Les précaires du nucléaire ont leur dose

par Jean-Philippe Desbordes / juillet 2011

Ils sont robinetiers, calorifugeurs, décontamineurs et assurent en tant que sous-traitants 80 % des travaux de maintenance dans les centrales nucléaires d'EDF. Enquête sur ces " nomades de l'atome ", premiers exposés aux doses de rayonnements ionisants.

La dose de rayonnements ionisants absorbés par l'ensemble des travailleurs du nucléaire a atteint l'an passé son " plus bas niveau annuel historique ", indique Jean Tandonnet dans son rapport 2010 adressé au président d'EDF. L'inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection du groupe note même une amélioration de la dose individuelle " pour les métiers les plus exposés : calorifugeurs, échafaudeurs, soudeurs, mécaniciens ". Mais sur le terrain, l'enquête que nous avons menée auprès d'entreprises sous-traitantes et de syndicalistes révèle une situation plus inquiétante.

" La dosimétrie collective a bien été divisée par deux depuis quinze ans ", assure un syndicaliste. Mais le nombre de salariés exposés à plus de 6 millisieverts (mSv) (voir " Repère ") " est en constante augmentation ", déplore-t-il, citant un rapport de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Pour lui, cela est dû notamment au vieillissement des centrales et aux travaux de démantèlement, qui provoquent une surexposition de certains métiers : calorifugeurs, décontamineurs, personnels du nettoyage des chantiers. Des postes occupés par ceux qu'on appelle " les nomades du nucléaire ".

Repère

Le millisievert (mSv) est l'unité de mesure permettant d'évaluer l'impact biologique d'une exposition à des rayonnements ionisants. En France, la limite réglementaire pour les travailleurs exposés s'élève à 20 mSv sur douze mois.

Une réalité que confirme d'ailleurs le rapport Tandonnet, qui prévient que le résultat dosimétrique actuel ne durera pas. Dans les années qui viennent, le vieillissement des centrales occasionnera une augmentation de 20 % du volume de maintenance et la " déconstruction " des parties nucléaires d'installations en fin de vie " va s'accompagner d'une montée progressive de la dose collective ", peut-on lire dans le document.

Plannings infernaux

Il n'y a pas que le vieillissement des centrales. Les sous-traitants dénoncent la pression sur le temps et sur les coûts imposée par les exploitants. Dans un contexte de privatisation d'EDF, de course au profit, de business efficiency et de réduction des coûts, les PME sous-traitantes se disent " maltraitées " par les appels d'offres et les contrats trop courts, tandis que les salariés évoquent le burn out (épuisement professionnel) pendant les arrêts de tranche1 et les plannings infernaux.

" Lorsque je suis arrivé en 1979 dans le nucléaire, on faisait un arrêt de tranche en 40 jours, analyse Daniel Théron, un ancien de l'amiante. Aujourd'hui, nous avons 17 jours, avec moitié moins de personnel. Il y avait des travaux qu'on ne faisait pas, comme repasser derrière les gars pour refaire le travail... Double dose... Il faut dire que les emplois précaires ont triplé, maintenant certaines entreprises tournent à 50 % de précaires : les gars viennent et repartent, il n'y a plus d'amour du boulot. " De fait, le rapport Tandonnet rappelle que " le turn-over s'accélère " chez les sous-traitants, en raison des départs en retraite et des changements de filière professionnelle des spécialistes de la radioprotection. Dans ces conditions, " la culture de radioprotection a des difficultés à s'enraciner " auprès des entreprises prestataires. En 2000, EDF avait sept agents expérimentés pour un nouvel entrant. En 2011, ils sont à parité, un pour un, d'où une déperdition importante en termes de compétences, souligne le rapport.

Pour réduire au maximum les doses reçues par les sous-traitants, il faudrait encore, préconise le document d'EDF, développer des pre-job briefings, à savoir des réunions préparatoires visant à anticiper la gestion des difficultés rencontrées lors de l'activité. " EDF ne fait pas de réunions de chantier ", affirme Monique Sené, représentante de l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (Anccli) au Haut Comité pour la transparence et l'information sur la sécurité nucléaire (HCTISN). De plus, l'entreprise accuse un déficit de recrutement et de formation important et l'adéquation entre les ressources et les besoins n'est pas atteinte. D'où l'embauche de travailleurs " peu expérimentés, qui parfois ne comprennent pas le français et interviennent dans des zones dangereuses souvent sans le savoir, puisqu'ils ne comprennent pas ce qu'il y a écrit sur la fiche ", décrit-elle. " Pour obtenir une efficacité radiologique, il faut des gens compétents, ce que le recours actuel à des prestataires précaires ne permet pas ", insiste-t-elle.

A entendre les sous-traitants, leurs employeurs les inciteraient dans certains cas à prendre des risques, à " tricher " avec la réglementation, conséquence directe de la pression des exploitants sur les coûts et les délais. " Pour masquer les choses, il arrive que l'employeur fasse passer un CDD pour un CDI afin de le faire rentrer en zone chaude, sans quoi il n'aurait pas le droit, vous voyez le topo... ", confie Daniel Théron. " C'est vrai que parfois nous avons enlevé nos dosimètres, mais, que voulez-vous, c'est ça ou perdre son boulot ", reconnaît un calorifugeur entré dans le nucléaire voilà quinze ans et qui tourne entre les sites de Cruas et Tricastin, dans la vallée du Rhône. " Les films dosimétriques oubliés dans le vestiaire, c'est ce qu'on appelle le double paramétrage ", ajoute Pascal Perico, secrétaire du CHSCT de la centrale de Cruas.

Ce choix d'un recours massif à la sous-traitance pour les travaux de maintenance dans le nucléaire, EDF l'a fait au début des années 1990. Aujourd'hui, les entreprises sous-traitantes effectuent 80 % des tâches de maintenance et supportent la majorité de la dose collective. " Ce qui est pratique, c'est de pouvoir dire que la population fixe d'EDF est en bonne santé, note Pascal Perico. En revanche, les prestataires, avec 20 % de turn-over, iront faire leur cancer ailleurs et on ne pourra pas faire le lien avec l'image de marque d'EDF. "

" Invisibilité sociale du risque "

Cette opinion est partagée par de nombreux sous-traitants, des syndicalistes, mais aussi des chercheurs et des médecins du travail. Annie Thébaud-Mony, sociologue spécialiste de la sous-traitance dans l'industrie nucléaire, juge qu'" il y a une volonté politique d'étaler les doses sur une population mouvante, celle des sous-traitants : on ne connaît pas le nombre exact de sous-traitants employés, le turn-over est important ". Et la chercheuse d'insister sur ce qu'elle appelle " l'invisibilité sociale du risque " : " Pour la population entrée dans le nucléaire au début des années 1980, les cancers n'arrivent que maintenant, du fait du temps de latence entre les périodes d'exposition et l'apparition de la maladie. Les DATR [directement affectés à des travaux sous rayonnements, NDLR] sont l'une des rares populations professionnelles pour lesquelles la réglementation a prévu un suivi réglementaire, à la fois dosimétrique et médical postprofessionnel. Mais ce dernier n'est pas organisé. "

Un passeport dosimétrique européen qui suscite des craintes

En discussion dans le cadre de la future directive sur la radioprotection, la mise en place d'un passeport dosimétrique européen, à l'initiative des employeurs, permettrait d'offrir une meilleure visibilité du bagage d'irradiation de chaque salarié. Certains acteurs craignent toutefois que ce document n'institutionnalise la gestion des emplois et des parcours professionnels par la dose. Jean-Denis Combrexelle, directeur général du Travail, affiche sa " prudence " vis-à-vis du passeport européen et affirme vouloir " rester vigilant face aux dérives toujours possibles du nomadisme des travailleurs du nucléaire, avec le cumul d'expositions que cela pourrait entraîner "" Dans le cas du passeport européen, les informations dosimétriques seraient consultables par l'employeur, souligne pour sa part un syndicaliste CGT. Dès lors que l'employeur aura accès à la dosimétrie des salariés, il choisira d'embaucher le salarié en fonction de la dose qu'il a reçue. C'est inacceptable. Le choix se fera à partir d'un critère de santé et non de compétence. " Une position reprise à l'échelle européenne. Jaan Willem Goudrian, de la Fédération syndicale européenne des services publics, écrit ainsi que " ce passeport peut avoir deux effets : primo, exposer des gens aux doses maximales en une courte durée et, ensuite, ne plus les employer. Dans tous les cas, ce projet provoquera une extraordinaire précarisation de la force de travail européenne ".

En effet, bien peu de salariés sous-traitants du nucléaire se font remettre une attestation d'exposition, qui leur permettrait de bénéficier de ce suivi médical postprofessionnel. " Sont-ils seulement au courant qu'ils y ont droit ? ", s'interroge, dubitatif, un syndicaliste. Et si on ajoute à cette réalité le phénomène des populations qui - à l'échelle nationale d'abord, puis européenne à l'heure actuelle - travaillent aujourd'hui dans le béton, demain dans le nucléaire, et après-demain dans la pétrochimie, changeant à chaque fois de convention collective et de catégorie statistique, l'invisibilité est totale. " Lorsqu'un gars change de secteur, s'il ne dit pas où se trouve son dossier médical, ce dernier ne le suit pas ", martèle Philippe Billard, de l'association Santé sous-traitance nucléaire-chimie. Les expositions antérieures seraient donc perdues, et avec elles le bilan global des expositions professionnelles multiples des nomades du nucléaire. " Même s'ils sont en dessous des normes en ce qui concerne les rayonnements ionisants, ce sont souvent les travailleurs les plus exposés aux radiations qui cumulent les risques avec d'autres expositions aux risques CMR [cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques, NDLR], avec des effets potentialisateurs qu'on ne connaît pas ", estime Michel Lallier, ancien secrétaire du CHSCT de la centrale de Chinon.

Risque accru de décès par cancer

Certes, EDF peut toujours avancer que la limite maximale d'exposition de 20 mSv par an est la plus sévère des pays industrialisés et qu'elle est toujours fixée à 100 mSv sur cinq ans ailleurs en Europe... Sauf que, en matière de cancer, la norme n'est qu'une garantie de risque acceptable, sachant que les rayonnements sont nocifs, même à faible dose. Ainsi, une exposition de 20 mSv par an pendant cinquante ans provoque un risque de décès par cancer accru de 15 %, selon une enquête du Centre international de recherche sur le cancer (Circ). Rappelons, pour comparaison, que la norme d'exposition à l'amiante actuellement en vigueur entraîne une augmentation de risque de décès par cancer de 0,5 % sur la même période.

En application du principe de prévention Alara (" as low as reasonably achievable ", soit " aussi bas que raisonnablement possible "), le service de radioprotection d'EDF dispose d'un pouvoir réglementaire issu de la directive radioprotection : celui d'imposer aux services de production des contraintes de dose par chantier ou mensuelles. L'objectif est de protéger les salariés les plus exposés. " Cette disposition contraignante, qui imposerait à la production de travailler autrement pour abaisser les niveaux d'exposition, est employée de façon caricaturale, se plaint Dominique Huez, médecin du travail à la centrale de Chinon. En effet, les services de production refusent souvent de descendre en dessous de 4,5 mSv par mois. Ce qui est énorme, puisque, répétée sur une année, la dose dépasserait plus de deux fois la norme autorisée de 20 mSv. "

Pour Annie Thébaud-Mony, " la seule façon de protéger efficacement les salariés, notamment sous-traitants, serait d'instaurer une norme quotidienne ", ce qui est le cas de toutes les autres normes relatives à des cancérogènes. Une autre mesure, réclamée par la CGT, serait de baisser drastiquement les seuils, en passant de 20 à 10 mSv.

  • 1

    Arrêt d'un réacteur pour des opérations de maintenance.

En savoir plus
  • L'industrie du nucléaire. Sous-traitance et servitude, par Annie Thébaud-Mony, coll. Questions en santé publique, Inserm, 2000.

  • Atomic Park. A la recherche des victimes du nucléaire, par Jean-Philippe Desbordes, Actes Sud, 2006. Jean-Philippe Desbordes est également l'auteur des Cobayes de l'apocalypse nucléaire, enquête sur les victimes des essais nucléaires français (L'Express Editions, à paraître).

  • Le rapport 2010 de l'inspecteur général d'EDF pour la sûreté nucléaire et la radioprotection, Jean Tandonnet, est disponible sur http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/General/Publications/edf_rapport_2011.pdf