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Restructurations : les conditions de travail trinquent aussi

par François Desriaux / juillet 2009

Pendant la crise, la dégradation des conditions de travail se poursuit ! Alors que la France a les yeux braqués sur l'ascension des courbes du chômage et la multiplication des restructurations, en coulisse, là où ne vont pas les caméras de télévision, il faut bien continuer de produire... avec moins d'ouvriers. Il faut bien assurer les services que l'on a vendus, avec moins d'employés ; il faut bien prendre en charge les malades dans les hôpitaux, avec moins de personnel soignant...

Premières victimes de la crise, ceux qui viennent de perdre leur emploi ont toutes les " chances " de perdre aussi leur santé. Détresse psychologique, troubles cardiaques, augmentation des addictions, perte de sommeil, mortalité plus élevée : le rapport Hires, rendu récemment à la direction générale Emploi de la Commission européenne, dresse un tableau particulièrement sombre des conséquences sanitaires multiples de la perte d'emploi.Sans oublier que les problèmes de santé de nombreux chômeurs sont imputables à leurs mauvaises conditions de travail passées.

On aurait tort de penser que cette " catastrophe épidémiologique ", selon les propres termes de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), est limitée à ceux perdant leur emploi. Les " survivants " vont devoir affronter l'intensification du travail liée à la réduction des effectifs, avec son cortège de troubles musculo-squelettiques et de souffrance mentale. Et pour eux, pas question de se plaindre : rescapés du plan social, ils ne vont pas en plus faire la fine bouche parce qu'ils ont trop de travail !

Finalement, c'est un jeu perdant-perdant qui s'installe durablement dans les entreprises. Même les salariés stables, ceux bénéficiant d'un bon vieux CDI, éprouvent un sentiment de précarité face aux changements nombreux accompagnant les restructurations. Objectifs démentiels, nouvelles méthodes managériales et nouveaux chefs, disparition des collectifs et isolement : eux aussi vont vivre des remises en question incessantes, tout comme leurs collègues licenciés et en recherche d'emploi. Eux aussi risquent même d'en perdre leur santé et d'avoir alors beaucoup de mal à garder leur job. Ce cercle vicieux n'est d'ailleurs malheureusement pas spécifique des périodes de restructurations. Entretenir l'instabilité permanente tend à devenir une façon de gérer le personnel très prisée de certains managers qui estiment qu'ainsi, en maintenant les salariés sous pression, ils en tirent un meilleur bénéfice.

Dans cette situation infernale, certaines catégories sont particulièrement fragilisées : les jeunes, champions de la précarité - et des mauvaises conditions de travail qui vont avec -, et les femmes, habituées des emplois déqualifiés et non reconnus socialement.

Un certain nombre de voix s'élèvent en Europe pour réclamer la responsabilisation collective des entreprises face aux dégâts sanitaires et sociaux des mutations économiques. Et aussi pour exiger des stratégies publiques de prévention de tels gaspillages des ressources humaines.

Santé & Travail ne peut que souscrire à ces propositions légitimes. Mais c'est également dans l'entreprise qu'il faut développer des poches de résistance. En armant les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) afin qu'ils utilisent tous les moyens de la loi pour s'opposer à la dégradation des conditions de travail des " survivants ". Une autre façon, proposée par ce dossier, de peser sur les plans sociaux.

Renault : un outil syndical sur le travail et l'emploi

par Joëlle Maraschin / juillet 2009

A Renault, une recherche-action animée par la CGT avec l'aide de chercheurs décrypte les effets des politiques d'emploi sur les conditions de travail afin de redonner aux salariés et à leurs élus une capacité d'action collective sur ces questions.

Nous avons décidé qu'il n'était plus possible de traiter syndicalement la question de l'emploi sans se pencher sur le travail ", déclare Fabien Gache, syndicaliste CGT à Renault. Ce dernier anime depuis un an une recherche-action sur la question du travail, associant représentants du personnel et chercheurs. Initiée par la CGT suite à la série de suicides survenus dans l'entreprise, cette démarche originale portait au départ sur les risques psychosociaux. Mais l'annonce par le constructeur automobile, en juillet 2008, d'un plan de suppressions d'emplois touchant près de 7 000 postes, dont 4 800 situés en France, a changé la donne. Si, dans un premier temps, la réaction collective a concerné la défense de l'emploi, la question des conditions de travail est désormais prise en compte.

De fait, le départ de nombreux salariés de l'entreprise et la mise au chômage partiel des ouvriers dans certaines usines, comme celle de Sandouville, ont, selon les premières analyses, fortement dégradé les conditions de travail. Les cadences se sont encore intensifiées, les rotations de postes sont de plus en plus fré­quentes. Qui plus est, la pression sur les conditions de travail a accentué par ricochet la pression sur l'emploi. " La direction explique aujourd'hui aux salariés les plus âgés ou à ceux dont l'aptitude est réduite qu'il est préférable de partir, vu la dégradation des conditions de travail ", déplore Fabien Gache. Selon le militant, les départs " volontaires " de salariés écoeurés ont explosé au cours des derniers mois. De leur côté, les salariés au chômage partiel se vivent comme de nouveaux intérimaires.

 

" Laboratoire social à l'envers "

 

" A travers la problématique de l'emploi et de la gestion de la crise, la direction de Renault expérimente des formes extrêmes de flexibilité ", constate Philippe Davezies, professeur de médecine du travail à l'université Claude-Bernard Lyon 1, associé à la recherche-action. François Daniellou, professeur d'ergonomie à l'université Victor-Segalen Bordeaux 2, qui participe lui aussi à la démarche, pointe le fait que la crise soit utilisée comme " un laboratoire social à l'envers "" Le chômage partiel n'est pas un temps de repos, c'est un temps mort, un temps de rupture des solidarités et des ressources collectives, un temps de repli sur soi, où pour tenir le coup face à la peur du lendemain, la cognition humaine peut s'arrêter et concentrer la haine sur le collègue, le voisin de chaîne, qui a eu la chance de travailler deux jours de plus pendant la dernière quinzaine ", écrit-il1

La recherche-action menée à Renault permet ainsi d'éclairer les responsables syndicaux sur la façon dont les politiques menées en matière d'emploi se traduisent concrètement dans le travail. Mais elle vise aussi à restaurer le lien entre les salariés confrontés aux réorganisations et à l'intensification du travail et leurs représentants. Outre la nécessité pour les élus de se positionner par rapport à la réalité du travail, il s'agit de mettre en débat les pratiques syndicales. " Il faut bien se rendre à l'évidence, nous restons le plus souvent dans un dialogue entre élus, d'une part, et direction, d'autre part, reconnaît Fabien Gache. Les salariés que nous représentons sont quant à eux absents, ils sont à peine au courant de ce qui est négocié. " Le constat est sombre : la situation sur le terrain ne s'améliore pas, les élus finissent par penser que leur action n'a aucun impact concret en dépit de l'énergie dépensée. " Le défi est justement de ne pas s'en tenir au constat, mais plutôt d'aller vers l'action avec les salariés concernés ", ajoute de son côté Yves Bongiorno, militant de la fédération métallurgie CGT et membre du comité de pilotage de la recherche-action.

Pour les militants syndicaux, la démarche doit favoriser, via une analyse collective, la mobilisation des salariés et la reconstruction de collectifs de travail. " La réflexion des seuls élus n'a pas d'effet si les premiers concernés, les salariés, ne sont pas pleinement associés ", insiste Fabien Gache. Pour François Daniellou, la description de leur travail permet aux salariés de découvrir les conflits de logiques et les injonctions contradictoires qui pèsent sur leur activité. " Ils perçoivent alors que l'origine de leurs difficultés n'est pas dans une fragilité personnelle, ni dans la personnalité du chef, mais dans des débats de logiques qui n'ont pas lieu ", souligne le chercheur en ergonomie.

 

Redonner du " pouvoir d'agir "

 

En permettant aux salariés de renouer le dialogue sur le travail, entre collègues, il s'agit de recréer un potentiel de solidarité et d'analyse collective et, par là même, d'élaborer des revendications concrètes qui ont une chance d'aboutir face aux directions. Une façon de redonner aux militants syndicaux et aux salariés du " pouvoir d'agir ", concept porté tant par les chercheurs associés à la démarche que par les syndicalistes.

La méthodologie retenue est en continuité avec celle utilisée il y a quelques années pour la recherche-action conduite sur le travail intenable dans différents secteurs par la CFDT, à laquelle Philippe Davezies et François Daniellou avaient participé. " Mais c'est la première fois qu'une telle démarche est menée à l'intérieur d'une seule et même entreprise ", signale Yves Bongiorno. Financée par l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), l'étude est coordonnée par le cabinet d'expertise Emergences, qui anime un Intranet sur lequel les participants peuvent partager des informations et suivre l'évolution des travaux. Une quarantaine de représentants syndicaux et élus de la CGT collaborent à la démarche. Les 18 chantiers d'observation et d'analyse diligentés dans les différents sites de l'entreprise rassemblent entre 15 et 50 salariés. Tous les deux ou trois mois, les syndicalistes se réunissent avec les chercheurs pour discuter des observations faites sur le terrain et réfléchir à leurs pratiques syndicales.

 

Enquêtes ouvrières

 

" Nous fournissons aux syndicalistes les outils leur permettant d'analyser le travail. Ces réunions servent aussi à consolider leurs apports théoriques, que ce soit sur les troubles musculo-squelettiques, les risques psychosociaux, le pouvoir d'agir ou encore la standardisation du travail ", explique Karine Chassaing, chercheuse en ergonomie à l'université Victor-Segalen Bordeaux 2, qui participe elle aussi à la recherche-action. Le but est de donner aux équipes syndicales la capacité de mener de véritables enquêtes ouvrières, afin qu'elles construisent leur propre point de vue sur le travail. " La capacité d'enquête ouvrière permet de repositionner le syndicat comme moyen d'action pour les salariés ", estime Philippe Davezies. Un pré­requis indispensable, plus efficace que le recours à une expertise qui peut être inutilisable par des élus manquant de formation.

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    Cette citation de François Daniellou est issue d'une intervention faite lors de l'ouverture des 16es Journées de Bordeaux sur la pratique de l'ergonomie, le 19 mars 2009.