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Aménagement des lieux de travail : à la reconquête de l'espace

par Stéphane Vincent / octobre 2009

" A vendre ", " A louer ". Il est fréquent aujourd'hui de voir ces panonceaux sur de grands immeubles de bureaux vides. Avec le développement des activités tertiaires et l'augmentation des prix de l'immobilier ces vingt dernières années, la construction de bureaux s'est standardisée, sur le modèle de vastes plateaux ouverts permettant d'optimiser surfaces et coûts. Une solution adoptée par les entreprises pour réduire leurs dépenses immobilières. L'industrie a connu un phénomène analogue, avec des modalités un peu différentes, puisqu'il s'agissait pour elle de rationaliser avant tout son approvisionnement en pièces détachées.

Dans tous les cas, les lieux de travail ont eu tendance à émigrer des villes vers leur périphérie. Et ces déménagements se sont soldés bien souvent par une dégradation des conditions de vie et de travail des salariés : les temps de transport se sont allongés et les espaces de travail, conçus en fonction d'objectifs strictement productifs ou financiers, se sont avérés mal adaptés à l'activité quotidienne.

De fait, il est exceptionnel qu'une entreprise, lorsqu'elle réaménage ses locaux ou en construit de nouveaux, se préoccupe de faire remonter auprès des architectes les exigences propres à l'activité réelle déployée par ses salariés. Pourtant, l'enjeu est important pour les conditions de travail. Un espace de travail doit pouvoir répondre à de multiples exigences spatiales, sonores, lumineuses, etc., afin de faciliter les coopérations, les déplacements, tout ce qui est nécessaire à l'accomplissement du travail. Cela suppose bien sûr d'aller voir ce dernier de plus près, d'analyser l'activité comme le ferait un ergonome. Un espace de travail doit aussi répondre à des règles édictées par le Code du travail afin de protéger les salariés, règles qui s'imposent à l'entreprise en tant qu'employeur et maître d'ouvrage. Enfin, un espace de travail reste un espace de vie. Les salariés y inscrivent une part de leur existence. En changer n'est pas toujours aussi facile que cela. Ne pas en avoir un de dédié à sa propre activité peut également être difficile à supporter.

Sur tous ces aspects, les open spaces offrent souvent une caricature de ce qu'il ne faut pas faire. Censés optimiser surfaces et coûts, ces espaces correspondent aussi à de nouveaux modes de management. Tout le monde doit être visible et accessible pour mieux pouvoir contrôler l'activité. L'espace accordé à chacun est réduit, les postes de travail se banalisent, deviennent interchangeables, comme les salariés. La mobilité et la promiscuité sont de rigueur, avec parfois des effets dévastateurs : les salariés se sentent épiés, le bruit et les tensions s'accroissent, le repli sur soi gagne du terrain. A moins que les acteurs de prévention ne redonnent sa place au travail dans l'organisation des espaces.

Une reconquête en quelque sorte, à laquelle doivent notamment participer les représentants du personnel dans les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). En allant à la rencontre des salariés, afin de confronter à leur expérience du terrain les aménagements proposés, pour en démontrer les incohérences et appuyer d'éventuelles demandes de modifications. Une démarche qu'il leur faut mener le plus en amont possible de la conception des nouveaux espaces de travail.

Les multiples dimensions de l'espace de travail

par Ghislaine Doniol-Shaw Alain Garrigou / octobre 2009

Un espace de travail ne se résume pas à quelques mètres carrés. Il doit répondre aux exigences de l'activité, permettre la coopération, avoir une ambiance sonore compatible avec la concentration. Et il incarne aussi un peu de l'histoire de ses occupants.

Un espace de travail est toujours un espace de rencontre et de partage. Entre salariés exerçant la même activité, mais aussi entre salariés exerçant un travail différent ou entre salariés et personnes exté­rieures : des clients, des patients, des passants... L'espace de travail ne se réduit donc pas au poste de travail. Ce n'est pas seulement le bureau de l'employé ou du cadre, la salle de soins des infirmières, l'atelier où se situent la ou les machines à commander, surveiller, approvisionner. Ce sont ces lieux, certes, mais aussi des circulations, des zones de stockage, des espaces de détente, des salles de réunion, etc. Il est question dans cet article de l'espace de travail au sens d'espace bâti, mais il existe bien d'autres formes d'espaces de travail : celui du routier, du nettoyeur de vitres, du visiteur médical...

Un lieu de travail doit pouvoir répondre à de multiples exigences liées à l'activité. Des exigences qu'il s'agit d'identifier préalablement à la conception du lieu de travail, afin de les inscrire dans le cahier des charges délivré au concepteur ou maître d'oeuvre. Ces " exigences spatiales " sont propres à chacune des situations de travail, mais aussi aux interactions entre les différentes situations de travail. Les identifier suppose d'analyser l'activité, au sens ergonomique, c'est-à-dire du point de vue de ce qui est mis en oeuvre physiquement et mentalement pour réaliser le travail, en relation avec l'espace.

Stockage et circulation

Ces exigences spatiales peuvent être de différentes sortes. Il peut s'agir tout d'abord des besoins en espaces de travail individuels et partagés, incluant les espaces de stockage, de rangement et de circulation. Dans une entreprise, lors de la reconception d'un atelier, la comparaison entre un plan prévisionnel où ne figurent que les machines et un autre reproduisant la réalité en situation de production montre un encombrement des circulations par des conteneurs et des chariots. Ces derniers, absents dans le plan projeté, sont pourtant nécessaires à l'approvisionnement des machines, au stockage des pièces produites ou des rebuts... Ne pas tenir compte de cette contrainte reviendrait à pénaliser les salariés en pesant sur les conditions de leur activité. Les déplacements des opérateurs ayant la responsabilité de plusieurs machines seraient entravés et deviendraient plus risqués. Il faudrait sans cesse déplacer les conteneurs pour que les chariots puissent circuler, et la qualité de la surveillance des machines en serait diminuée, jouant négativement sur la prévention des dysfonctionnements...

Les exigences spatiales peuvent également concerner la proximité nécessaire de lieux de travail. Cela suppose d'identifier les différents lieux où s'exerce le travail et leur hiérarchisation tant au niveau du temps passé dans chaque lieu que de la fréquence des déplacements d'un lieu à l'autre, toujours en lien avec la nature des activités réalisées. La proximité des différents lieux d'exercice du travail doit notamment être prise en compte lorsqu'il y a des échanges d'informations ou des activités partagées entre collègues. Devoir traverser une cour, changer de bâtiment ou même seulement monter un étage pour obtenir un renseignement peut vite " freiner " les collaborations, nuire à l'efficacité du travail et, par voie de conséquence, peser sur les salariés.

A la fin des années 1980, dans une entreprise de recherche en informatique, la construction, à moins de 100 mètres des locaux existants, d'un nouveau bâtiment dans lequel avaient été regroupées certaines activités a non seulement ralenti mais aussi diminué les échanges entre équipes. Les échanges directs ont alors fait place aux échanges téléphoniques et surtout aux messages électroniques, moins efficaces. A la question " Comment représenteriez-vous le lieu de travail idéal ? ", les chercheurs en informatique avaient répondu : " Comme une sphère avec, au centre, le chef de projet. " Une telle représentation était très explicite : elle soulignait l'importance d'avoir un " chef " visible de tous et accessible à tous, ainsi que des relations directes et rapides entre collègues et entre équipes. La " coupure " en deux bâtiments avait rompu en partie cette " équidistance " que l'ancien bâtiment autorisait, par son unicité mais aussi par la simplicité de son architecture et de ses circulations internes. Ce dernier n'avait en effet que deux niveaux, les circulations se faisant par des escaliers, tandis que le nouveau bâtiment s'élevait sur dix étages, les circulations se faisant en priorité par des ascenseurs. Par ailleurs, les règles de sécurité y imposaient des portes coupe-feu, isolant les étages les uns des autres et, dans le même temps, les activités qui s'y déroulaient.

Son et lumière

Autres types d'exigences à prendre en compte dans la conception des espaces de travail, les besoins en matière d'acoustique. Certaines activités nécessitent le partage d'informations, d'autres un certain isolement, d'autres encore un mélange des deux, ce qui supposera en général une augmentation des surfaces. Doivent également être considérés les besoins en matière de lumière et d'éclairement. Les outils informatiques et bureautiques, que l'on rencontre désormais dans la plupart des situations de travail, posent des exigences très particulières, dont il faut impérativement tenir compte pour le bien-être et la santé des salariés.

Sur ces aspects, l'évolution des bureaux paysagers peut servir de contre-exemple. Ces derniers ont vu le jour à la fin des années 1970 aux Etats-Unis. Ils devaient alors faciliter les échanges entre salariés, en leur permettant d'un regard de voir la disponibilité ou non d'un collègue, ou encore d'organiser des réunions informelles, dans des espaces prévus pour cela, auxquelles chacun pouvait se joindre. Les premiers bureaux paysagers étaient ainsi de grands espaces, nécessitant pour chacun plus de surface que des bureaux individuels, car, si tous pouvaient être vus, il s'agissait aussi de respecter les besoins d'isolement et de concentration, et donc de limiter le bruit. Cette conception d'origine a disparu lorsque le concept de bureau paysager s'est introduit en France. On a alors cherché, par cette voie, à économiser de l'espace, en le densifiant. Le résultat est qu'au lieu de mieux coopérer, les salariés se gênent ou, pire, ont le sentiment d'être contrôlés dans leurs faits et gestes par chacun de leurs collègues et par la hiérarchie. De telles conditions de travail sont coûteuses pour la santé et nuisent à la qualité du travail.

Utilisateurs multiples

Les espaces de travail peuvent également avoir une diversité d'utilisateurs, avec pour chacun d'entre eux des besoins spécifiques qui ne se recoupent pas forcément et vont constituer différentes facettes d'un même espace de travail. Lors d'une intervention dans un hôpital, une ergonome a finement analysé les relations différenciées entretenues par deux collectifs de salariés vis-à-vis du même espace de travail. Le collectif des infirmières et aides-soignantes qui travaille de jour se plaint ainsi des qualités acoustiques du bâtiment. Il est jugé bruyant, ce qui peut gêner le travail dans les phases d'activité intense où de nombreuses personnes sont susceptibles d'intervenir. Il est alors difficile de distinguer les informations importantes (sonneries de téléphone, appels des malades, bips d'appareils) et les communications interpersonnelles, ce qui oblige bien souvent à crier en cas d'urgence. En revanche, pour le collectif qui travaille de nuit, ce même bâtiment présente bien des avantages. En effet, grâce à la réverbération sonore, il est possible de détecter et d'identifier facilement les bruits nocturnes (respiration forte dans telle chambre, toux dans telle autre, mouvements dans un lit, etc.). Les personnes ayant assez d'expérience connaissent même les lieux où la " réception " est la meilleure, ce qui leur permet de développer des stratégies d'écoute, une économie de déplacements et une meilleure efficacité.

Un lieu de vie

Enfin, les espaces de travail sont aussi des espaces de vie, dans lesquels les salariés inscrivent une partie de leur histoire singulière, au-delà de l'activité et de sa temporalité. Une modification d'un espace dans lequel on a vécu plusieurs décennies, même si c'est pour aller dans un espace neuf et a priori mieux conçu, ne va pas toujours de soi. Ainsi, à l'occasion de la reconception d'une usine qui fabriquait des plaques de toitures dans le but de passer d'une technologie utilisant de l'amiante à une autre sans amiante, les opérateurs ont pu raconter comment ils vivaient le démontage de l'ancienne usine. A travers leurs témoignages, ils ont décrit avec beaucoup d'émotion que " même si elle était bruyante, même s'il y avait de l'amiante, qu'ils étaient conscients des risques pour leur santé et que, de plus, ils avaient déjà enterré certains de leurs collègues, c'était toute leur jeunesse qu'ils voyaient ainsi dépecer et mettre à terre en démontant leurs outils de travail "

Ce dernier exemple montre bien que les espaces de travail s'inscrivent dans une dimension subjective, qui peut être mise à mal lors de transformations importantes, même si objectivement certaines améliorations sont constatées. Le fait d'associer les travailleurs à la conception d'un nouveau projet de bâtiment ou au réaménagement d'espaces existants peut assurer, en partie, une continuité temporelle qui facilitera le développement des activités à venir comme des futures histoires de vie. Mais il est tout aussi important d'essayer de comprendre l'histoire d'un bâtiment ou d'espaces de travail avant de les transformer.

En savoir plus
  • De l'atelier au territoire : le travail en quête d'espaces, Thérèse Evette et François Lautier (dir.), L'Harmattan, 1995.