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Vie pro / Vie perso : la fin des frontières

par François Desriaux / juillet 2014

"Travailler ou vivre, il faut choisir !" Verra-t-on un jour fleurir ce slogan, à l'instar de celui lancé par la Prévention routière, "Boire ou conduire..." ? Entre le travail du dimanche, l'explosion des horaires atypiques et le fil à la patte que représente la généralisation des smartphones et autres ordinateurs portables, les limites temporelles entre la vie personnelle et l'activité professionnelle deviennent plus floues. Le trop-plein de la vie de travail déborde largement sur les loisirs et la famille, notamment pour les cadres. Dans la grande distribution ou le nettoyage, la journée commence tôt et finit tard, avec des coupures sans réelle liberté de disposer de son temps. Dans la maintenance, c'est sa vie qu'il faut traîner avec soi, au gré des chantiers.

Préserver un équilibre entre ces temps professionnels et privés est un enjeu de santé et de réalisation de soi, les salariés voulant pouvoir mener de front plusieurs projets, professionnels et personnels. Favoriser cette conciliation est une des dispositions de l'accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail de juin 2013. Mais son contenu reste vague et peu contraignant. Et pour cause. Les entreprises veulent conserver une grande disponibilité de leurs salarié(e)s, en évitant juste les excès et... les perturbations du travail par les aléas de la vie privée. Dans ce dossier, nous défendons un autre point de vue : c'est en priorité sur le travail, son organisation, son contenu et ses horaires qu'il faut agir.

Vie pro / vie perso, la fin des frontières : ce qu'il faut retenir de ce dossier

juillet 2014

Le nouveau monde du travail en question

  • La conciliation des temps de vie privés et professionnels est devenue un enjeu pour les salariés comme pour les entreprises. Tout d'abord, pour des raisons sociologiques. Les salariés, notamment les nouvelles générations arrivant sur le marché du travail avec un niveau d'études élevé, souhaitent aujourd'hui pouvoir mieux partager leurs journées entre différentes activités, le travail n'étant plus le seul axe autour duquel se construit leur existence. Du fait de ce "polycentrisme", les salariés sont plus nombreux à souhaiter une articulation moins tranchée entre les temps dédiés aux activités professionnelles et ceux consacrés aux autres activités, quitte à accepter une forme de porosité entre eux : gérer ses affaires privées au travail et rapporter du travail à la maison. La non-prise en compte de ces évolutions, qui sont durables, peut avoir des conséquences pour les entreprises : absentéisme, climat social dégradé, etc.
  • Le développement de nouvelles formes d'organisation du travail, en lien avec son intensification, s'est traduit par une déstandardisation des temps professionnels, rendant leur articulation avec les autres temps plus complexe. Ainsi, les horaires atypiques concernent aujourd'hui de nombreux salariés, ceux ayant des horaires diurnes et réguliers devenant minoritaires. De plus en plus de secteurs sont concernés par le travail de nuit, les horaires alternants, les temps partiels avec des plages de travail éclatées dans la journée, ou le travail du dimanche. Outre l'industrie, on peut citer la grande distribution, le commerce et le nettoyage.
  • A cette déstandardisation des temps s'ajoute le développement des technologies de l'information et de la communication, qui facilitent l'utilisation nomade ou à domicile des outils de travail. De même, le travail ne se caractérise plus forcément aujourd'hui par un lieu d'exercice, du fait d'une plus grande mobilité, liée entre autres à des restructurations plus fréquentes.

Des effets sur la santé

  • Le chevauchement plus important des sphères privée et professionnelle ne se traduit pas systématiquement par une dégradation des conditions de vie des salariés. Tout dépend des marges de manoeuvre dont ils disposent pour gérer leur articulation. Combiner plusieurs vies pourrait même contribuer à ce qu'elles s'enrichissent les unes les autres.
  • On assiste néanmoins à des débordements du travail sur la vie privée. En France, un tiers des salariés en col blanc qualifiés déclarent travailler au moins une fois par semaine pendant leur temps libre pour répondre aux exigences de leur travail. Dans certains métiers, la vie privée peut même devenir totalement tributaire des contraintes professionnelles.
  • Ainsi, dans le nettoyage, les salariés sont exposés à des journées de travail à rallonge du fait d'une grande coupure entre leurs horaires du matin et du soir et de faibles salaires, qui les poussent à cumuler plusieurs missions. Ce mode d'organisation horaire, conjugué à des temps de transport importants, a de lourdes répercussions sur la vie privée de ces salariés, essentiellement des femmes seules et mères de famille. Il en a aussi sur leur santé, entre désorganisation des repas, manque de sommeil et souffrance liée au sentiment de ne pas assumer correctement leur rôle.
  • Autre exemple, dans la maintenance du nucléaire, certains salariés des entreprises sous-traitantes sont en déplacement constant au gré des chantiers d'entretien des centrales. De plus fortes rémunérations compensent en partie ce mode de vie contraignant, qui reste cependant peu compatible avec la construction d'une famille et revient à passer sa vie avec ses collègues. Il est aussi usant, physiquement et psychiquement.
  • Enfin, il n'y a pas de cloison étanche entre ce qui se joue au plan psychique dans les activités de travail domestiques ou professionnelles. Les contradictions rencontrées entre les deux peuvent être source de doutes, de remises en cause et de décompensations.

Repenser le travail

  • Comment faciliter la conciliation entre les différentes vies ? L'accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail du 19 juin 2013 préconise de mieux articuler les temps. Mais cette démarche est peu opérante, dès lors qu'elle évacue le contenu du travail réel et son organisation.
  • En revanche, elle peut aboutir à imposer de nouvelles contraintes, par exemple horaires, qui, en souhaitant mieux cadrer les journées de travail, réduiront aussi les possibilités de régulation dont ont besoin les salariés pour gérer leur charge de travail. Sachant que les salariés ne subissent pas les mêmes contraintes en matière d'articulation vie privée/vie professionnelle selon le sexe, la fonction occupée, etc. Ce qui bénéficie aux hommes ne bénéficiera pas forcément aux femmes, du fait notamment d'inégalités persistantes dans la répartition du travail domestique. Par ailleurs, les employeurs peuvent se saisir de ce type de démarche pour s'assurer une plus grande disponibilité de leurs salariés, en proposant des dispositifs visant à réduire l'impact de leurs contingences personnelles sur le travail, par exemple une crèche d'entreprise.
  • Ces mesures ont pour caractéristique de ne pas alléger les contraintes du travail, notamment celles qui peuvent alourdir son poids dans la vie quotidienne. Or ce sont ces contraintes qu'il convient de réduire en premier, par exemple les horaires éclatés dans le nettoyage. C'est donc d'abord sur l'organisation du travail qu'il convient de porter l'attention et l'effort, afin de l'aménager autrement. C'est ce que commencent à faire des entreprises du nettoyage avec le travail en journée. Certaines contraintes, comme le travail du dimanche, devraient par ailleurs faire l'objet d'un débat local sur leur utilité sociale.
  • Se défaire des stéréotypes et prescriptions comportementales, comme celles qui exigent de sacrifier sa vie privée pour réussir ou d'être toujours disponible, peut être utile en aidant les salariés à préserver les stratégies qu'ils mettent en oeuvre pour tenir.