" Le médecin du travail n'est pas dans la gestion des risques "

par Nathalie Quéruel / janvier 2011

Nicolas Sandret, secrétaire général adjoint du syndicat des médecins-inspecteurs du travail, revient sur le projet de réforme de la médecine du travail. Pour lui, le texte entretient la confusion sur le rôle de cet acteur de santé publique.

Le Conseil constitutionnel a rejeté les articles de la réforme de la médecine du travail incluse dans la loi sur les retraites. Toutefois, le même texte est devenu une proposition de loi, défendue par les sénateurs centristes. Quel est son esprit ?

Nicolas Sandret : En toile de fond, il y a une tension entre, d'une part, la demande sociale et la demande patronale dans les entreprises et, d'autre part, la volonté légitime de l'Etat, dans le cadre de sa responsabilité de santé publique, de pouvoir conduire des actions prioritaires.

En théorie, ces demandes pourraient être liées, mais ce n'est que rarement le cas dans la vraie vie ; de toute façon, le manque de ressources, médicales notamment, ne le permet pas. Et ce texte, qui est censé permettre cette articulation, crée au contraire de nouvelles sources de contradictions pour les professionnels.

Quelles sont ces nouvelles sources de contradictions ?

N. S. : Comment les services vont-ils gérer à la fois les demandes locales et nationales ? Et comment s'articuleront-elles avec les propres observations des médecins du travail ? On peut conjecturer que les choix pèseront sur l'exercice des médecins du travail et des intervenants en prévention des risques professionnels. Si la priorité est de participer à une enquête nationale ou d'agir sur les troubles musculo-squelettiques dans un secteur donné, cela peut mettre en porte-à-faux un médecin du travail qui estimerait, lui, que sur son secteur la priorité serait plutôt la prévention des expositions aux solvants. Il y a un risque d'atteinte à l'indépendance des médecins si le service lui impose d'accompagner telle ou telle action prioritaire au détriment d'autre chose. Cette source potentielle de difficulté est renforcée par les différences de statut dans les équipes de santé au travail, l'indépendance des intervenants en prévention des risques professionnels n'étant pas garantie.

Un article de la proposition de loi stipule que " les services de santé au travail ont pour mission exclusive d'éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ", reprenant au mot près la définition de celle du médecin du travail. Est-ce une avancée ?

N. S. : Déjà, la formulation de la mission du médecin du travail - qui n'est pas nouvelle - entretient le doute sur ses responsabilités et sur celles de l'employeur. C'est bien à l'employeur qu'il revient d'empêcher toute altération de la santé du fait du travail. Le médecin, lui, n'a qu'une mission de veille et d'alerte. Et sa déontologie l'oblige à agir dans l'intérêt exclusif de la santé des salariés. Cela signifie qu'il n'est pas l'arbitre des choix entre la santé et l'équilibre économique de l'entreprise. Il n'est donc pas dans une mission de gestion des risques, avec la hiérarchisation des mesures que cela implique.

En reprenant cette même définition trompeuse pour les services de santé au travail, le projet de loi entretient une confusion entre ce qui ressort de l'identification des risques et ce qui a trait à leur gestion. Surtout dans un cadre de renforcement de la mission du directeur du service et du pouvoir du conseil d'administration, fût-il paritaire. Or l'affaire de l'amiante nous a au moins appris qu'il était impératif, dans une démarche de santé publique, de séparer de façon cloisonnée évaluation et gestion des risques. C'est d'ailleurs ce qui se fait au niveau national avec l'Institut de veille sanitaire et les agences de sécurité sanitaire.

Il est donc primordial, à l'intérieur des services de santé au travail, de séparer clairement les missions des médecins du travail de celles des autres intervenants, d'autant plus qu'il y a une demande forte d'assistance à la prévention de la part des petites entreprises.

Le texte ne va-t-il pas dans ce sens lorsqu'il indique que les médecins du travail ayant constaté la présence d'un risque pour la santé des salariés devront désormais proposer par écrit " des mesures visant à la préserver " ?

N. S. : Au contraire, cette mesure renforce la confusion. Le médecin n'est pas compétent pour proposer des mesures de prévention. Ce n'est pas son métier, ni sa formation. S'il s'agissait, comme cela était proposé dans le rapport du Conseil économique, social et environnemental, de demander au médecin du travail de signaler par écrit à l'employeur un risque et de contraindre ce dernier à répondre sur ce qu'il a l'intention de prendre comme mesures de prévention, là, on serait bien dans le rôle d'alerte du médecin du travail. Mais avec cette formulation, le texte s'obstine à vouloir abolir la frontière entre identification et gestion des risques. Le meilleur moyen pour mettre à mal la médecine du travail.