Karine Djemil, médecin du travail - © D. R.
Karine Djemil, médecin du travail - © D. R.

Les médecins du travail face au harcèlement et à l'Ordre

par Anne-Marie Boulet / octobre 2018

Les condamnations, par la justice ordinale, de médecins ayant attesté de harcèlement moral ou sexuel au travail ont choqué la communauté médicale et les associations de victimes. Ces décisions ignorent la parole des femmes et compromettent la prévention.

Pendant des années, nous sommes passés à côté du harcèlement sexuel au travail, déplore la Dre Karine Djemil. Au sein de mon service de santé au travail, nous estimons que dans 50 % des cas de harcèlement moral, on trouve du harcèlement sexuel." C'est pour avoir établi un lien entre l'état de santé très dégradé (syndromes dépressifs sévères, tentative de suicide) de deux salariées et leur travail que cette médecin du travail de Seine-Saint-Denis a été lourdement sanctionnée par la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins : six mois d'interdiction d'exercer, dont trois fermes. Les deux femmes qu'elle suivait, l'une employée de commerce, l'autre secrétaire dans une entreprise, subissaient un double harcèlement, moral et sexuel.

La justice ordinale reproche notamment à Karine Djemil d'avoir établi "des études de poste litigieuses", qui favoriseraient les salariées devant un conseil de prud'hommes. "Mes écrits et mon diagnostic reposent sur une véritable investigation, à la fois clinique et relative aux conditions de travail", se défend la praticienne. Aux yeux du Dr Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), "les décisions des instances disciplinaires renient ce qu'avait acté le Conseil national de l'Ordre des médecins il y a trois ans. Celui-ci avait en effet stipulé en 2015, après concertation de toutes les parties, que le médecin du travail avait le droit d'attester du lien entre santé et travail".

 

Multiplication des plaintes

Les certificats initiaux en vue d'une déclaration en accident du travail ou maladie professionnelle sont établis par des médecins du travail, mais aussi, dans les cas d'atteintes psychiques, par des généralistes ou des psychiatres. Ces dernières années, le Dr Alain Carré, de l'association Santé et médecine du travail (SMT), a vu le nombre de plaintes contre ces praticiens augmenter sensiblement. Selon lui, entre 100 et 200 employeurs contestent chaque année des avis médicaux, "dont la moitié émane de médecins du travail". Car, depuis 2007, les chambres disciplinaires de l'Ordre ne sont plus simplement des instances statuant sur des plaintes de patients ou d'autres praticiens. Un décret, contesté, les autorise à se saisir également de celles qui sont émises par d'autres parties se considérant lésées par des actes ou des écrits de médecins. Les employeurs se sont engouffrés dans cette brèche judiciaire. En contestant des écrits (attestations, certificats) de médecins du travail, de psychiatres ou de généralistes, ils peuvent espérer affaiblir la valeur de ces pièces produites par des salariés devant les conseils de prud'hommes ou les tribunaux des affaires de Sécurité sociale.

Dans leur argumentaire, les juges ordinaux, semblant désormais exiger des médecins qu'ils apportent la preuve du lien entre la dégradation de la santé et les conditions organisationnelles du travail, reprochent aux praticiens leur "subjectivité". "De la subjectivité, il y en a forcément un peu, car il est impossible de faire l'économie de la parole des victimes", note Nicolas Chaignot Delage, chercheur en sciences humaines du travail. Or, au cours de ces procédures disciplinaires, les victimes ne sont jamais invitées à s'exprimer, rendant ainsi leurs atteintes professionnelles invisibles, mais aussi inaudibles.

Intervenues dans le courant du printemps, soit après la divulgation, en octobre 2017, de l'affaire Weinstein et ses répercussions sur les réseaux sociaux du monde entier, les sanctions prononcées à l'encontre de Karine Djemil et d'une psychiatre, Gaël Nayt, prouvent, selon l'Union syndicale de la psychiatrie, que "l'Ordre des médecins se montre résolument aux côtés des employeurs". "Cela démontre aussi une incompréhension totale des mécanismes de fonctionnement de la médecine du travail", renchérit Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens CGT (Ugict-CGT) et pilote du collectif confédéral "Femmes-Mixité".

 

Une victime vue comme le "mouton noir"

Ces décisions vont de surcroît clairement à contre-courant de la volonté affichée par les pouvoirs publics de mieux prendre en considération les violences faites aux femmes. Car il y a urgence à réagir (voir "Repère"). Toutes les professions sont concernées, même si les femmes isolées, précaires, exerçant des métiers à horaires décalés - notamment dans les secteurs de la propreté, du médico-social et des hôpitaux - ainsi que les jeunes en formation (apprenties, stagiaires) sont particulièrement exposées1 . Dans le public comme dans le privé.

 

Repère: Harcelement au travail

Dix viols ou tentatives de viol par jour, en France, sur le lieu de travail, ont été recensés par l'Insee en 2007. Une enquête publiée en 2014 par le Défenseur des droits indique qu'une femme active sur cinq dit avoir été confrontée à une situation de harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle. Seuls trois cas sur dix sont rapportés à l'employeur. Cependant, les femmes parlent à leur entourage de ces problèmes (27 % n'en parlent à personne). En revanche, elles ne portent plainte que dans 5 % des cas. Le harceleur, lui, n'est condamné que dans seulement 6 % de ces cas.

"Les répercussions sur la santé de la victime seront d'autant plus graves si l'employeur reste dans le déni, observe Sophie Binet. Or, bien souvent, la hiérarchie a tendance à couvrir le harceleur au prétexte que c'est un bon professionnel, qu'il est performant." La victime, elle, est vue comme le "mouton noir" qui, en dévoilant les faits, déconstruit le collectif de travail. Les rapports de travail, où s'exercent domination et soumission, sont propices au harcèlement. Françoise Lignier, animatrice du collectif santé-travail de la Fédération de l'éducation, de la recherche et de la culture (Ferc-CGT), relève que "le harcèlement moral est devenu un outil de management, ce qui a permis le développement du harcèlement sexuel. Les deux formes de harcèlement ont souvent une imbrication étroite".

Le témoignage de Marion, maîtresse de conférences à l'université Paris 8, est assez éclairant : "Lorsque j'étais doctorante, à Paris 1, je travaillais pour un bureau d'études associé à l'université. J'étais la seule salariée. J'avais tout le temps mon patron avec moi. Très vite, les clients se sont mis à me demander, moi. Les dénigrements ont commencé. Au bureau, c'étaient des blagues à caractère sexuel. Lorsque je lui tendais quelque chose, du café, des photocopies, il laissait traîner sa main sur la mienne...." Marion écrit à l'un des associés du bureau d'études. Non seulement ce dernier ne lui répond pas, mais il transmet son écrit à son patron. Menaces sur sa carrière future, amplification des dénigrements. "J'ai été alors vraiment très mal. Je ne dormais plus, je me sentais nulle, j'avais des pensées morbides et j'avais peur de dormir seule dans l'appartement quand ma colocataire n'était pas là." Elle réussit à obtenir de son directeur de thèse de rédiger sa recherche de chez elle. Mais le harcèlement moral a continué : "Le patron m'appelait plusieurs fois par jour chez moi." La jeune femme analyse maintenant : "J'étais très jeune. A l'université, il faut vraiment offrir une protection fonctionnelle aux victimes, et non aux agresseurs. Au mieux, ces derniers sont déplacés. Et recommencent. La mémoire des actes se perd."

 

Fort investissement syndical

Marion, comme de nombreuses autres victimes, n'ira pas au bout d'une démarche juridique pourtant entamée. Elle a eu envie d'aller de l'avant et a passé surtout beaucoup de temps à se reconstruire. C'était il y a près de dix ans, avant la loi de 2012 introduisant le harcèlement sexuel dans le Code du travail, et aussi avant l'affaire Weinstein. En ce sens, assure la jeune femme, on constate un avant et un après cette affaire : "Aujourd'hui, les femmes se sentent davantage en droit de dénoncer leur supérieur." Il n'en demeure pas moins que la fragilité économique, l'absence de perspectives de travail entravent lourdement les moins diplômées.

Laetitia Bernard, juriste et chargée de mission à l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT)2 , rappelle qu'"il est important pour les salariées de saisir tous les interlocuteurs potentiels, dans et à l'extérieur de leur lieu de travail : employeurs, syndicats, CSE, médecine du travail, Inspection du travail". Sur le plan pénal, remarque-t-elle, "le contexte paraît plus favorable qu'il y a dix ou même cinq ans. Nous avons, ces deux dernières années, davantage de dossiers de viols renvoyés devant une cour d'assises. Mais il y a encore beaucoup trop de classements sans suite illogiques".

Il faut souligner l'investissement, par les syndicats, de ce champ de pathologies professionnelles liées aux conditions de travail. L'AVFT dispense des formations aux organisations et entreprises, publiques comme privées, et les demandes sont aujourd'hui nombreuses. Conjointement avec la CGT en Ile-de-France et avec la CFDT en Bretagne, l'association a remporté un appel d'offres de l'Etat pour un programme de sensibilisation et d'aide aux victimes. La CFE-CGC, de son côté, propose également des formations. Toutefois, malgré ces efforts, la société française peine encore à prendre la parole de ces victimes au sérieux.

Pour beaucoup d'interlocuteurs, les médecins du travail sont la clé d'une amélioration. L'un d'eux, Christian Expert, vice-président en charge de la santé au travail de la fédération CFE-CGC santé-social, propose des solutions "techniques" pour la façon de formuler les certificats médicaux initiaux : "Il y a toute une stratégie à suivre pour éviter les écueils dans la rédaction des certificats. Il faut des éléments concrets à mettre sur la table, sur le travail, l'organisation, le management. Et cela, le médecin psychiatre ne peut le faire car il n'a pas accès à l'entreprise." Par ailleurs, signale le praticien, "le harcèlement sexuel laisse souvent des traces, tels que des SMS, des mails...... Ces éléments vont constituer des faisceaux d'indices exigés par le juge. Tout comme un journal précis des événements, avec les faits, les dates et les heures. Il faut donc conseiller à la victime de les consigner par écrit. Et, bien sûr, essayer de retrouver des témoins, à commencer par les anciennes victimes, qui témoigneront plus facilement que les personnes encore en place."

 

Pour l'abrogation du décret de 2007

L'Ugict-CGT, à l'origine d'un collectif de soutien des médecins sanctionnés par la justice ordinale, exige l'abrogation du décret de 2007 permettant aux employeurs d'engager des procédures devant l'Ordre. "Sinon, les politiques de prévention resteront caduques", prévient Sophie Binet. L'AVFT a aussi pour objectif d'obliger les employeurs à respecter leurs obligations légales de prévention. "Sanctionner davantage les employeurs de manière effective, proportionnée et dissuasive, comme l'impose une directive européenne, s'avère nécessaire", soutient Laetitia Bernard. Nicolas Chaignot Delage reprend l'argument européen : si la loi française donne du harcèlement moral une définition large, "sur le harcèlement sexuel, elle va moins loin que le droit européen". Les procédures, aux prud'hommes ou au pénal, sont encore souvent longues et laborieuses. Mais le chercheur demeure optimiste : "Le droit peut aussi faire évoluer la façon dont la société s'approprie cette thématique, en étant plus audacieux. Cela pourrait advenir pour le harcèlement sexuel comme cela s'est produit, par exemple, pour l'amiante."

  • 1

    Lire "Les violences sexuelles, fruit de l'organisation", Santé & Travail no 101, janvier 2018.

  • 2

    Lire "Pour le respect des femmes au travail", Santé & Travail no 95, juillet 2016.

En savoir plus
  • Clinique du travail et évolutions du droit, par Nicolas Chaignot Delage et Christophe Dejours (dir.), PUF, 2017.

  • Le harcèlement moral au travail, par Marie-France Hirigoyen, coll. Que sais-je ?, PUF, 2017.