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Troubles musculo-squelettiques : à quand une prévention durable ?

par François Desriaux / avril 2008

Les TMS sont en tête du hit-parade des maladies professionnelles reconnues. Elles sont sources de handicap sévères qui compromettent la santé, l'emploi et la vie des personnes touchées. Qui touchent-elles ? Comment les éradiquer ? L'enquête de Santé&Travail.

Sans doute pour longtemps encore, les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont installés en tête du hit-parade des maladies professionnelles reconnues et indemnisées par la Sécurité sociale. Cette situation a quelque chose de décourageant pour les professionnels et les acteurs de la prévention. D'abord, parce que cela signifie que les solutions mises en oeuvre dans les entreprises, souvent laborieusement, n'ont fait illusion qu'un temps. Quelques mois à peine après le départ des ergonomes, les douleurs ostéo-articulaires sont de retour. Ensuite, parce que, face à ces récidives, certaines entreprises retrouvent leurs vieux réflexes : déni de l'origine professionnelle des TMS, pressions sur la médecine du travail, licenciement des personnes atteintes. Enfin, parce qu'il faut sans cesse répéter des évidences que l'on croyait acquises : non, la gymnastique de pause ou les formations aux gestes et postures ne seront pas efficaces ; oui, il faut s'attaquer à l'organisation du travail et ne pas s'arrêter à un aménagement du poste ; non, la polyvalence n'est pas le remède universel...

Pourtant, on observe des " frémissements " qui peuvent nourrir quelque espoir. La campagne d'information et de sensibilisation grand public lancée par les pouvoirs publics ce mois-ci est un signe positif. Bien sûr, ce ne sont pas quelques messages publicitaires qui vont changer en profondeur le travail. Mais gageons que le côté " grande cause nationale " légitimera l'action de ceux qui veulent s'attaquer vraiment à ces problèmes.

Par ailleurs, nous bénéficions aujourd'hui de l'avancée des connaissances sur les facteurs de risque. Au-delà des " classiques " hypersollicitation musculaire et articulaire, contraintes de temps et intensité de la force déployée, d'autres facteurs ont été identifiés, comme le stress qui augmente le tonus musculaire ou encore les exigences combinées de vitesse et de précision. On sait également que certains modèles organisationnels constituent de véritables " bouillons de culture " de TMS. Les flux tendu, juste-à-temps ou zéro stock bousculent en permanence l'organisation de la production et du travail, demandent aux opérateurs de s'y adapter tout en leur ôtant les marges de manoeuvre pour le faire et les empêchent de développer des stratégies d'anticipation des aléas. Cela malmène autant les articulations que le psychisme.

De plus, le rapport remis récemment au ministère, au terme d'un programme de recherche-action mené dans une trentaine d'entreprises, éclaire sur les leviers et les freins d'une prévention durable des TMS. Le manque d'autonomie de certains établissements à l'égard d'un groupe ou de clients puissants, les stratégies commerciales low cost à la recherche d'un profit maximum et rapide, le cloisonnement entre services et entre salariés, l'instabilité du management ne constituent pas des terrains propices à la prise en compte de problèmes de santé comme les TMS. Prévenir efficacement ces derniers requiert d'adopter un modèle productif qui articule qualité du produit ou du service et conditions de travail de qualité. Cela passe également par une adaptation de la gouvernance des sociétés, avec des acteurs formés, stables, capables de porter la prévention aussi bien dans la gestion des ressources humaines que dans le dialogue social et dans la conduite de projets d'investissement.

Eradiquer durablement les TMS est donc le contraire d'une action de prévention ponctuelle et exige une volonté forte et constante des entreprises. L'enjeu est important. Si ces pathologies ne sont pas mortelles comme l'est une exposition à un cancérogène, elles sont sources de handicaps sévères qui compromettent la santé, l'emploi et la vie sociale des personnes touchées. Et ce, durablement.

Du flux tendu aux tendinites

par Nicole Vézina professeure d'ergonomie et membre du Centre de recherche interdisciplinaire sur la biologie, la santé et l'environnement (Cinbiose) à l'université du Québec (Montréal). / avril 2008

Dans les nouvelles organisations du travail en flux tendu, le renouvellement permanent de la production entraîne celui des modes opératoires des salariés. Une source de tensions et de contraintes propices aux atteintes musculo-squelettiques.

Pourquoi y a-t-il autant de troubles musculo-squelettiques ? Une des raisons réside certainement dans la difficulté à reconnaître les facteurs de risque et à cibler les situations problématiques. Certaines contraintes liées au travail et contribuant au développement des TMS ne sont pas toujours décelables, comme une tension musculaire due au stress, une asymétrie dans le déploiement d'un effort, un équilibre précaire, etc. Il arrive aussi que l'évaluation des risques sur les postes de travail n'ait pas été réalisée au bon moment : quand la collègue est absente, après que la machine est tombée en panne, quand le client devance la date de livraison... Il y a enfin et surtout l'évolution de plus en plus rapide des postes de travail.

Prenons l'histoire de cette opératrice travaillant à la mise en barquettes de cuisses de poulet sur une chaîne d'emballage agroalimentaire. Dans un premier temps, le CHSCT de son entreprise, inquiet de la fréquence à ce poste des tendinites aux épaules, implante une série de changements. Le siège de l'opératrice peut être ajusté en hauteur et le convoyeur qui achemine les cuisses au poste est abaissé pour être à la même hauteur que la table où sont les barquettes, ce qui diminue la flexion de l'épaule pour saisir les cuisses. Ces changements sont très appréciés et on s'attend à une diminution des TMS aux épaules.

 

Une question de marketing

 

Quelques mois plus tard, l'entreprise change de barquettes pour une question de marketing. Les bords sont plus hauts et laissent moins d'espace pour placer les cuisses de poulet. Les travailleuses doivent davantage soulever les cuisses pour les placer dans les barquettes. De plus, elles doivent davantage les plier, afin qu'elles s'emboîtent bien l'une dans l'autre. L'opératrice a maintenant des douleurs au poignet droit à force de plier les cuisses. La température de ces dernières devient tout à coup un facteur important, car elle va déterminer la force à exercer pour les plier.

L'opératrice cherche des stratégies pour protéger son poignet droit et constate que sa collègue, de l'autre côté du convoyeur, ressent plutôt de la fatigue au poignet gauche. Elles décident d'échanger leurs places à chaque heure. Une nouvelle superviseuse est alors nommée, qui ne comprend pas cette stratégie. Elle considère que cet échange représente une perte de temps et demande à chacune des opératrices de rester à son poste. Elle leur enlève ainsi la marge de manoeuvre qui leur permettait de diminuer un des facteurs de risque. La tension monte entre la jeune superviseuse et ces travailleuses, qui ont plusieurs années d'expérience. Le contexte psychosocial se détériore et le stress vécu par les opératrices se traduit par une augmentation du tonus musculaire, qui s'ajoute à la sollicitation musculo-squelettique liée à l'activité physique.

Un matin où les cuisses sont plus froides et plus difficiles à plier, le poignet droit de notre opératrice enfle. On diagnostique un syndrome du canal carpien et elle cesse de travailler pendant plusieurs semaines. Quand elle revient, le médecin du travail recommande une rotation entre les postes de la mise en barquettes, de la pesée sur balance et de la palettisation. Mais cette rotation se heurte à des obstacles. Les travailleuses à la pesée ont une rémunération légèrement plus élevée et le directeur ne veut pas égaliser les salaires par le haut. Quant au poste de palettisation, les travailleuses, plus petites que les hommes qui y sont assignés, se sentent incapables de placer les boîtes au niveau des cinquième et sixième étages des palettes. Mais la hauteur de celles-ci est fonction des dimensions des camions et il n'est pas question de perdre de l'espace en préparant des palettes moins hautes.

Privée de marges de manoeuvre, l'opératrice finit par quitter son emploi. A la fin de l'année, le directeur de l'usine constate une augmentation des TMS dans le département où le CHSCT s'était le plus impliqué et où il avait investi en prévention. De plus, il note une baisse de la qualité de la production, une augmentation des plaintes et un roulement du personnel sur ces postes. Il n'arrive pas à s'expliquer les raisons de cette situation et on constate une démobilisation face à la prévention.

Dans cette histoire, le département du marketing a apporté des changements importants aux postes de travail sans que l'on s'inquiète de la création possible de nouvelles situations à risque. Les acteurs de prévention ou les travailleuses n'ont pas été consultés sur les conséquences de tels changements. De fait, l'évolution actuelle des entreprises va dans le sens d'un renouvellement continuel de la proposition de produits et de services, sans que la réflexion en matière de prévention suive ce renouvellement.

 

Juste-à-temps

 

Les besoins des clientèles évoluent rapidement et se diversifient. La concurrence mondiale est de plus en plus forte. Les nouvelles organisations du travail visent à acquérir de la souplesse et de l'efficacité dans la production. On cherche à gagner du temps, de l'espace, à diminuer les coûts. Cela se traduit souvent par une organisation en " juste-à-temps ", où un produit n'est fabriqué qu'au moment où le client le commande, tout en assurant un faible délai de livraison. L'offre d'un large éventail de produits toujours en renouvellement entraîne des changements continuels à différents niveaux : la matière première, les ajustements des machines, les séquences d'opérations, etc. Cette situation a pour conséquence une adaptation perpétuelle de la main-d'oeuvre à cette variabilité. On place continuellement les travailleurs en situation d'apprentissage.

 

Situations " goulots "

 

L'organisation du travail en équipes, en modules ou en cellules est également typique de ces nouvelles organisations du travail. Un ensemble de postes est alors occupé par plusieurs personnes. Si cette polyvalence a pu apporter une plus grande variété dans les opérations des travailleurs, avec un réel enrichissement des tâches, elle peut aussi avoir des consé­quences négatives sur la santé. En effet, chaque personne ne régule plus son travail uniquement en fonction de ses propres caractéristiques mais aussi en fonction de celles des autres. Les postes de travail ne peuvent plus être ajustés pour une personne, puisque plusieurs les occupent. La personne la plus rapide peut aussi imposer son rythme à l'ensemble du groupe, laissant peu de place aux régulations personnelles en fonction de la fatigue, de l'âge ou de l'inexpérience. On constate alors la création de situations " goulots ", où les opérateurs se trouvent davantage exposés à certains facteurs de risque : micropauses inexistantes, cadence et maintien statique des postures augmentés. Tout cela peut également engendrer de la discorde et un état de tension grave entre les travailleurs.

Si tous ces facteurs de risque ne sont pas bien identifiés, s'il y a sous-estimation de la complexité du travail et des marges de manoeuvre nécessaires pour adapter les modes opératoires, il est inévitable que la santé des travailleurs absorbe les lacunes de l'organisation et que l'on assiste à une augmentation des TMS.