L'Europe en panne sur la prévention

par Laurent Vogel directeur du département conditions de travail, santé et sécurité de l'Institut syndical européen (ETUI) / avril 2012

Alors que les conditions de travail se détériorent au sein de l'Union européenne, celle-ci peine à élaborer une stratégie de prévention. Si le Parlement européen propose des pistes d'action, la Commission préfère botter en touche.

Les conditions de travail continuent à se dégrader en Europe. C'est ce qu'indiquent les résultats de la 5e enquête de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound), menée en 2010. Cette détérioration est surtout corrélée à une intensification du travail. Mais une autre tendance lourde s'affirme : la persistance d'une ségrégation sexuelle au travail. Partout en Europe, le recours au temps partiel contribue à la précarisation du travail des femmes. Il est devenu la norme de l'emploi féminin aux Pays-Bas ou en Allemagne. Si on considère le cumul entre le temps de travail rémunéré et les tâches non rémunérées, 31,5 % des travailleuses européennes ont des semaines égales ou supérieures à 70 heures, contre 13,5 % des hommes.

Un plaidoyer pour la prévention des risques professionnels
Stéphane Vincent

Réalisé par l'eurodéputée Karima Delli (Verts), le rapport " sur l'examen à mi-parcours de la stratégie européenne 2007-2012 pour la santé et la sécurité au travail " est en fait un plaidoyer pour une prévention des risques professionnels à l'échelle de l'Union. Il réclame d'ailleurs que la réglementation sur la santé au travail soit épargnée par les politiques d'économies engagées face à la crise.

Il suggère, entre autres, de mieux étudier et prendre en compte les risques spécifiques auxquels les femmes sont exposées, de donner à tous les salariés l'accès à la formation et au système de prévention, de garantir l'indépendance des professionnels de santé au travail et de mieux prévenir les troubles musculo-squelettiques, psychosociaux et les risques chimiques, en lien avec l'organisation du travail. Il demande aussi des sanctions pour les employeurs ne respectant pas leurs obligations. Enfin, il propose des mesures concrètes : renforcement de l'Inspection du travail avec l'objectif contraignant d'un inspecteur pour 10 000 salariés, création d'une liste européenne de maladies professionnelles, intégration de la santé et sécurité au travail dans les critères d'attribution des marchés publics...

Des propositions que la députée est venue exposer lors d'une journée organisée le 7 février dernier avec le site Basta ! (voir www.bastamag.net) et l'association Alter-médias sur le thème : " Transformer le travail, un enjeu politique ".

On constate également un accroissement des inégalités entre groupes socioprofessionnels. Le pourcentage de travailleurs estimant qu'ils pourront continuer à faire le même travail lorsqu'ils auront atteint l'âge de 60 ans a faiblement augmenté entre 2000 et 2010 : il est passé de 57 % à 59 %. En revanche, parmi les ouvriers, ce chiffre recule et passe sous la barre des 50 %, quel que soit le niveau de qualification. Enfin, des écarts importants en matière de démocratie au travail persistent entre les 27 pays membres de l'Union. En Finlande et en Suède, 85 % des travailleurs disposent d'une forme de représentation collective dans l'entreprise ou le secteur. La moyenne européenne se situe à 52 %, et on tombe en dessous de 25 % au Portugal.

Sombres perspectives

Cette dégradation des conditions de travail n'est pas concomitante à la crise. Elle la précède amplement. Mais la crise risque d'aggraver la tendance. De façon directe, en raison des politiques de précarisation de l'emploi. De façon indirecte, avec l'affaiblissement de la protection sociale, qui rendra plus difficile un retrait par rapport à des conditions de travail inacceptables. De ce fait, les pressions pour allonger la durée de la vie professionnelle vont exposer à des conditions délétères un pourcentage accru de travailleurs vieillissants. Face à cette réalité, différentes perspectives s'affrontent. Et plusieurs événements récents permettent de mesurer le caractère conflictuel des questions de santé au travail sur la scène communautaire.

Il semblait ainsi acquis qu'une nouvelle stratégie pour la santé et la sécurité au travail serait définie pour la période 2013-2020. La plupart des gouvernements et le monde syndical reconnaissaient les limites de la stratégie actuelle, centrée sur la question des accidents du travail. Même si les approches différaient, des compromis semblaient possibles sur un renforcement de la prévention contre les cancers professionnels et les troubles musculo-squelettiques. Or, depuis septembre 2011, sous l'impulsion de son président, José Manuel Barroso, la Commission européenne laisse entendre que, en période de crise, une nouvelle stratégie pour la santé au travail serait un luxe. De fait, les courants libéraux poussent à une mise en concurrence renforcée des conditions de travail, en réponse au basculement économique qui réduit la part de l'Europe dans la production mondiale. La Commission a retiré le renouvellement de la stratégie de son programme de travail pour 2012. Dans le meilleur des cas, elle reconduirait l'actuelle stratégie, inefficace ; dans le pire des cas, elle renoncerait à toute stratégie, pour la première fois depuis 1977.

En revanche, elle envisage déjà de créer une législation " à deux vitesses ". Elle annonce qu'" à partir de janvier 2012, toutes les futures propositions législatives de la Commission partiront du principe que les micro-entreprises en particulier doivent être exclues du champ d'application de la législation proposée ", sauf s'il est prouvé que leur intégration est nécessaire. Paradoxalement, l'organisation patronale européenne des PME se montre très réticente face à ce régime d'exception. Peut-être parce que cela entraînerait un durcissement des conditions imposées par les grandes entreprises donneuses d'ordre, sans bénéfice pour le patronat des PME.

Bonne résolution

De son côté, le Parlement européen défend une orientation différente sur la santé au travail. Le 15 décembre dernier, il a adopté une résolution, à l'initiative et sur la base d'un rapport d'une députée du groupe des Verts, Karima Delli, élue en France sur la liste Europe Ecologie-Les Verts. Ce rapport souligne, entre autres, l'importance d'une lutte contre les risques chimiques et préconise que les dispositifs de santé au travail incluent l'ensemble des travailleurs (voir encadré page ci-contre). Le texte adopté intègre néanmoins de nombreux amendements du Parti populaire européen (dont fait partie l'UMP) et de l'Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (à laquelle adhère le Modem). Même sur des questions qui semblaient acquises, comme la lutte contre l'amiante, le centre droit a imposé des reculs significatifs.

Depuis 1989, l'Europe a joué un rôle positif dans le développement des politiques de santé au travail. Dans des domaines particuliers, comme pour les produits chimiques avec le règlement Reach, des avancées ont encore pu être réalisées jusqu'à une période récente. Cette dynamique est arrivée à son terme. Deux hypothèses peuvent être envisagées. La plus optimiste miserait sur des mobilisations européennes autour des conditions de travail d'une ampleur suffisante pour modifier les rapports de force. La moins favorable est que l'écart s'accroîtra entre les situations nationales et, dans chaque pays, entre les catégories de salariés en fonction de leur niveau de précarité

Sur le net
  • 20 ans de conditions de travail en Europe : premiers résultats (à partir) de la 5e enquête européenne sur les conditions de travail, par Agnès Parent-Thirion et alii, 2010. Rapport disponible sur www.eurofound.europa.eu

  • Alléger les charges imposées aux PME par la réglementation - Adapter la réglementation de l'UE aux besoins des micro-entreprises,Commission européenne, 2011. Rapport disponible sur http://ec.europa.eu

  • Rapport sur l'examen à mi-parcours de la stratégie européenne 2007-2012 pour la santé et la sécurité au travail, par la députée européenne Karima Delli (Verts). Disponible sur www.europarl.europa.eu