© Nathanaël Mergui/Mutualité française
© Nathanaël Mergui/Mutualité française

Nicolas Frize : metteur en sons du travail

par Nathalie Quéruel / janvier 2015

Porté par son "intérêt pour la vie sociale", le compositeur recueille sons, images et paroles des travailleurs, de l'hôpital à l'usine, en passant par La Poste. En découlent des créations qui valorisent la part invisible du travail.

En cette fin d'octobre, la Maison des métallos, à Paris, fait salle comble. Au programme, Etre sujets dans son travail, présenté lors de deux soirées musicales et participatives. Le chef d'orchestre de ce spectacle singulier, mêlant extraits de films, photos, ambiances sonores, lecture de témoignages, séquences musicales et interventions du public, est un homme à la silhouette d'adolescent et à la voix douce. Nicolas Frize, compositeur ou, comme il se définit, "dessinateur de partitions", donne d'emblée la tonalité de l'expérience : une plongée dans l'univers du travail pour explorer, non cette succession de tâches harassantes qui concourent à la production de biens, mais ce que chacun déploie d'intelligence et de sensibilité dans son activité professionnelle, "cette part du travail invisible que j'aime beaucoup". Au fil des deux heures et demie de chaque soirée, la voilà, cette part, qui se révèle au détour de paroles, d'images et de sons glanés par le compositeur, ici ou là, aux Archives nationales ou à la Manufacture des Gobelins, dans les usines automobiles, à La Poste ou à la RATP. L'ensemble donne à voir et entendre le corps au travail, la coopération, l'engagement, la répétition - toujours réactive - des gestes...

Le goût de l'engagement

Auteur de plus d'une centaine d'oeuvres orchestrales, instrumentales ou chorales, Nicolas Frize est, depuis toujours, proche du monde du travail, dans lequel il s'est fondu au cours de plusieurs résidences artistiques. Il l'explique tout simplement : "Je suis amoureux des gens au travail, de la virtuosité et de l'ingéniosité qu'ils mettent en oeuvre pour accomplir leur tâche au mieux, malgré d'éventuelles conditions difficiles." Issu d'une famille modeste des Hautes-Alpes, fils d'un militaire chasseur alpin, il pratique le piano pendant son adolescence, puis rejoint la capitale pour faire le Conservatoire national de Paris. A 18 ans, il vit pleinement les événements de Mai 68, adhère au slogan "Tout est politique", trouve le goût de l'engagement. Le jeune homme, passionné par les sons, suit la classe de Pierre Schaeffer, le père de la musique électroacoustique. Bénéficiant d'une bourse "Villa Médicis hors les murs", il passe quelques mois à New York comme assistant du compositeur John Cage. A son retour dans l'Hexagone, il enchaîne les commandes, allant de créations avec des choeurs d'enfants à des musiques pour la danse ou le théâtre. Ensuite, raconte-t-il, "j'ai voulu poursuivre ma voie en m'implantant dans des lieux, pas seulement des lieux culturels, mais aussi ceux de la vie quotidienne et du travail - les écoles, les hôpitaux, les usines, les prisons, etc. Je voulais mettre mon métier de compositeur en dynamique avec mon intérêt pour la vie sociale".

C'est ainsi que, sollicité par le comité d'entreprise de l'usine Renault de Billancourt, qui souhaite garder une mémoire du site avant sa fermeture, il enregistre les sons des 16 000 postes de travail, à partir desquels il créera la pièce musicale Paroles de voitures en 1986. Jean-Pierre Burdin, ancien responsable culture de la CGT, l'a rencontré à cette époque. "Nous partageons une même conviction, celle que la culture est émancipatrice pour les ouvriers, témoigne-t-il. La démarche de Nicolas Frize a permis de franchir une étape dans ce sens : il est l'auteur de créations partagées avec les travailleurs. Il n'est pas dans l'idéologie, mais au coeur du sensible."

A la tête de l'association Les Musiques de la boulangère, qu'il a fondée en 1975 pour mener ses projets, le compositeur poursuit inlassablement, entre autres, son investigation artistique de l'humanité au travail. Avec une idée force : que la musique - au sens large - soit une occasion de transformer les lieux et les gens. Le voilà donc une année à l'hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), où toutes les heures de la journée et de la nuit sont enregistrées, puis écoutées et revisitées avec les personnels. Une autre année est passée à Marseille, en résidence à La Poste, pour capter les nuances de ces métiers qui relient les individus par la correspondance. "Il reste, dans cette grande entreprise, un esprit de corps, d'équipe et de partage assez fort, constitutif de l'activité professionnelle, observe-t-il. C'est ce que j'essaie de faire vivre dans ma propre structure associative de huit salariés !"

Lorsque, en 2012, il rencontre le directeur de l'usine PSA de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) pour lui faire part de son idée d'une résidence sur le site, ce responsable acquiesce, après quelques secondes de perplexité. Il faut dire que la proposition est foisonnante : constitution d'une sonothèque du site, entretiens avec les employés sur la façon d'"être sujet dans son travail", création d'instruments musicaux à partir de pièces automobiles, affichage de photos et de partitions géantes... le tout aboutissant à une création musicale qui associera les salariés et s'ouvrira à des musiciens professionnels et aux habitants de la ville. "Même un patron a envie de rêver, s'amuse Nicolas Frize. Les projets qui font travailler les gens ensemble finissent par convaincre." Pour Damien Cru, ergonome et consultant en prévention, le compositeur est profondément à l'écoute de ce qui se passe autour de lui : "Il voit dans le travail quelque chose de l'ordre de la création, qui demeure sous-jacent et négligé par les travailleurs eux-mêmes. Il le met en lumière à sa façon."

Un journal "collectif et proliférant"

Son investissement ne s'arrête pas là. Suite à l'oeuvre musicale Dehors au dedans, née de rencontres avec des salariés de plusieurs secteurs, l'artiste prend sur ses deniers personnels pour fonder le journal Travails en 2009, aujourd'hui diffusé à 18 000 exemplaires par le canal artisanal, de la main à la main. Animé par un petit groupe de spécialistes du travail, ce quatre-pages grand format en noir et blanc, qui se veut "collectif et proliférant", a pour vocation de faire vivre la parole des "travaillants" sur différents thèmes : le langage, le temps, le corps, la discute et le collectif, la personne et la fonction, etc. "Je souhaitais prolonger l'expression sur le travail, entendue lors des entretiens menés pour Dehors au dedans, souligne Nicolas Frize. Montrer comment, en tant qu'être sensitif et pensant, chacun invente son métier. Cela me paraît d'autant plus important que ce discours positif sur l'activité professionnelle n'est pas tenu, ou si peu, dans l'espace public."

Nicolas Frize en 7 dates
  • 1950 : naissance à Briançon (Hautes-Alpes).
  • 1975 : sortie du Conservatoire national de Paris. Création de l'association Les Musiques de la boulangère.
  • 1986 : Paroles de voitures, à Renault-Billancourt.
  • 1995 : travail créatif à l'hôpital Delafontaine, à Saint-Denis.
  • 2006 : résidence à La Poste, à Marseille. Opération Dehors au dedans
  • 2009 : création du journal Travails.
  • 2012 : résidence à l'usine de PSA, à Saint-Ouen.

Selon Andrée Bergeron, historienne des sciences et membre du comité de rédaction de Travails, il ne faut pas se méprendre : "Nicolas n'ignore pas la face obscure du travail contemporain et ses aspects insupportables. En l'abordant sous un autre angle que ses difficultés, il fait exister la réalisation de soi dans le travail. Il est dans une démarche généreuse et fait partie de ces artistes investis, parce qu'il n'y a pas chez lui de dissociation entre oeuvre de création et questionnements sur la vie." Animé d'une inépuisable énergie, l'homme est sur tous les fronts et s'affirme comme un citoyen profondément impliqué dans les ressorts de la vie sociale. Il a ainsi créé des ateliers de travail dans les prisons de Saint-Maur et Poissy, avec la volonté de reconstruire chez les détenus des rapports sociaux autres que les rapports de force. Grâce à la culture, "qui a le pouvoir de réparer".

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