La loi sur la réparation divise la presse de 1910

par Frédéric Lavignette / octobre 2010

Abusive selon la presse conservatrice, insuffisante pour les journaux syndicaux, la loi de 1898 sur l'indemnisation des accidents du travail était, il y a cent ans, déjà contestée, tant dans ses principes que dans son application. Revue de presse.

Lors de la séance du jeudi 16 juin 1910 à l'Assemblée nationale, le ministre du Travail, René Viviani, est interpellé par la gauche de l'hémicycle. Ses anciens camarades socialistes, relate La Presse du lendemain, lui font remarquer que la loi sur les accidents du travail votée douze ans auparavant ne bénéficie toujours pas aux travailleurs agricoles et qu'il serait temps d'améliorer le sort des " six millions de salariés sans propriété " dépourvus de tout recours en cas de " malheur professionnel ". Patience, patience, rétorque le ministre, désormais converti aux idées de son gouvernement radical : le projet de loi devrait être débattu sans trop tarder, il a été déposé au début de la législature... en 1906.

Pour l'heure, selon les dispositions de la loi du 9 avril 1898, le régime d'indemnisation forfaitaire des accidents survenus " au temps et au lieu du travail " ne s'applique qu'aux seules exploitations industrielles. Les ouvriers peuvent ainsi réclamer une réparation en cas d'accident, la responsabilité de celui-ci étant imputée à l'employeur. Si le texte a été étendu aux travailleurs des exploitations commerciales par la loi du 12 avril 1906, il demeure, en 1910, quelques laissés-pour-compte en faveur desquels il faudra encore oeuvrer. En particulier les travailleurs des champs, qui devront attendre la loi du 15 décembre 1922 pour accéder au système de réparation.

Les médecins " assimilables à des patrons "

L'existence de ces premières avancées sociales est déjà énorme pour beaucoup de victimes d'accidents du travail, mais la presse ouvrière d'il y a cent ans, tout comme les députés de gauche, n'est pas pour autant satisfaite. La juste application de ce dispositif doit en effet être surveillée en permanence, tant le patronat essaie de s'y soustraire.

Tout au long de l'année 1910, pour prévenir ses lecteurs des perfidies patronales, L'Action syndicale, l'hebdomadaire des travailleurs du Pas-de-Calais et du Nord, ne manque d'ailleurs pas de rappeler les principaux points du texte dans chacun de ses numéros. De son côté, l'Union des syndicats ouvriers du département de la Seine publie dans les journaux militants locaux des avertissements réguliers allant dans le même sens : " Pas de fausse honte, camarades : déclarez les accidents dont vous êtes victimes pendant le travail, si légers soient-ils. " Elle conseille même aux salariés blessés de réagir immédiatement, devant témoins, car " l'adversaire affirmera, soyez-en sûr, que vous vous êtes blessés ailleurs et vous ne pourrez pas prouver que vous avez raison ".

La méfiance des travailleurs ne se cantonne cependant pas aux seuls patrons et à leurs dérobades. Appelés à constater l'état de la victime après un accident professionnel, les médecins - et pas uniquement ceux proposés par le chef d'entreprise ou sa compagnie d'assurances - sont eux aussi mis à l'index par la classe ouvrière. Aux yeux des syndicalistes, rapporte Le Temps du 21 mai 1910, ils sont " assimilables à des patrons ", parce qu'ils " ont généralement à leur service une bonne ou un valet de chambre, parfois un cocher ou un chauffeur ". Compte tenu de cette appréciation, la confiance du salarié vis-à-vis du praticien est rompue.

" Rentes à boire "

D'un autre côté, les médecins sollicités après un accident sont soupçonnés par la classe dominante d'être " complices des travailleurs ". Avec leur aide, affirme dans son édition de juin 1910 La Revue clinique, un périodique médico-chirurgical axé sur le thème des accidents du travail, les déclarations abusives sont nombreuses et l'ouvrier se tire très " avantageusement " de sa situation de victime. En reprenant à son compte les réflexions du Dr Petitjean, un sénateur qui estime pourtant que la loi du 9 avril 1898 est " une des meilleures et des plus justes de nos lois de la Troisième République ", le mensuel déplore la connivence de quelques médecins, " véritables professeurs de simulation, donnant aux ouvriers des leçons d'exagération et de simulation ". Avec le diagnostic de ces " apaches de la médecine ", indique La Revue clinique en faisant référence au nom donné aux voyous de l'époque, certains lumbagos " étrangement persistants " ainsi que certaines lésions soigneusement entretenues - " Il est si simple d'enlever un pansement, d'y introduire des saletés pour empêcher la cicatrisation " - sont imputés à des accidents du travail et se font indemniser par le patron. Ainsi, par le biais de " tous ces risques payés d'une façon certaine et assurée " grâce à la loi, l'ouvrier parvient à obtenir de généreuses " rentes à boire "

Pour sa part, Henri Ranoux, journaliste à La Bataille syndicaliste, dénonce le caractère forfaitaire de l'indemnisation en cas d'accident du travail et plaide en faveur de la réparation intégrale. Point de vue qu'il résume dans Les lois ouvrières mises à la portée de tous, guide pratique édité en 1910 : " Au contraire du droit commun, la législation spéciale des accidents du travail n'accorde pas une réparation entière du préjudice causé par l'accident à la victime. C'est toujours, quelle qu'en soit la gravité, une réponse partielle. " Par exemple, si l'accident entraîne l'incapacité absolue et permanente, la victime a droit à une rente égale aux deux tiers de son salaire annuel. Si l'incapacité est partielle, mais tout aussi permanente, sa rente est alors " égale à la moitié de la réduction que l'accident aura fait subir à son salaire "

" Maître de la société moderne "

Pour les interruptions momentanées d'activité, un texte du 31 mars 1905, modifiant celui de 1898, fait passer de trois à dix jours la durée d'incapacité de travail au-delà de laquelle la victime peut percevoir une indemnité journalière. " Par suite de cette clause, note Le Nord mutualiste du 10 mars 1910, les médecins, même sans coupable complicité, sont portés, pour ne pas priver les sinistrés du bénéfice de la loi, à fixer l'incapacité de travail au moins à onze jours, même pour des accidents légers qui ne nécessiteraient pas plus de deux ou trois jours de repos. " Les cas d'accidents légers sont les plus nombreux et les sociétés de secours mutuels qui doivent indemniser les journées d'incapacité de travail voient leurs charges augmenter démesurément, en raison de la longueur du délai de carence. Le Conseil supérieur de la Mutualité de 1910 préconise donc " que le législateur fasse partir, sans distinction, l'indemnité temporaire du lendemain de l'accident, mesure qui aurait pour résultat de réduire à une juste limite la durée de l'incapacité de travail ". Avec le temps, cet argument finira par s'imposer.

Repère
  • La loi du 9 avril 1898 place sous le régime du risque professionnel les accidents du travail survenus dans les exploitations industrielles.
  • La loi du 31 mars 1905 étend à une durée de plus de dix jours l'incapacité de travail qui donne droit à l'indemnité journalière.
  • La loi du 12 avril 1906 étend la loi fondamentale de 1898 aux exploitations commerciales.
  • La loi du 15 décembre 1922 étend à tous les salariés de l'agriculture la législation sur les accidents du travail.

Dans la presse de droite conservatrice, un sentiment va néanmoins longtemps perdurer, exprimé en ces termes dans Le Gaulois du 14 novembre 1910 par un rédacteur signant " Un désabusé " : " Le maître de la société moderne est l'ouvrier, ou, comme nous disons, le travailleur, représentant seul le travail ici-bas, jusques et y compris les jours où il refuse de travailler. Intangible et sacré, les lois ne fonctionnent que pour lui. Moi, je veux bien. Tout de même, l'ouvrier moderne me paraît bénéficier d'un statut personnel excessif et particulier. Il abuse "