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Changer le travail

par François Desriaux / octobre 2015

Changer l'organisation, changer le management, changer la gouvernance, changer la finalité même du travail... Bref, changer tout ! Explorer de nouvelles voies pour sortir de l'intensification du travail, de la course effrénée à la productivité, mais aussi du travail de mauvaise qualité qui ne permet pas de s'épanouir et dégrade la santé. Modifier la production pour respecter l'environnement ou gagner en utilité sociale. Adopter de nouvelles organisations pour sortir de la crise, car, au-delà des risques psychosociaux et de l'épuisement des ressources humaines, leur efficacité est en question. A avoir trop ignoré le travail réel, qui crée la valeur économique, au profit de sa seule traduction financière, le capitalisme va droit dans le mur. Ce ne sont pas des ergonomes qui le disent, mais des experts en management et en gestion. Et si la compétitivité des entreprises et l'efficacité des pouvoirs publics passaient par une métamorphose du travail ? Ce n'est plus une vue de l'esprit. Des entreprises se libèrent et se démocratisent, des managers abandonnent leur reporting pour se réinvestir sur le travail... Changer le travail, ça commence ici et maintenant !

Egis France, une entreprise libérée... ou presque

par Isabelle Mahiou / octobre 2015

Redonner de l'autonomie aux salariés en réduisant la hiérarchie, afin de favoriser la prise d'initiatives et d'améliorer le quotidien de tous. C'est le choix de la société Egis France. Une autre façon de travailler qui ne fait pas encore l'unanimité.

Des managers qui annoncent publiquement qu'ils se mettent en retrait, après avoir déclaré à leur directeur général qu'ils sont, à leur poste, un obstacle à la transformation de l'entreprise, ce n'est pas banal. C'est pourtant ce qui s'est produit le 14 juin 2014 devant les salariés d'Egis France, des clients et des dirigeants de la société mère. L'année d'avant, le directeur général de cette entreprise d'ingénierie des infrastructures, Frédéric Roques, avait engagé un vaste chantier de changement de culture, inspiré par le modèle de l'entreprise libérée1 . A l'issue de ce processus, "nous avons annoncé que nous souhaitions faire évoluer l'organisation et que ce seraient les collaborateurs qui le feraient", raconte le DG sur le site Internet d'Inov-on2

Centrée sur la satisfaction des clients et la création de "valeur durable", la démarche lancée à Egis France, dénommée "Vision", veut cultiver l'esprit d'équipe et l'intérêt collectif, avec le souci quotidien de la transparence. Après une période intense de réflexion, avec groupes de travail et comité de pilotage, elle s'est traduite par la mise en place d'une nouvelle organisation le 1er janvier dernier. Celle-ci, davantage matricielle, compte 27 managers au lieu de 69, "dont le rôle n'est plus de prendre des décisions mais de créer les conditions favorables à la prise de décision de leurs collaborateurs", résume Frédéric Roques. Un vecteur, selon lui, de bonheur au travail.

Davantage d'autonomie et de responsabilité

Les directions régionales et les managers de proximité (responsables d'unités métier) ont disparu au profit de responsables de site, ou d'équipes pluridisciplinaires pour les six sites majeurs, et de responsables d'activité nationaux. Corollaire, les responsabilités des chefs de projet - une grosse part des opérationnels - sont renforcées. Ils doivent désormais assumer des tâches de gestion et de relation clients. Une diversification différemment perçue. Certains n'ont pas d'appétit pour. D'autres avaient déjà beaucoup d'autonomie, comme Pierre Denis, chef de projet à Nantes, membre du comité d'entreprise et ambassadeur3 de Vision, qui considère que "ça n'a pas changé grand-chose".

Repères

Egis France est la plus importante des trois composantes d'Egis villes et transports. Sa création en 2011 résulte de fusions successives. Egis France intervient dans plusieurs domaines de l'aménagement (transports, ville, environnement...) et à travers six sites majeurs (au plus 80 salariés chacun) et neuf antennes. Elle fait partie du groupe Egis (12 000 salariés dans le monde), filiale à 75 % de la Caisse des dépôts et consignations et à 25 % d'Iosis partenaires (actionnariat de salariés).

Ces professionnels se trouvent également plus exposés qu'avant. "L'autonomie est très grande, mais dès que vous dépassez le budget, ça coince et vous vous retrouvez seul. Avant, les directions régionales pouvaient équilibrer entre les projets", souligne l'un d'eux. Sur le plan technique aussi, le manque d'encadrement de proximité se fait sentir. "Le responsable de site gère le plan de charge, les plannings, le personnel, mais n'est pas un spécialiste métier. On consulte nos ex-référents hiérarchiques, devenus des chefs de projet "plus"", explique Jean-Marie Camoin, chargé d'études et de travaux à Marseille et membre du CHSCT. Ce dernier estime par ailleurs que les salariés étaient déjà "dans l'ensemble pleinement responsables de leurs métiers, très "libérés"".

Mais ce qui est mis en oeuvre est aussi d'un autre ordre. Selon Emmanuelle Gendre, responsable ressources humaines"il y a un changement pour tous les collaborateurs, car on leur laisse la possibilité de prendre des initiatives. La démarche ne change pas les finalités métiers, mais la manière de travailler". A chacun d'être force de proposition. "Quiconque le veut peut développer un projet, un business, en s'assurant que les gens impactés sont d'accord et en consultant les "sachants"", indique Karine Duverger, la directrice des ressources humaines. Tout un état d'esprit censé irriguer l'organisation, forcément à un rythme et selon des formes variables.

A Nantes, où la démarche est la plus aboutie, les salariés ont formalisé les choses en termes d'engagements entre l'équipe (35 personnes) et l'"activité", entre l'équipe et son responsable. En matière de fonctionnement collectif, ils ont créé un "pôle d'échanges et d'engagements mutuels" comptant le responsable et des salariés aux compétences diversifiées. Ouvert aux volontaires, ce dernier se réunit toutes les deux semaines sans ordre du jour préétabli, avec ensuite une réunion de toute l'équipe. Appels d'offres, production, performance, coopération... "On veut que tout le monde parle de tout sans rétention d'information", déclare Pierre Denis, qui s'emploie à "faire tomber les barrières". Le but est que chacun puisse prendre des initiatives. Exemples concrets : l'animation du blog interne, la résolution des problèmes posés par le parc informatique ou la gestion des véhicules - économies substantielles à la clé.

Tous les sites n'en sont pas là. "Vision est une porte ouverte, mais chacun vit les choses de façon différente. Et cette participation demande plus de travail, on n'a pas de décharge pour cela. Ces groupes de réflexion finissent par être mangés par l'activité, rattrapés par la réalité du marché", juge Christian Woznica, ingénieur études et travaux à Lyon et secrétaire du CHSCT. En outre, entre 2011 et aujourd'hui, l'entreprise est passée de 720 à 530 salariés. Une réduction au fil du temps, à coup de fermetures d'agences et de départs. Le tout à bas bruit. "Vision a sans doute un peu facilité des décisions qui auraient pu être prises dans un rapport conflictuel, car on n'est plus tout à fait dans le même rapport salarié/patron", avance Jean-Marie Camoin. "L'année dernière, on a dû donner notre avis en comité d'entreprise sur une décision d'organisation prise par un comité de pilotage composé de salariés comme nous et qui impliquait des fermetures de sites !", commente Pierre Denis.

"Un PSE déguisé"

Cette situation ne laisse pas les salariés indemnes, et rejaillit sur la perception qu'ils ont de Vision. Selon un sondage récent réalisé par le comité d'entreprise, une majorité ne ressentirait pas d'évolution favorable avec sa mise en place. Pour les uns, ça ne va pas assez loin, pour les autres, trop. Certains y voient même "un PSE [plan de sauvegarde de l'emploi, NDLR] déguisé". "Notre démarche, c'est une profonde révolution culturelle, défend Karine Duverger. A ce jour, nous n'avons que huit mois de recul, et ce, dans un contexte économique tendu. Un tel changement prend du temps et engendre forcément des mécontentements."

Le CHSCT, instance nationale comptant des représentants des différents sites, constate le malaise. "Les gens sont mal dans leur peau. Dans les petits sites, ils ont peur de la mobilité et de la perte d'emploi ; dans les grands, les problèmes de surcharge et de stress se multiplient", signale son secrétaire. La prochaine réunion doit permettre de réfléchir à des indicateurs concernant la souffrance au travail. Une plaquette d'information sur le sujet a été élaborée par un groupe comptant des élus, salariés et représentants RH, puis présentée dans chaque site. "Vision est une bonne idée, originale, mais dans ces conditions économiques, ça perd son âme", conclut Jean-Marie Camoin.

  • 1

    Pour en savoir plus, lire Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, par Isaac Getz et Brian M. Carney, Flammarion, 2013.

  • 2

    Société de services qui se revendique elle aussi du modèle de l'entreprise libérée.

  • 3

    Volontaire pour communiquer sur la démarche en interne et à l'extérieur.