© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Lésions cutanées  : à Lille, un produit décape les cantinières

par Martine Rossard / juillet 2009

La section CGT des agents communaux de Lille dénonce les conditions d'utilisation du Suma Bac D10 et en réclame la substitution. Ce produit d'entretien nocif, employé par le personnel des cantines scolaires, est à l'origine de dermatoses professionnelles.

Fabienne Augiez, cuisinière et plongeuse dans un restaurant scolaire de Lille, aime son métier. Ses collègues, les enfants, l'activité lui manquent quand elle est en arrêt de travail, confie-t-elle. Or des arrêts médicaux, elle en a enchaîné plusieurs depuis 2008, en raison de dermatoses répétées. En cause : le Suma Bac D10, un dégraissant désinfectant que son fabricant, JohnsonDiversey, présente sobrement comme un bactéricide à 1 % réservé à l'usage professionnel. Mais certaines informations figurant sur son étiquette ont de quoi inquiéter : " Irritant pour la peau ", " Risques de lésions oculaires graves ", " Eviter le rejet dans l'environnement "... Son utilisation nécessite le port de gants spéciaux et d'une protection des yeux et/ou du visage. " Jusqu'à récemment, nous avions seulement des gants ménagers ", indique Fabienne Augiez. Avant d'ajouter : " Les autres, ça les grattait, mais pas comme moi. " Lors d'une visite périodique, en 2008, son médecin du travail recommande : " Eviter le produit allergisant D10 et port de gants en vinyle. " Puis, début 2009, la commission départementale de réforme1 reconnaît sa dermatose en maladie professionnelle. " Grâce au bon travail de Martine Bacon ", assure la cuisinière.

C'est en tant que militante CGT, bénévole au sein de la Mutuelle nationale des fonctionnaires des collectivités territoriales (MNFCT) de Lille, que Martine Bacon a rencontré Fabienne Augiez. Et c'est en tant que représentante du personnel à la commission de réforme qu'elle l'a aidée à préparer son dossier. " A l'occasion d'un rendez-vous, j'ai compris que cet eczéma était lié au travail ", signale-t-elle. A son avis, un deuxième cas de dermatose liée à l'utilisation du même désinfectant devrait être reconnu en maladie professionnelle. " Sans compter des intérimaires qui souffrent de lésions mais se taisent pour garder leur travail ", précise-t-elle. En menant sa propre enquête, Martine Bacon a découvert que le Suma Bac D10, étiqueté " Xi " (irritant), contient du chlorure de benzalkonium, classé corrosif, nocif par contact avec la peau et dangereux pour l'environnement. Il fait également partie des sels d'ammonium quaternaire inscrits au tableau 65 des maladies professionnelles sur les " lésions eczématiformes de mécanisme allergique ".

Alertés, la section CGT des personnels de la ville de Lille et ses élus au comité d'hygiène et sécurité (CHS) se sont mobilisés. Ne pouvant solliciter l'Inspection du travail, absente dans la fonction publique, ils ont signalé le problème dans le cahier CHS, où sont consignées les observations en matière d'hygiène et de sécurité. Ils ont également réclamé une substitution du produit, en rappelant l'obligation de sécurité de résultat pesant sur l'employeur vis-à-vis de la santé de ses salariés. En mars 2009, un tract syndical est diffusé, soulignant la nécessité de protéger les yeux et les mains des salariés, ainsi que l'environnement. " Certains agents présentent des brûlures aux bras et au visage ou se trouvent en maladie professionnelle ", dénonce le tract, avec une photo au verso montrant deux mains couvertes de pustules. " Quand nous faisons le tour des sites, nous parlons de cette question avec les salariés et nous leur conseillons d'exiger des lunettes, des gants et des bottes ", relate Silvana Selosse, élue CGT au CHS.

Evaluation des risques

Réuni en avril 2009, le CHS a abordé le problème. Les représentants de la municipalité se sont engagés à lancer une évaluation des risques chimiques sur l'ensemble des services de la ville, en commençant par la restauration. Deux étapes sont prévues. D'abord, un inventaire des produits utilisés, une révision de la procédure d'achat des produits et une déclaration des achats auprès de la médecine de prévention. Puis, dans un second temps, la poursuite de l'analyse des fiches de données de sécurité, afin de prendre en compte les risques de maladie professionnelle. En attendant, la ville de Lille essaye un autre désinfectant. " Un produit végétal 100 % biologique est testé, et si on doit changer de produit, on le fera, affirme Marielle Rengot, conseillère municipale déléguée à la santé et à la restauration scolaire. On a acheté des lunettes et des surmanches, alors que la protection était déjà maximale. "

" Actuellement, le Suma Bac D10 continue à être utilisé et la distribution de gants et lunettes n'a été faite que dans certains endroits, soutient pour sa part Silvana Selosse. A la cuisine centrale, on a dit au personnel que le produit était efficace et on leur a fourni des bottes. " Martine Bacon a interrogé l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) pour savoir s'il existe un produit de remplacement moins nocif. Et la section CGT a l'intention de saisir de la question la caisse régionale d'assurance maladie. Par ailleurs, elle déplore l'absence d'un droit de retrait dans la fonction publique permettant aux salariés de se retirer d'une situation de travail dangereuse. " Les agents pourraient s'abriter derrière le statut protecteur de fonctionnaire pour arrêter le travail et donner l'alerte, mais ils ont peur et continuent à souffrir ", explique Marc Sinkiewicz, syndicaliste CGT. A son avis, la médecine de prévention est également " trop dépendante de l'employeur ".

Critères économiques

Médecin du travail en vacation une fois par semaine pour les agents municipaux de Lille, la Dre Angélique Dujardin recommande au personnel de porter les équipements de protection. " Mais dans les cantines, si l'effectif est insuffisant, le personnel n'a pas le temps de les mettre ", note-t-elle. " Il existe un problème général avec les produits de nettoyage, expose pour sa part Paul Frimat, professeur de médecine du travail à l'université de Lille 2. On passe des appels d'offres pour un produit efficace pour tous les usages au lieu de réserver les produits agressifs au nettoyage des sols. Les entreprises les commandent en fonction de critères économiques et non de protection de l'environnement et des utilisateurs. "

Soucieux de voir le problème traité sans délai, les militants syndicaux ont informé les membres du conseil municipal de Lille. Parmi eux, Brigitte Mauroy, médecin et élue de l'opposition locale, s'est saisie de la question et a interrogé la maire de la ville, Martine Aubry. Peu après, les services lui ont répondu que le Suma Bac D10 était utilisé depuis huit ans par quelque 250 agents dotés d'une tenue vestimentaire adaptée et bénéficiant d'un suivi médical. " J'ai signalé qu'il fallait mettre en oeuvre le principe de précaution et retirer immédiatement ce produit, dangereux ", déclare Brigitte Mauroy. Elle souligne que les hôpitaux et les blocs opératoires, astreints à de strictes conditions d'hygiène, utilisent des produits moins nocifs. Moins nocifs mais... plus coûteux. Toutefois, résume le Pr Frimat, " un produit sans risque cutané, même plus cher, est finalement plus économique s'il évite des arrêts pour maladie professionnelle "

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    Instance départementale commune aux trois fonctions publiques qui statue sur les atteintes professionnelles et l'invalidité.