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Suicides à France Télécom : dix ans d'enquête

par Stéphane Vincent / 18 juin 2018

Neuf ans après une vague de suicides sans précédent, un rapport de l'Inspection du travail signalant au parquet un harcèlement institutionnel et une première plainte déposée par le syndicat Sud PTT, le procès des responsables de France Télécom est en bonne voie. Les juges d'instruction ont ordonné le renvoi pour harcèlement moral devant le tribunal correctionnel de Paris de l'entreprise elle-même, devenue depuis Orange, de son ancien PDG Didier Lombard et de six autres responsables. Au-delà du rôle de chacun, ce sont surtout les méthodes de management utilisées par l'entreprise pour faire partir les salariés "par la porte ou par la fenêtre" qui seront au cœur des débats. Des méthodes qui, à l'instar des mobilités forcées, ont déstabilisé les salariés et créé "un climat professionnel anxiogène", selon les juges d'instruction. Depuis le début, dès la création fin 2007 de l'Observatoire du stress et des mobilités forcées par des chercheurs et équipes syndicales Sud PTT et CFE-CGC, notre magazine s'est penché sur la situation des salariés, les causes de leur souffrance et les raisons pour lesquelles les dispositifs de prévention n'ont pas fonctionné. L'une de nos enquêtes, réalisée conjointement avec Mediapart, a notamment permis de révéler le "crash programme" présenté en 2006 par la direction de France Télécom à ses cadres dirigeants, élément qui s'avérera décisif pour le volet judiciaire. Ce dossier permet de remonter dans le passé et suivre le long cheminement vers le procès annoncé.

Maltraitance organisée à France Télécom

par Joëlle Maraschin / janvier 2009

Une étude réalisée par trois sociologues, présentée début novembre lors des états généraux de l'observatoire syndical du stress de France Télécom, conclut à une stratégie délibérée de l'entreprise de "maltraitance au travail".

Le statut même du personnel, qui l'empêche d'être victime d'un licenciement collectif, a entraîné la direction dans une véritable politique de harcèlement institutionnel pour pousser, coûte que coûte, les salariés vers la sortie." C'est ainsi que Patrick Ackermann, du syndicat Sud PTT, décrit les pressions subies par les salariés de France Télécom. De fait, l'entreprise a programmé 22 000 suppressions d'emplois entre 2006 à 2008, et ce sans plan social ni licenciement. Or, 70 % des 100 000 salariés de l'entreprise continuent de relever de la fonction publique. "La souffrance au sein de l'entreprise est telle que nous avons aujourd'hui des fonctionnaires de plus de 50 ans qui démissionnent, ils ne tiennent plus", ajoute Jean-Yves Claret, délé­gué syndical CFE-CGC.

Inquiets des répercussions de cette politique sur la santé des salariés, les syndicats Sud PTT et la CFE-CGC, rejoints par l'Unsa, ont pris l'initiative en 2007 de créer un observatoire du stress et des mobilités forcées. La première enquête en ligne de cet observatoire syndical a montré que 66 % des salariés interrogés se déclaraient stressés, et que 15 % étaient en situation de détresse. Les syndicats ont alors demandé à des sociologues du CNRS et au cabinet ACT Consultants de les éclairer sur le malaise vécu par le personnel. L'entreprise a de son côté mis en place des cellules d'écoute et d'accompagnement des salariés. Une démarche peu appréciée par les représentants des salariés, qui soulignent le déni de la direction sur l'ampleur du problème.

 

Un fonctionnement global

 

L'analyse des chercheurs en sociologie, que ceux-ci ont baptisée "De l'art de programmer la maltraitance au travail", a été réalisée à partir de 40 entretiens de salariés. Ses résultats sont édifiants. Les sociologues parlent d'une dégradation générale des conditions de travail, d'agents mutés comme des pions, arrachés à leur réseau selon des logiques incompréhensibles, d'une déqualification et d'une disqualification fortement ressenties, du poids de l'arbitraire et de l'incertitude, mais aussi de pratiques de harcèlement et de mises au placard... "Au terme de notre analyse, nous aboutissons au constat que le stress, le harcèlement, la mise au placard et les mobilités volontaires forcées, ainsi que leur conséquence indéniable sur la santé des agents sont partie intégrante d'un système de gestion des ressources humaines renvoyant à un mode de fonctionnement global", écrivent les sociologues dans leur rapport d'études rendu public début novembre, lors des états généraux de l'observatoire syndical.

Afin de sensibiliser aux risques psychosociaux l'ensemble des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) locaux de France Télécom, les syndicats ont décidé de publier un ouvrage intitulé Orange stressée : agir contre le stress chez France Télécom. Ce document, diffusé aux militants et élus, rassemble l'ensemble des études conduites par l'observatoire depuis deux ans, des textes de chercheurs, des articles de presse, mais aussi des fiches pratiques à l'attention des CHSCT. Une pétition nationale va également être lancée pour exiger, entre autres, l'indépendance du service médical de France Télécom. En 2007, les médecins du travail se sont en effet vus interdire par la direction de participer aux états généraux de l'observatoire. Après un procès-verbal de l'Inspection du travail et une plainte, une information judiciaire a été ouverte par le parquet.

En savoir plus
  • La machine à broyer, par Dominique Decèze, Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2008.