Les femmes, des travailleurs pas comme les autres

par Catherine Omnès professeure en histoire (université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines) / octobre 2011

Maladies professionnelles. Les effets pathologiques du travail sont différents chez les femmes et chez les hommes. Est-ce affaire de biologie, de situation de travail ou de statut ? Les points de vue ont évolué, surtout à partir des années 1960.

Dès la fin du XVIIIe siècle, les discours des médecins, les autobiographies ouvrières, les articles de journalistes distinguent presque spontanément les pathologies professionnelles masculines de celles affectant les femmes, bien avant que les statisticiens ne ressentent le besoin d'introduire la variable sexe dans la construction des données de santé. Ainsi, au XIXe siècle, les canutes, ouvrières de l'industrie lyonnaise de la soie, sont particulièrement touchées par les maladies respiratoires, les dermatoses, les déformations incurables, les blessures aux mains. Au siècle suivant, des enquêtes plus globales donnent à voir, au sein des atteintes liées au travail communes aux deux sexes, des phénomènes de surexposition féminine à l'hypertension, aux varices, polyarthrites, troubles neuropsychiques et musculo-squelettiques, alors que les hommes sont davantage concernés par les cardiopathies, la tuberculose, l'asthme, les hernies et les ulcères. Les femmes cumulent souvent plusieurs pathologies. Elles subissent également, tant à l'atelier que dans les bureaux, le poids de l'usure, qui crée une grande pénibilité en fin de vie active et un sentiment de dépérissement mal vécu. Le tableau peut surprendre dans un pays qui, comme ses voisins, a fait des femmes et des enfants les cibles prioritaires de la protection sociale.

Ce constat invite à s'interroger sur l'approche de la santé au travail des femmes, afin de comprendre la vision d'une population protégée, mais loin d'être épargnée, dont la vulnérabilité singulière perdure.

Métiers interdits

Jusque dans les années 1960 prévaut, dans les milieux de la médecine du travail, une vision biologique et comportementale des vulnérabilités féminines au travail, qui n'incite pas à connaître et à endiguer les risques féminins. La littérature dite " scientifique " publiée dans les revues spécialisées à propos des aspects médicaux du travail féminin repose durablement sur le postulat d'une spécificité biologique des femmes. Sont ainsi inventoriées des caractéristiques physiques et psychiques (voir " Repères "), censées créer des formes spécifiques de la morbidité féminine et donner à l'organisme féminin une plus grande sensibilité aux nuisances professionnelles. De l'analyse de la différence, mesurée à l'aune des normes masculines, le glissement est aisé et fréquent vers la notion d'infériorité féminine, la vision d'un sexe faible et vulnérable - nécessitant l'allocation d'emplois physiquement moins pénibles et moins qualifiés - et l'affirmation de la vocation maternelle. " Face à l'homme, la femme est manifestement diminuée et tarée devant le travail ", assure ainsi le Dr Soutoul dans La revue de médecine de Tours en 1967, soulignant qu'elle est " spécialisée pour "porter" et accoucher ".

Repères

Les spécificités des femmes (comparées aux hommes) selon l'approche naturalisante de la santé au travail, dominante jusque dans les années 1960, sont :

  • morphologie : taille plus petite, moindres force musculaire, capacité respiratoire et résistance à l'effort... ;
  • physiologie : réduction de la capacité d'effort et accidentalité accrue pendant le cycle menstruel, perturbations liées à la grossesse, à la maternité et à la ménopause... ;
  • psychologie : émotivité, moindre aptitude à l'abstraction, instabilité, intuition...

Dans un contexte d'inquiétude démographique des premières décennies du XXe siècle, cette grille de lecture naturalisante incite les pouvoirs publics et les entreprises à recourir à des mesures de sélection et d'interdiction des femmes dans certains métiers, sur des critères répondant moins à des objectifs sécuritaires ou sanitaires qu'à la volonté masculine de garder des positions de pouvoir ou de lutter contre la concurrence salariale féminine. Une fois les frontières des emplois féminins délimitées, le champ de la santé au travail des femmes est considéré comme stérile et sans intérêt, à la fois pour les chercheurs et pour les financeurs.

Des emplois propices à l'usure

A partir des années 1950, et plus encore au cours de la décennie suivante, des voix critiques s'élèvent contre la fragilité des analyses centrées sur le sujet et opèrent un déplacement de l'intérêt vers les conditions de travail. Les pathologies féminines sont lues de plus en plus au regard des situations de travail et de moins en moins en vertu de prédispositions naturelles ou de comportements à risque. Cette approche est liée à l'inquiétude démographique, qui incite à des améliorations de l'environnement de travail et aux progrès des sciences du travail, ainsi qu'à l'arrivée des baby-boomers sur le marché de l'emploi, des filles surtout, dont l'activité ne cesse de croître.

Dans ce contexte, les études de terrain, souvent menées par des chercheurs en sciences sociales et relayées par les revues médicales, mettent en évidence la distribution très sexuée des emplois, des milieux et conditions de travail et des maladies professionnelles. L'allocation des emplois se fait largement en fonction de stéréotypes de genre. Plusieurs d'entre eux jouent, pour les femmes, un rôle majeur dans la construction des pathologies, dans la minimisation des risques auxquels elles sont exposées et dans la fermeture de certaines voies d'abri, de valorisation ou de promotion.

Ainsi, les femmes échappent en grande partie aux pathologies de l'effort ou environnementales, car les postes à fortes contraintes physiques (port de charges lourdes, températures extrêmes...) sont plutôt réservés aux hommes. En revanche, les qualités de minutie, de dextérité, de rythme et de précision qu'on leur attribue leur valent d'être affectées préférentiellement à des tâches répétitives effectuées sous contrainte de rendement ou à des postes cumulant de multiples contraintes. Ces emplois induisent des pathologies d'usure, des problèmes circulatoires, articulaires, musculaires, des troubles neuropsychiques. La présence à des âges avancés sur des postes à forte pression nerveuse ainsi que l'absence de valorisation des " qualités féminines " renvoient à un autre stéréotype, qui dénie aux femmes la capacité à accéder à la qualification. L'approche transversale par la situation de travail montre ici ses limites. Elle ne rend pas compte des effets cumulatifs des emplois féminins sur la durée ni des interférences du travail avec les autres sphères de la vie.

Double journée

Une troisième grille de lecture s'impose progressivement pour cerner la complexité de la santé au travail des femmes et pour comprendre leur sensibilité particulière et leur mobilisation sur ce thème. Elle vise à appréhender et à intégrer une " vulnérabilité de statut ", qui se lit à travers les trajectoires, la double journée et le statut économique. Elle nécessite d'associer à l'analyse antérieure une démarche longitudinale embrassant l'ensemble du parcours individuel et un décloisonnement entre santé publique/santé au travail, travail/hors travail, travail domestique/travail salarié.

Le statut assigné aux femmes dans chaque société induit des pathologies spécifiques. Le modèle dominant en France est celui de la femme épouse, mère et travailleuse. Cela implique un profil de carrière marqué par une discontinuité assez générale, une forte amplitude de l'activité pour atteindre les annuités autorisant l'accès à une retraite à taux plein et, enfin, une mobilité articulée au cycle de vie (mise à l'abri dans des emplois-refuges quand les charges familiales augmentent) mais dépendante de la conjoncture économique. Ce modèle social assignant aux femmes à la fois un travail salarié et un travail domestique leur impose la lourdeur de la double journée, dont les effets pathogènes sont peu étudiés. Enfin, le travail salarié féminin est considéré comme une activité d'appoint, justifiant un abattement sur les salaires. Cette conception a sans aucun doute des effets d'infériorisation économique et elle se traduit par une vulnérabilité particulière, voire une grande précarité si la femme devient chef de ménage.

Imbriquée dans un réseau de représentations biologiques et de stéréotypes de genre, très contrainte par les rôles sociaux assignés aux hommes et aux femmes, la santé au travail de celles-ci reste insuffisamment documentée. Or l'enjeu est d'importance à un moment où se négocie un droit à la santé.

En savoir plus
  • " Statut d'emploi, situation de travail et santé : histoires de femmes et d'étrangers ", par Anne-Sophie Bruno et Catherine Omnès, inLa santé au travail, entre savoirs et pouvoirs (XIXe-XXe siècles), Presses universitaires de Rennes, 2011.