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Ce travail qui plombe le sommeil

par François Desriaux / juillet 2015

Dis-moi comment tu dors et je te dirai comment est ton travail... Il est maintenant bien établi que la plupart des contraintes physiques et psychiques de travail peuvent avoir une influence néfaste sur le sommeil, en termes de durée et de qualité. Il y a bien sûr le travail en horaires alternants, de nuit, et les longues journées. Mais pas seulement. L'insatisfaction dans son travail, le travail répétitif sous pression temporelle, la difficulté à concilier vie professionnelle et vie personnelle ou encore les efforts physiques lourds vont venir perturber le sommeil. Et c'est encore plus net avec le fait de devoir effectuer des choses que l'on désapprouve. Or ces troubles du sommeil ne sont pas bons pour la santé. Les mécanismes inflammatoires qu'ils déclenchent peuvent déboucher à la longue sur des pathologies chroniques lourdes. Ce n'est pas rien, surtout avec une population de travailleurs âgés qui augmente du fait du recul de l'âge de la retraite. S'inquiéter des troubles du sommeil chez les salariés quand on est médecin du travail ou élu de CHSCT n'est donc pas superflu. C'est même une façon de garder les yeux grands ouverts sur la santé au travail.

Les navigants aériens n'arrivent pas à fermer l'oeil

par Anne-Marie Boulet / juillet 2015

Les rythmes de travail des personnels navigants aériens sont à l'origine de troubles du sommeil et génèrent de la fatigue. Un risque davantage pris en charge du point de vue de la sécurité que de ses effets sur la santé. Enquête à Air France.

Dans le secteur aérien, les pilotes et personnels navigants commerciaux (stewards, hôtesses de l'air, chefs de cabine) savent que leur travail peut être source de troubles du sommeil et de fatigue. Ce que confirme le baromètre établi en 2012 par l'European Cockpit Association (ECA), association regroupant des organisations de pilotes de 36 pays d'Europe, qui signale que "la fatigue est une réalité chez les pilotes". Si son amplitude varie d'un pays à l'autre, globalement, 4 pilotes sur 5 affirment se débrouiller avec la fatigue pendant qu'ils sont dans le cockpit. C'est le cas pour 85 % d'entre eux en Autriche, 89 % en Suède, 92 % aux Pays-Bas et 93 % au Danemark. Pour leur part, 65 % des pilotes français déclarent être gênés durant leurs vols par le "syndrome des paupières lourdes". Cette enquête a été effectuée auprès de 6 000 pilotes, en préalable aux négociations sur les nouvelles réglementations européennes concernant les temps de vol et de repos qui, en février 2016, vont remplacer les divers textes nationaux, jugés trop hétéroclites.

Repères

L'emploi des pilotes se précarise. C'est ce que révèle une étude de l'université de Gand, en Belgique, publiée en février dernier : "Atypical Forms of Employment in the Aviation Sector" (Y. Jorens, D. Gillis, L. Valcke et J. De Coninck, European Commission). Ainsi, dans l'Union européenne, un pilote sur six et près de quatre sur dix pour les moins de 30 ans sont aujourd'hui des travailleurs indépendants ou des intérimaires. Les compagnies low cost sont particulièrement concernées par ces formes d'emploi atypiques. Avec une question : quel sera le suivi des troubles du sommeil et de la fatigue pour ces pilotes qui n'ont aucun lien avec la compagnie pour laquelle ils opèrent ?

Entre les pays européens, les disparités existent bel et bien, note Patrick Magisson, commandant de bord à Air France et rapporteur de la commission technique du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL) sur les questions de fatigue : "L'Irlande, par exemple, est au niveau zéro de la prise en compte de la fatigue. Cependant, pour certains pays - comme la Grande-Bretagne - qui disposaient de très bonnes réglementations pour les pilotes, les changements vont se traduire... par du moins bien." Car l'Europe a décidé d'aligner tout le monde sur les mêmes critères. "A Air France,les nouvelles dispositions ont commencé à être intégrées fin 2012. En 2016, il ne devrait donc pas y avoir de chamboulement massif", observe Patrick Magisson.

Rotations à risque

Si les futurs règlements ne font pas l'unanimité chez les pilotes, un élément se révèle positif : l'obligation, pour les compagnies aériennes, de se doter de "systèmes de gestion du risque fatigue". Un article pluridisciplinaire publié en 20081 pointe les enjeux liés à la mise en place de ces systèmes, notamment dans les compagnies aériennes spécialisées dans le court-courrier. Pour les auteurs de l'article, "les difficultés principales associées à la mise en oeuvre de ces systèmes de gestion de sécurité du risque fatigue (SGS-RF) concernent l'aspect multifactoriel de la fatigue (en particulier les facteurs individuels) et le caractère non linéaire du lien entre la fatigue et la sécurité". L'article constate ainsi "une forte variabilité du risque de fatigue associée à des repos réduits" pour les vols courts, celle-ci s'expliquant "essentiellement par l'enchaînement de ces repos réduits à l'intérieur d'une séquence de rotations et par l'effet cumulatif qui en résulte". Une rotation est une succession de vols partant de la base d'affectation et y revenant, assurée en général par un seul et même équipage. Pour bien faire, les auteurs de l'article préconisent "une gestion des plannings qui prenne en compte les successions de rotations et non pas des rotations isolées".

Les temps de repos sur les vols courts sont justement au centre des craintes exprimées par les syndicats européens de pilotes. Sur ce point, l'Agence européenne de la sécurité aérienne (Aesa) semble privilégier la souplesse réclamée par les compagnies aériennes pour des motifs de concurrence et de rentabilité"Nous avons un problème de fond avec trois filiales d'Air France - Airlinair, Brit Air et Régional -, regroupées sous l'enseigne Hop ! et spécialisées dans les vols régionaux, indique Patrick Magisson. Malgré les réglementations européennes, des dérogations seront possibles dans certains cas, et les filiales souhaiteraient garder les repos réduits qu'elles pratiquent. L'aviation civile serait d'accord. Le souci, c'est que leurs navigants le sont aussi." Ce qui fait dire à l'élu du SNPL : "Cela rend le débat extrêmement difficile, car il nous faut aussi convaincre les collègues que ces propositions ne sont pas bonnes pour eux."

Des vols courts mais intenses

Les vols courts, même encore maintenant, sont considérés comme moins perturbants pour l'organisme humain que les vols intercontinentaux. De même, la durée de vol prévaut dans les esprits pour définir la présence d'un risque de fatigue. Or il existe une autre approche de cette dernière, fondée sur l'intensité des tâches à accomplir pendant le vol. Selon une étude réalisée en 19962 pour la direction générale de l'Aviation civile (DGAC), la durée et l'intensité des tâches réalisées par les personnels navigants se traduisent par des différences à la fois dans les manifestations de la fatigue et dans les processus de récupération. Un type de fatigue n'est pas forcément moins pénible qu'un autre. Il est simplement différent.

En témoigne l'expérience de Stéphane Pasqualini, chef de cabine à Air France depuis quinze ans, membre du Syndicat national du personnel navigant commercial (SNPNC) et délégué du personnel. Il est à la fois chef de cabine et chef d'équipe, sa fonction est multiple : signaler tout retard ou dysfonctionnement, gérer les tâches commerciales, la sécurité relative aux passagers (consignes et évacuations), le secourisme, ainsi que la sûreté. Une polyvalence qui demande une attention aux passagers de tous les instants. Il confie : "Je travaille en court-courrier parce qu'en long-courrier je n'arrivais plus à gérer ma fatigue. Les premiers temps, le changement de rythme a été bénéfique. Puis je me suis mis à souffrir d'insomnie. La fatigue est différente qu'en long-courrier, mais il y en a une. J'effectue quatre vols par jour : par exemple, un aller-retour sur Amsterdam et un aller-retour sur Rennes. Le matin, je commence à 5 heures et je finis vers 15-16 heures. Vingt minutes après la fin de chaque dépôt au sol, je redécolle. Pas le temps de décompresser. Je me lève à 3 heures du matin pour me préparer, rejoindre l'aéroport et organiser mon vol. Cela, deux jours d'affilée. Les deux jours suivants, je peux être d'après-midi et suis alors censé dormir le matin. Sauf que je me réveille quand même à 3 heures."

Ces problèmes de sommeil et de fatigue sont au menu de la formation des personnels navigants et Air France informe ses salariés des risques qui peuvent y être liés, comme le précise le service de presse de la compagnie : "Nous avons un module de formation, sur iPad, spécifique au risque fatigue. Chacun en dispose." Cet accompagnement des pilotes et personnels navigants commerciaux (PNC) permet-il pour autant de conjurer la fatigue liée aux conditions de vol ? Pour certains, le fait d'en connaître les tenants et aboutissants ne suffit pas à la faire disparaître. Comme le résume Stéphane Pasqualini, "entre le bouquin et la vie, ce n'est pas tout à fait la même chose".

Au cours de l'été 2014, le SNPNC a procédé à une évaluation de la pénibilité ressentie par les salariés via un questionnaire envoyé à 2 500 PNC : 1 900 d'Air France et 600 d'autres compagnies. Lesquels ont fait valoir de nombreux troubles associés au manque de sommeil : 88 % se disent fatigués et 53 % d'entre eux ont déjà eu un arrêt maladie en rapport avec la fatigue, 38 % ayant recours au temps partiel pour le même motif. Ils sont aussi 52 % à déclarer prendre des médicaments pour dormir. Enfin, une proportion de 60 % souffre de troubles du sommeil liés aux décalages horaires et au lever très tôt, 32 % déclarant subir des altérations sévères du sommeil. Des chiffres qui démontrent la prégnance du problème.

Déni autour de la prise de médicaments

"Lorsque j'étais sur long-courrier, raconte Stéphane Pasqualini, j'avais développé un tas de stratégies pour me rendormir facilement : lire pendant une heure avant de dormir ; pas de café mais des infusions ; faire du jogging pour revenir à l'hôtel épuisé, etc." Mais quand toutes ces astuces ne suffisent plus, le recours aux médicaments devient presque inévitable, bien que nombre de pilotes et PNC hésitent à y recourir. Pour Frédéric Colagrande, copilote sur long-courrier à Air France, membre du SNPL et élu au CHSCT pilotes3 , il existe un phénomène de déni autour de la prise de médicaments : "Officiellement, pour la médecine du travail d'Air France, seuls 12 % des personnels y auraient recours. Pour nous, le pourcentage serait plutôt de l'ordre de 75 %. Mais, bien sûr, personne ne va l'avouer au médecin du travail." Le service de médecine du travail comme la direction d'Air France n'ont pas souhaité s'exprimer sur le sujet. Le service de presse nous a simplement souligné : "Nous faisons beaucoup de pédagogie pour ce qui est des somnifères."

Parmi son personnel médical, la compagnie aérienne dispose de quelques spécialistes du sommeil. Elle utilise aussi des logiciels capables de mesurer la fatigue générée par certaines rotations. Celles vers l'Asie, en particulier, sont éreintantes. "En CHSCT, j'ai proposé de mettre des coefficients de fatigue sur les rotations, relate Frédéric Colagrande. Quand on va vers l'ouest, on voyage dans le même sens que le soleil. C'est moins fatigant, car l'horloge biologique d'un individu est de 25 heures et tolère plus facilement un allongement de la journée. L'effet est inverse quand on voyage vers l'est." La proposition n'a pas été retenue.

Les conséquences des perturbations du sommeil sur la santé sont pourtant identifiées. Il y a en premier lieu la prise de poids et les atteintes métaboliques, telles que le diabète. Les décalages horaires à répétition, en déréglant l'horloge biologique, ne seraient pas bons non plus pour la mémoire. D'ailleurs, 66 % des salariés sondés par le SNPNC déclarent des troubles de la mémoire. Pour les femmes, le manque de sommeil et le déséquilibre métabolique induit entraînent des fausses couches plus nombreuses que la moyenne : 9 % chez les PNC. Les problèmes de fertilité sont aussi plus fréquents (6 %). Certains cas de cancer, notamment du sein chez les femmes, inquiètent également les pilotes et PNC. Enfin, un des risques les plus fréquents demeure celui d'endormissement au volant sur les parcours travail-domicile. Un risque partagé par de nombreux personnels navigants, car peu d'entre eux habitent près de leur aéroport d'attache. D'après l'enquête pénibilité du SNPNC, 49 % des PNC se sont déjà endormis au volant. "Ces trois dernières années, j'ai failli avoir deux accidents de voiture parce que je m'étais endormi sans pouvoir le contrôler", reconnaît Stéphane Pasqualini.

  • 1

    "Vers des approches non prescriptives de la fatigue : une application dans le domaine de l'aviation civile", par Philippe Cabon et al., Ergo'IA 2008, Ecole supérieure des technologies industrielles avancées (Estia).

  • 2

    "Mise en place d'une méthode d'étude de la fatigue des pilotes dans le transport aérien", Laboratoire d'anthropologie appliquée, août 1996.

  • 3

    Le personnel navigant d'Air France relève de deux CHSCT différents : un pour les pilotes, couvrant 3 800 personnes, et un second pour les PNC, couvrant 14 000 personnes.