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Emplois low cost : quelles protections ?

par Stéphane Vincent / juillet 2016

Le vent de la déréglementation n'a pas fini de souffler sur le marché du travail. Des CDI de 60 heures par mois aux CDD d'usage, en passant par les nouveaux statuts de travailleur indépendant, tels que l'autoentrepreneuriat, de plus en plus d'actifs sont aujourd'hui confrontés à des conditions d'emploi précaires. Situées aux marges du salariat classique hérité des Trente Glorieuses, ces nouvelles formes d'emploi prétendent rendre le marché du travail plus flexible et constituer un remède au chômage de masse. Outre qu'elles assurent rarement à ceux qui les occupent un revenu suffisant pour vivre, elles s'affranchissent en général du financement de la protection sociale et rendent inopérants les droits construits au fil du temps pour garantir aux travailleurs la préservation de leur santé et de leur sécurité. Or les métiers concernés riment souvent avec pénibilité du travail et risques professionnels. Quid des effets à long terme en matière de santé pour les actifs concernés, de leur maintien dans leur activité ? Et des coûts induits, que la société devra prendre en charge ? Il devient urgent de se poser ces questions.

Aux marges du salariat, des travailleurs à la peine

par Pascal Marichalar sociologue Serge Volkoff statisticien / juillet 2016

De l'intérim à l'autoentrepreneuriat, les statuts alternatifs au salariat classique concernent de plus en plus d'actifs. Ceux-ci, confrontés à des conditions de travail souvent plus pénibles, disposent de moins de protections. Avec des risques pour leur santé.

Dans la société française contemporaine, les "marges" du salariat se sont considérablement développées. Il y a d'abord eu l'apparition puis l'expansion de nouveaux contrats de travail, avec un effritement historique des formes typiques du salariat ; à quoi se sont ajoutées récemment de nouvelles formes de travail indépendant, que leurs promoteurs présentent comme le must de la modernité libérale. Cependant, qu'ils soient du côté du salariat instable ou d'une indépendance très subordonnée, les travailleurs occupant ces nouveaux statuts ont pour lot commun d'être plus exposés aux risques professionnels, en raison de conditions de travail pénibles ou dangereuses et parce qu'ils sont peu ou non couverts par le système de prévention. D'où l'intérêt de repérer comment cette évolution s'est produite, les objectifs qu'elle visait et les effets qu'on peut en attendre.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la part du salariat dans la population active a progressé de manière constante. Au début des années 1950, les salariés ne représentaient qu'un peu plus de la moitié des actifs. Cette proportion est de presque 9 sur 10 aujourd'hui, contre 1 actif sur 10 classé dans les indépendants. Cette évolution est liée, entre autres, à la progression de l'activité féminine : les femmes, qui ont investi massivement le marché du travail, notamment dans la décennie charnière 1965-1975, ont presque toutes opté pour un exercice salarié, tandis que les statuts de "conjoint collaborateur" (en général, collaboratrice) des commerçants, artisans ou agriculteurs ont fortement reculé.

Un modèle mis à mal

Le salariat en est ainsi venu à incarner la forme normale de l'emploi dans les trois décennies d'après-guerre, la période que l'on a coutume d'appeler "les Trente Glorieuses". La plupart des prestations sociales mises en place ou qui se développent à cette époque (Sécurité socialeassurance chômage, médecine du travail...) sont d'abord adossées aux salaires ou réservées aux salariés. Plus précisément, elles sont conçues en accord avec une vision de l'emploi salarié typique, dont les trois éléments caractéristiques sont la durée indéterminée du contrat, l'employeur unique et une activité à temps plein.

Tout commence à changer au tournant des années 1970, avec le développement et la légitimation juridique de nouvelles formes d'emploi. La légalisation de l'intérim, jusque-là considéré comme "marchandage de main-d'oeuvre", en est un bon exemple. En 1969, la CGT signe un accord avec la principale entreprise de travail temporaire au niveau mondial, Manpower. Le but affiché de l'accord est de "concilier, pour les travailleurs temporaires de Manpower France, les avantages et les garanties auxquels ils ont droit avec la spécificité de leur situation de travailleurs temporaires". Les principales dispositions de l'accord sont étendues à l'ensemble du secteur par une loi de 1972, à laquelle s'ajoutent de nouveaux droits sociaux en termes de formation professionnelle ou encore de médecine du travail dans les années 1980. Aujourd'hui, le travail intérimaire concerne entre 500 000 et 600 000 équivalents temps plein par an et constitue la première variable d'ajustement à la conjoncture économique. Ainsi, les récessions ou les relances se traduisent d'abord par une baisse ou une hausse des missions d'intérim

Ces nouvelles formes d'emploi salarié dérogent à la norme, soit du point de vue de la durée et de la stabilité du contrat de travailCDDintérim, stages...), soit de celui du temps de travail. Les contrats de moins de trois mois occupent une part de plus en plus grande dans les embauches : un peu plus de 80 % aujourd'hui, contre moins de 40 % en 1982. Quant aux missions d'intérim, leur durée moyenne était de plus d'un an en 1982 ; elle est de moins de deux semaines aujourd'hui. Enfin, dans les années 1980 et 1990, la part du travail à temps partiel a beaucoup augmenté, à la faveur d'abattements de charges ciblés. Même si le temps partiel n'a pas en France l'ampleur qu'il connaît dans bien d'autres pays d'Europe, il concerne aujourd'hui plus de 4 millions de salariés, le plus souvent des femmes, qui travaillent en moyenne 23 heures par semaine. Or près d'un tiers de ces personnes déclarent travailler à temps partiel faute d'avoir trouvé un temps complet, c'est ce qu'on nomme "le temps partiel subi".

Entrepreneurs ou salariés ?

Cette évolution a multiplié les démarcations à l'intérieur du salariat et fragilisé ses normes. Le développement actuel de nouvelles formes de travail indépendant y ajoute un brouillage de la démarcation entre salariés et entrepreneurs. C'est le cas du statut d'autoentrepreneur, créé en 2009 et adopté aujourd'hui par 1 million de personnes (voir article page 32). Dans bien des situations, comme celle de la société de transport Uber, la distinction avec le salariat n'est pas claire. La subordination envers le donneur d'ordre/employeur reste forte et explique que l'Urssaf engage des procédures pour que ce type de travail soit considéré comme salarié.

En septembre 2014, une enquête de l'Insee1 a montré une "dualisation" progressive du marché du travail français, de plus en plus nettement partagé entre un marché "primaire", doté de conditions plus avantageuses que la moyenne, et un marché "secondaire", où règne le moins-disant en termes de droits sociaux. Les uns ont une plus grande sécurité de l'emploi, de meilleures rémunérations, des formations plus régulières, une progression de carrière liée à l'ancienneté, une couverture par des organisations syndicales et, si la taille de l'établissement s'y prête, des comités d'entreprise et CHSCT. Les autres sont dépourvus de ces régulations collectives, atomisés dans une relation individuelle avec leur employeur, et pâtissent de mauvaises conditions de travail, de conditions d'emploi instables, d'une progression de carrière inexistante et de rémunérations fixées au minimum.

Cette frontière recoupe en partie celle entre les contrats à durée indéterminée et les autres formes d'emploi salarié. Elle est de plus en plus hermétique, puisque, comme le notent les auteurs de l'enquête de l'Insee, la probabilité qu'un salarié en CDD ou en intérim"occupe un emploi en CDI un an plus tard ne cesse de diminuer sur longue période". Cependant, avoir un CDI ne signifie pas qu'on appartient au marché du travail primaire - l'exemple des distributeurs de prospectus, quasiment tous en CDI, est là pour le prouver (voir encadré).

Il ne va pas de soi d'établir un lien simple, massif et uniforme entre ces formes d'emploi plus ou moins fragiles et les enjeux de santé au travail. A un moment donné de son parcours, un travailleur tente de forger un compromis le moins mauvais possible entre son besoin de gagner sa vie, ses projets professionnels, le sens de son travail, son appartenance à un collectif ou à un réseau et ses autres activités : famille, études, loisirs, engagements... Il peut, dans cette perspective, considérer que le temps partiel, l'intérim ou le statut d'autoentrepreneur est ce qui lui convient le mieux, ou le moins mal, pour l'instant.

Concentré de conditions de travail pathogènes

En outre, des statuts fondés sur le modèle de l'instabilité ont pour conséquence que les conditions de travail peuvent souvent varier. On comprend donc pourquoi, dans les bilans épidémiologiques d'ensemble2 , le caractère plus ou moins "hors normes" du contrat n'est pas toujours lié fortement à une mauvaise santé, toutes choses égales par ailleurs.

Le problème, cependant, est que justement "toutes choses" ne sont pas égales par ailleurs. Dans ces marges du salariat se concentrent souvent des conditions de travail qui, elles, sont pathogènes à terme. Le fait d'être en temps partiel subi, l'incertitude liée à l'instabilité du contrat ou l'absence totale d'assurance des risques professionnels sont évidemment des facteurs négatifs. La multiplicité des employeurs/donneurs d'ordres, l'absence de collectif de travail, voire de lieu de travail fixe, sont des obstacles à la construction des savoir-faire permettant de se préserver. La volonté de briguer un statut plus stable peut amener à accepter des horaires plus bousculés, des contraintes plus fortes, pour être perçu comme un collaborateur qui ne ménage pas sa peine. A l'inverse, un problème de santé, même provisoire, peut constituer une grosse difficulté pour retrouver un contrat, une mission ou, si l'on est indépendant, accepter une commande.

Les nomades du prospectus

Le secteur de la distribution directe d'imprimés dans les boîtes aux lettres est contrôlé à 95 % par deux grandes entreprises et la quasi-totalité des distributeurs sont embauchés en CDI. On pourrait donc s'attendre à la présence de normes professionnelles relativement bien régulées. Pourtant, comme le signale le sociologue Karel Yon (voir "A lire" page 27), alors qu'on comptait en 2011 environ 33 000 distributeurs, leur temps de travail cumulé n'atteignait que 22 500 équivalents temps plein. Les contrats sont généralement inférieurs au plafond d'ouverture des droits à la Sécurité sociale (60 heures mensuelles), pour un salaire moyen d'un peu plus de 600 euros par mois. Voilà pour les durées officielles, mais l'administration engage fréquemment des procédures pour travail dissimulé, car les distributeurs travaillent souvent bien davantage, sans contrepartie. Le taux de rotation de la main-d'oeuvre (nombre d'embauches et de départs par an) est très important, avec près d'un quart de départs par démission. Sans exigences sur la qualification, le secteur attire les travailleurs qui n'ont pas pu trouver mieux, et qui cumulent parfois plusieurs emplois : travailleurs immigrés, retraités, individus ayant connu des accidents biographiques (licenciement, faillite...). Les collectifs de travail sont inexistants. Chaque semaine, les distributeurs ne font que passer dans les centres qui stockent les imprimés, puis effectuent leur tournée seuls. On voit sur cet exemple que le type de contrat - des CDI, rappelons-le - ne garantit pas à lui seul des conditions de travail dignes de ce nom.

Enfin, aussi bien les inspecteurs que les médecins du travail jugent très difficile de suivre les salariés en CDD très court ou les intérimaires : comment être informé des conditions de travail, a fortiori visiter les lieux de travail, si les missions changent toutes les deux semaines ? Comment convaincre l'employeur d'agir sur les conditions de travail sans que l'intérimaire qui se serait plaint ne soit sanctionné par un non-renouvellement de sa mission ? Pour les nouveaux statuts d'indépendant, l'intervention des institutions de prévention est simplement impossible : celles-ci ne sont pas concernées. Le risque est donc grand qu'une dislocation des normes sur les contrats de travail n'entraîne l'affaissement des possibilités de protéger et construire sa santé.

  • 1

    Emploi et salaires. Edition 2014, par Nicole Roth (coord.) et al.Insee. 2014.

  • 2

    "Parcours professionnels et état de santé", par Marlène Bahu, Thomas Coutrot, Jean-Baptiste Herbet, Catherine Mermilliod et Corinne Rouxel, Premières Synthèses informations n° 1, janvier 2010. A lire sur http://dares.travail-emploi.gouv.fr

En savoir plus
  • Les métamorphoses de la question sociale, par Robert Castel, Fayard, 1995.

  • Sociologie de l'emploi, par Margaret Maruani et Emmanuèle Reynaud, coll. Repères, La Découverte, 2004.

  • "Représentation du travail et représentativité syndicale aux marges du salariat : le cas de la distribution directe", par Karel Yon, Travail et Emploi n° 131, juillet-septembre 2012.