exprimerait les aspirations des salariés non seulement en tant que salariés, mais aussi en tant qu'habitants, citoyens, consommateurs... La position des CE serait renforcée d'autant par rapport aux conseils d'administration, ce qui permettrait incidemment aux éventuels administrateurs salariés qui y siègent de peser plus efficacement sur les décisions.

La loi devrait enfin donner de grandes orientations pour définir de nouveaux critères de gestion ou de qualité du travail, soumis à une délibération démocratique entre les parties prenantes dans le CE élargi, dans la filière, voire, pour les secteurs stratégiques, au sein de la société civile dans son ensemble.

Compromis dynamiques

Les tensions observées entre écologistes et syndicalistes d'EDF ou d'Areva, ou entre riverains de Toulouse et ouvriers d'AZF, ne sont pas des exceptions. Les parties prenantes à l'entreprise n'ont évidemment pas des intérêts spontanément convergents. Mais toutes - sauf les actionnaires - ont intérêt à construire des compromis dynamiques pour faire reculer la logique prédatrice de l'accumulation financière. Sans attendre d'éventuels changements politiques, mais pour les accélérer, il est décisif que s'instaurent, dans les entreprises et les localités, des lieux de débat et de décision où puissent se confronter positivement les logiques de ces différents acteurs.