Loi sur la réparation : 40 ans de contestation

par Catherine Omnès professeure en histoire (université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines) / juillet 2009

Dès son adoption, en 1898, la loi relative à la réparation des accidents du travail est contestée. Freinée par le patronat, sa révision est votée quarante ans plus tard, sous la pression de la Fédération nationale des mutilés et invalides du travail.

Adoptée le 9 avril 1898, la loi relative aux accidents du travail impute la responsabilité sans faute (sauf faute inexcusable) à l'employeur ; à compter du quatrième jour, ce dernier doit réparation à la victime, à savoir une indemnité forfaitaire plafonnée à 50 % du salaire moyen. Après plus d'un quart de siècle de batailles parlementaires, ce vote semble clore les débats politiques et établir un nouveau compromis social. Il n'en est rien. Loin de rallier le consentement de tous, le texte est immédiatement contesté, à la fois dans ses principes et dans son application, jugés trop peu favorables aux victimes. A la lumière des quatre décennies qui aboutissent à la refonte de la loi en 1938-1939, l'analyse de la contestation nationale met en évidence les sphères de mobilisation, les répertoires d'action et l'âpreté des rapports sociaux qui président à la reconnaissance et à la prise en charge de la réparation du risque professionnel.

Luttes parlementaires

La contestation s'exprime d'abord dans le champ parlementaire, portée par les milieux de la Réforme sociale1 . Jusqu'à la Première Guerre mondiale, dans le but d'améliorer la protection des travailleurs, près de dix propositions de loi sont soumises et discutées au Parlement et plusieurs rapports sont déposés sur le bureau de la Chambre des députés par la commission des assurances et de prévoyance sociales. Les milieux patronaux (chambre de commerce de Paris, organisations professionnelles) suivent de très près chaque projet et interviennent auprès des instances parlementaires pour faire entendre leur voix et défendre leurs intérêts. Ainsi, dès sa création en 1901, l'Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) multiplie les délégations auprès de la Chambre et de la Commission sénatoriale et se félicite souvent d'avoir été entendue. En contraste, du côté ouvrier, la mobilisation collective autour de la réforme de la loi de 1898 semble rare et difficile. Aussi faut-il attendre 1920 pour que se mette en place, en marge des syndicats, une nouvelle forme de mobilisation et d'organisation sur le modèle des associations d'anciens combattants et de mutilés de guerre.

En 1920 est créée la Fédération nationale des mutilés du travail, intitulé enrichi du terme " invalides " en 1928 (voir " Repère "). La FNMIT rassemble en 1939 près d'un million d'adhérents encadrés dans 90 groupements départementaux. Pour donner de la visibilité aux accidentés du travail et dénoncer l'injustice qui leur est faite, elle organise des actions symboliques, telles que des marches et délégations de mutilés, souvent les plus estropiés, à la Chambre et à la présidence du Conseil. Elle suscite la création, en 1921, d'un groupe parlementaire de défense des mutilés et invalides du travail et fonde en 1923 le journal Le Mutilé du travail. Parallèlement, elle développe une expertise juridique qu'elle met au service de ses adhérents et sur laquelle elle construit une plate-forme de revendications et son action de lobbying. La FNMIT devient une force de proposition écoutée et investie d'un pouvoir de négociation avec l'Etat, le patronat et les compagnies d'assurances. L'orientation juridique et législative de son action la démarque de plus en plus du mouvement syndical, dont elle se réclamait au départ. L'affirmation de son indépendance à l'égard du syndicalisme et sa proximité avec le puissant mouvement des anciens combattants permettent à la FNMIT d'élargir son audience et d'inscrire la mobilisation des victimes d'accidents du travail dans le sillage des mutilés de guerre.

Repère

La Fédération nationale des mutilés du travail, fondée en 1920, a changé plusieurs fois d'intitulé au fil du temps. Elle est successivement devenue Fédération nationale des mutilés et invalides du travail (1928), Fédération nationale des mutilés du travail, assurés sociaux, invalides civils et leurs ayants droit (1949), Fédération nationale des accidents du travail et des handicapés (1985) et Association des accidentés de la vie (2003). Celle-ci compte aujourd'hui 200 000 adhérents.

Revaloriser les indemnités

Cette mobilisation comporte trois volets, dont l'enjeu est d'assurer une meilleure protection des victimes et une répartition plus équitable des responsabilités : remettre en question à la fois les fondements et les dispositifs de la loi de 1898 ; revaloriser les indemnités ; étendre la sphère de compétence de la loi face à un patronat soucieux de limiter le coût financier du risque professionnel et de garder la maîtrise de la sécurité dans l'entreprise.

Le principe du forfait, qui implique le partage de la charge du risque entre le patron et les ouvriers, est immédiatement et prioritairement contesté ; les propositions de loi de 1902, 1927 et 1938 lui substituent la logique de la réparation intégrale, portant le maximum de l'indemnité à 100 % du salaire moyen. De même est revendiquée la suppression du délai de carence. Le deuxième axe de mobilisation concerne l'indemnisation des incapacités inférieures ou égales à 10 %, très nombreuses et non couvertes par la réparation. La proposition de loi de 1902 prévoit une indemnisation minimum d'un cinquième du salaire moyen. Puis, dans un contexte inflationniste - les prix sont multipliés par six entre 1914 et 1926 -, c'est l'ensemble du barème des indemnisations qui fait l'objet d'une demande de révision pour compenser la perte de pouvoir d'achat des accidentés du travail. Enfin, l'action collective vise à élargir le champ de la loi à toutes les catégories de travailleurs, à d'autres risques déjà couverts dans les pays voisins (maladies professionnelles, accidents de trajet), à de nouveaux droits (prévention, rééducation gratuite, contrôle du risque par des délégués à la sécurité) et à de nouveaux espaces (Alsace-Lorraine).

Au prix d'une grande persévérance, la mobilisation législative et sociale permet de renégocier à plusieurs reprises le compromis de 1898. Pendant la Belle Epoque, les propositions de loi sont systématiquement bloquées. Une seule est votée, le 31 mars 1905, mais elle n'apporte qu'un correctif mineur : elle ne fait que déplacer le curseur du forfait de 50 % à 60 % du salaire moyen et elle fixe, sous la pression de l'UIMM, un maximum pour les frais d'hospitalisation et un tarif pour les frais médicaux et pharmaceutiques. On est loin de la réparation intégrale revendiquée dès cette époque.

Avancées lentes et limitées

Les renégociations portent par la suite sur la revalorisation des rentes. Les révisions du barème sont retardées au maximum - elles sont votées en 1922, en 1927 et 1931. De plus, elles sont limitées dans leur impact par un marchandage intraitable sur les taux de revalorisation et sur le champ des bénéficiaires : seules sont ciblées les catégories les plus vulnérables, les rentes les plus anciennes et celles des ayants droit des victimes décédées.

A partir de la stabilisation du franc, les correctifs s'attaquent de nouveau au fondement de la loi, sans parvenir à imposer la réparation intégrale. Le maximum d'indemnisation est relevé aux deux tiers du salaire moyen (loi du 30 avril 1931) et le bénéfice de la rééducation professionnelle gratuite obtenu par les mutilés de guerre est étendu aux accidentés du travail. Mais il faut attendre les lois du 1er juillet 1938 et du 16 juin 1939 pour que le texte de 1898 soit entièrement refondu, sur la base d'un projet remontant à 1927, et qu'une forte revalorisation des rentes soit acquise, incluant désormais les petites incapacités (de 10 à 19 %).

Les avancées juridiques, lentes et limitées, doivent ainsi davantage à la détermination des juristes et des milieux de la Réforme sociale, puis à celle d'un groupement de défense catégorielle, qu'à la pression du mouvement syndical. La création de la Sécurité sociale et, surtout, à partir des années 1970-1980, le soutien apporté à une logique préventive par un mouvement social d'un type nouveau, par les associations de victimes et par le volontarisme du droit communautaire feront entrer la loi dans une deuxième phase de son histoire.

  • 1

    Nébuleuse réformatrice qui regroupe des personnalités d'origines sociales, politiques et religieuses diverses, mais réunies, notamment, par la volonté de faire adopter une législation protégeant davantage les travailleurs.

En savoir plus
  • " De la Fédération des mutilés du travail à la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés. Une longue mobilisation pour une "juste et légitime réparation" des accidents du travail et des maladies professionnelles ", par Damien de Blic, Revue française des affaires sociales, 62e année, n° 2-3, avril-septembre 2008.

  • Cultures du risque au travail et pratiques de prévention. La France au regard des pays voisins, Catherine Omnès et Laure Pitti (dir.), éd. Presses universitaires de Rennes, 2009.