L'envers du "made in Bangladesh"

par Elsa Fayner / octobre 2015

Deux ans et demi après la catastrophe du Rana Plaza, enquête sur la sous-traitance textile à Dacca, capitale du Bangladesh. Malgré des progrès sur la sécurité, les prix imposés par les grandes marques maintiennent des conditions de travail d'un autre âge.

Quand un visiteur est accueilli chez Beximco, il a droit à la visite du parc et au restaurant climatisé au bord d'un lac. Une rareté à Dacca, la capitale du Bangladesh, intoxiquée par les gaz d'échappement et les relents qu'exhalent les déchets sous plus de 35 °C, quand elle n'est pas submergée par les inondations six mois de l'année. Même les clubs réservés aux élites économiques et politiques de l'ancien dominion britannique sont moins verdoyants. Dans cette entreprise textile, 30 000 ouvriers assemblent des chemises, des tee-shirts et des jeans pour Kiabi, H&M ou encore Zara. Comme si elles n'avaient plus honte d'être made in Bangladesh, ces marques-là ont accepté d'être citées dans l'impeccable diaporama promotionnel que projette dans une grande salle de réunion déserte le responsable ressources humaines et conformité. Chez Beximco, derrière de lourdes portes coupe-feu, les murs des ateliers sont ornés d'armoires à pharmacie et les plafonds de détecteurs de fumée. Dans chaque rangée, deux ou trois ouvriers portent une veste rouge "sauvetage incendie". Il faut dire que, depuis l'effondrement du Rana Plaza le 24 avril 2013, le Bangladesh, deuxième fournisseur mondial de vêtements avec ses 4 000 usines de confection, qui représentent 80 % de ses exportations, a engagé un lent processus de mise aux normes.

Accord sur la prévention

On partait de très loin. La veille du drame qui a fait plus de 1 000 morts, les travailleurs du Rana Plaza avaient constaté des fissures dans lesquelles "on pouvait passer la main", se souvient une rescapée. Cinq fournisseurs de marques occidentales travaillaient dans l'immeuble, mais seuls quelques managers avaient accepté que leur atelier soit évacué. Trois des neufs étages avaient été construits illégalement par le propriétaire, un homme politique local qui, le jour de la catastrophe, a pris la fuite.

Sous la pression des syndicats et du collectif Clean Clothes Campaign, dont font partie en France l'association Sherpa et le collectif Ethique sur l'étiquette, 175 grandes entreprises européennes, qui s'approvisionnent auprès de 1 300 usines au Bangladesh, ont signé avec la Fédération internationale des syndicats du secteur textile (IndusriALL) et celle des services (UNI) un accord quinquennal sur la prévention des incendies et la sécurité des bâtiments. Alors que la grande majorité des marques d'entrée de gamme françaises sont présentes au Bangladesh, seules sept se sont engagées : Auchan, Camaïeu, Carrefour, E. Leclerc, Casino, Monoprix et l'équipementier sportif Financière d'Aguesseau. Le nom de chaque fournisseur a été publié sur le site de The Accord, ainsi que les rapports d'inspection, photos de fissures et de câbles électriques ballants à l'appui. De leur côté, les Américains ont mené leur propre initiative, Alliance, tandis qu'un plan d'action national au Bangladesh a fait passer le nombre d'inspecteurs du travail de 100 à 300.

3 000 usines visitées

Fin juin dernier, suite à toutes ces interventions, 3 000 usines ont été visitées, selon l'Organisation internationale du travail (OIT). Plus de 600 ont fermé, la plupart ayant perdu leurs clients. Mais il en reste encore un tiers qui se trouvent très en dehors des clous et qui mettent du temps à s'aligner.

C'est le cas des usines Elate et Excell, situées à 200 mètres l'une de l'autre dans des bâtiments décatis du centre-ville où s'entassent dangereusement les piles de vêtements au bord d'allées qui se terminent en impasse, rendant toute évacuation difficile. Elles appartiennent au même propriétaire et fournissent les marques américaines JCPenney et Studio Ray, ainsi que le négociant hongkongais Li & Fung, qui approvisionne l'Europe et les Etats-Unis. Ici, une poignée d'ouvriers ont voulu se syndiquer. Ils ont été licenciés, raconte une salariée concernée. Le cas n'est pas rare. Prononcer au Bangladesh le terme de "syndicat" provoque une réaction horrifiée chez la plupart des interlocuteurs. Mais la jeune femme a d'autres griefs : chez Excell-Elate, il est conseillé de ne pas boire pour ne pas avoir à se rendre aux toilettes et, tous les jours, des superviseurs battent des ouvriers, avec les mains, les pieds ou un bâton. Elle-même a été frappée à deux reprises en deux ans. Un souvenir l'a particulièrement marquée. Un jour, un ventilateur est tombé sur le crâne d'un collègue. Le manager a voulu qu'il reprenne le travail dès les points de suture posés. L'ouvrier a refusé et est rentré chez lui. Le lendemain, on est venu le chercher pour qu'il reprenne son poste...

La coopérative des rescapés du Rana Plaza

Deux mois après l'effondrement du Rana Plaza, deux travailleurs sociaux, un ouvrier du textile et un homme d'affaires décident de montrer que le Bangladesh peut travailler autrement. Ils veulent aussi offrir un avenir aux rescapés. Ils rassemblent alors six survivantes, cinq machines à coudre et créent, grâce aux dons de particuliers et d'ONG, la coopérative Oporajeo. Un an après, celle-ci compte plus de 30 travailleurs qui, en plus de leur salaire, se partagent à parts égales 75 % des bénéfices. Les 25 % restants seront employés à la construction d'une école primaire gratuite pour les enfants des ouvriers du textile.

Nouveau coup du sort en mars dernier : un incendie ravage l'usine, 19 000 sacs fabriqués pour un client suisse sont détruits. Peu avant, une mafia locale avait demandé de l'argent à l'équipe d'Oporajeo, qui avait refusé. Les exportations sont annulées, les effectifs réduits et transférés dans les locaux de l'école. Une dizaine d'ouvrières y fabriquent aujourd'hui des sacs en jute pour le marché local et des tee-shirts pour une entreprise berlinoise. Mais les commandes se font plus rares. Pour autant, les jeunes femmes continuent à venir tous les jours. Il en va de leur survie psychique : "Dès que je suis seule, le problème recommence dans ma tête. Au moins, ici, nous sommes ensemble", dit ainsi Mili, 24 ans. Et puis, les enfants jouent dans la cour, "c'est bon pour guérir".

Il se peut que ces deux usines situées dans des immeubles d'habitation, comme la plupart de celles qui datent du début de cette industrie, dans les années 1980, ferment dans les années qui viennent, rassure un manager : "Le propriétaire en possède une autre plus récente en banlieue, il y reçoit déjà tous ses visiteurs." Reste à savoir si l'esprit qui règne ici ne va pas lui aussi déménager derrière les lourdes portes coupe-feu, sous les détecteurs de fumée.

Licenciés sans indemnités

Car si le risque le plus visible et le plus scandaleux est aujourd'hui mieux maîtrisé, on est loin du compte en matière de respect des droits de l'homme et de conditions de travail. Ainsi, chez ce fournisseur d'Auchan, tout est beau. Suite aux inspections, les fissures sur les façades ont été colmatées, la construction d'étages repoussée. Et pourtant... "Le médecin de l'entreprise a pour consigne de ne déclarer aucune maladie", raconte un ancien salarié. "Quand on manque une journée, on est viré pour deux ou trois jours, en punition, témoigne un autre. Et quand il manque un seul tee-shirt sur nos objectifs, l'heure supplémentaire n'est pas payée." En août dernier, 60 ouvriers ont été licenciés sans toucher les indemnités dues, s'insurgent cinq d'entre eux : "Un soir, le responsable est venu nous dire de ne pas revenir. Le lendemain, les gardes à l'entrée bloquaient le passage." Contactée, la société Auchan a indiqué avoir identifié des problèmes chez certains de ses fournisseurs et avoir pris des mesures correctives.

"Responsabiliser les marques"

Ces difficultés ne sont toutefois pas isolées. "Les licenciements du jour au lendemain et sans indemnités constituent le premier motif de consultation, regrette Shima, responsable locale de la Fédération nationale des ouvriers de la confection (NGWF). Il est aussi courant que les ouvriers soient payés avec deux ou trois mois de retard, et qu'ils ne touchent pas les deux bonus annuels, au moment des vacances." Enfin, les cadences sont telles que les ouvriers doivent s'arrêter de travailler vers 45 ans. "Trop fatigués, trop cassés, explique Roy Ramesh, président de la Fédération unie des ouvriers de la confection (UFGW). Tout se trouve pourtant dans notre droit du travail : la distance entre les machines, les conditions d'éclairage, de bruit, de ventilation... Si nos usines les respectaient, nous n'aurions pas besoin d'initiative européenne ou américaine et nos ouvriers ne se retrouveraient pas à la rue !"

"Les fournisseurs confondent souvent responsabilité sociale et bienfaisance", observe un consultant bangladais en responsabilité sociétale des entreprises. Les employeurs de ce pays, où les écarts de richesse sont spectaculaires, créent des fondations, donnent de l'argent aux pauvres, mais payer en temps et en heure ou veiller au port des équipements de sécurité ne fait pas toujours partie de leur culture. D'où la difficulté à s'assurer que les ouvriers travaillent dans des conditions décentes, comme les grandes marques s'y engagent dans leurs chartes et codes éthiques. Des progrès sont faits, encouragés par l'OIT, qui les accompagne dans la rédaction de leur cahier des charges. "On ne peut s'en tenir au volontarisme en matière de droits humains, alerte cependant Nayla Ajaltouni, d'Ethique sur l'étiquette. Il faut responsabiliser les marques sur l'ensemble de leurs relations d'affaires. Sinon, l'anticipation des risques de violation de droits fondamentaux ne sera pas systématisée par des donneurs d'ordres qui poursuivent un objectif de profit à court terme."

Ce ne sont pas en tout cas les marques françaises qui innovent le plus côté conditions de travail. La marque suédoise H&M est de toutes les instances, de toutes les discussions, tandis que les Pays-Bas réfléchissent à l'instauration d'un "prix juste" à payer pour les vêtements fabriqués au Bangladesh : ce prix tiendrait compte des coûts induits par les rénovations, d'un temps de travail raisonnable et d'un salaire décent. Depuis le drame du Rana Plaza, le salaire minimum mensuel est certes passé à 60 euros dans le secteur pour huit heures de travail, six jours sur sept, ce à quoi il faut généralement ajouter deux heures supplémentaires quotidiennes. Il reste néanmoins inférieur à celui des conducteurs de rickshaw, ces vélos-taxis qui animent les rues de la capitale, tandis qu'un logement de 8 m2 se loue 50 euros par mois.

Injonctions contradictoires

Du côté des employeurs locaux, on dénonce les injonctions contradictoires des clients occidentaux. "Les marques nous demandent de mieux payer nos salariés. Mais, à chaque visite, elles tirent les prix un peu plus vers le bas", se plaint Faisal Mahbubul Hasan, patron de Matrix, 500 salariés. La veille, il a envoyé à un client allemand un courriel ainsi rédigé : "Si vous voulez baisser le prix du tee-shirt à 1,27 dollar cette année, de combien le baisserez-vous l'an prochain ?" Il a déjà du mal à mettre son usine aux normes, faute de moyens, dit-il. Si, en plus, les clients ne cessent de baisser les prix... Et de conclure : "Je vais finir par mettre la clé sous la porte !"

L'OIT le reconnaît : "Les exigences de conformité encouragent la concentration de l'activité entre les mains des grosses sociétés." Avec un risque : celui qu'un circuit parallèle se développe. "Des ateliers clandestins fabriqueront pour de petites marques occidentales", pronostique le consultant indépendant Emmanuel Itié. Quid des grandes enseignes ? Comment pourront-elles s'assurer qu'une partie de leur fabrication n'y sera pas sous-traitée ? "Si les marques veulent vraiment s'engager à respecter les droits humains, il leur faut mettre tous les moyens en oeuvre pour savoir ce qu'il se passe réellement chez leurs fournisseurs", rappelle Marie-Laure Guislain, de l'association Sherpa, qui poursuit actuellement Auchan pour pratiques commerciales trompeuses. "Il n'est plus possible de réaliser des audits sans interroger les salariés pour avoir une vision réelle de l'entreprise", affirme-t-elle. Mais toutes les marques ont-elles vraiment envie de savoir ? Pour Marie-Laure Guislain, c'est clair : "On sait très bien qu'en mettant autant de pression sur les prix, les ouvriers ne pourront pas travailler dans de bonnes conditions."