© Shutterstock

Suicides à France Télécom : dix ans d'enquête

par Stéphane Vincent / 18 juin 2018

Neuf ans après une vague de suicides sans précédent, un rapport de l'Inspection du travail signalant au parquet un harcèlement institutionnel et une première plainte déposée par le syndicat Sud PTT, le procès des responsables de France Télécom est en bonne voie. Les juges d'instruction ont ordonné le renvoi pour harcèlement moral devant le tribunal correctionnel de Paris de l'entreprise elle-même, devenue depuis Orange, de son ancien PDG Didier Lombard et de six autres responsables. Au-delà du rôle de chacun, ce sont surtout les méthodes de management utilisées par l'entreprise pour faire partir les salariés "par la porte ou par la fenêtre" qui seront au cœur des débats. Des méthodes qui, à l'instar des mobilités forcées, ont déstabilisé les salariés et créé "un climat professionnel anxiogène", selon les juges d'instruction. Depuis le début, dès la création fin 2007 de l'Observatoire du stress et des mobilités forcées par des chercheurs et équipes syndicales Sud PTT et CFE-CGC, notre magazine s'est penché sur la situation des salariés, les causes de leur souffrance et les raisons pour lesquelles les dispositifs de prévention n'ont pas fonctionné. L'une de nos enquêtes, réalisée conjointement avec Mediapart, a notamment permis de révéler le "crash programme" présenté en 2006 par la direction de France Télécom à ses cadres dirigeants, élément qui s'avérera décisif pour le volet judiciaire. Ce dossier permet de remonter dans le passé et suivre le long cheminement vers le procès annoncé.

France Télécom : une médecine du travail aux ordres ?

par François Desriaux / 14 septembre 2009

La médecine du travail a-t-elle pu jouer pleinement son rôle de prévention des suicides à France Télécom ? Il est permis de se poser la question au vu du courrier adressé en décembre 2007 au PDG de l'ex-entreprise publique par le syndicat des médecins du travail.

Face aux 23 suicides survenus à France Télécom, les médecins du travail ont-ils pu jouer pleinement leur rôle de prévention ? Certains professionnels en doutent. Si l'on en croit une lettre adressée le 21 décembre 2007 au PDG de France Télécom, dont Santé & Travail s'est procuré une copie, le Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) déplorait alors des « atteintes à la déontologie médicale » et à « l'indépendance des médecins du travail », précisément à propos de la question de la souffrance au travail des salariés. Le syndicat demandait à Didier Lombard « d'user de son autorité pour que cesse rapidement ce trouble qui, à terme, pourrait avoir des conséquences délétères sur la santé des salariés de France Télécom ».

Pour les médecins du travail que nous avons pu contacter et qui ont quitté l'entreprise, France Télécom considère en effet « ses » médecins du travail comme des cadres à part entière, chargés d'accompagner la politique de l'entreprise, et non comme des praticiens au service exclusif de la santé des salariés, comme le prévoit la réglementation.

« Incompatibilités déontologiques »

Ainsi, dans le courrier du SNPST, on apprend que plusieurs médecins de l'opérateur de téléphonie ont refusé de participer à des « cellules d'écoute et de médiation »mises en place par la direction, estimant qu'elles ne constituaient pas la réponse appropriée au développement de la souffrance au travail et en raison « d'incompatibilités déontologiques et réglementaires avec leur statut ». Saisi, le Conseil national de l'ordre des médecins a d'ailleurs émis « les plus extrêmes réserves sur les modalités de mise en œuvre desdites cellules ».Mais la direction de France Télécom, selon le courrier du SNPST, n'a pas mis un terme à la participation des médecins du travail aux cellules et n'a pas transmis non plus aux médecins la position du Conseil de l'ordre. « Pire, est-il dénoncé dans la lettre, certains continuent de subir des pressions pour y participer. »

Une affirmation démentie par la réponse de la direction de France Télécom, qui, dans un courrier du 15 janvier 2008, affirme que les médecins interviennent dans ces cellules d'écoute et d'accompagnement de façon« volontaire » et « en tant que médecin écoutant et non pas en tant que médecin du travail ». Une nuance sémantique qui, toutefois, ne modifiera pas la position du Conseil de l'ordre.

Un peu plus loin, le SNPST reproche à la direction son attitude envers deux médecins du travail qui se sont vus empêchés par les directeurs territoriaux de l'entreprise de participer à « l'animation d'un atelier de formation à destination d'élus CHSCT », là encore sur des questions de santé mentale au travail, au motif que cette « activité se situe hors du champ institutionnel de compétence des médecins du travail ». « La DRH a, par la suite, invoqué un devoir de “réserve” puis de“neutralité” pour maintenir cette interdiction », précise le SNPST.

Pourtant, cette participation à une formation d'élus des CHSCT entre bien dans les compétences et les missions du médecin du travail prévues par l'article R. 241-41 du code du travail. Dans sa réponse du 15 janvier 2008, la direction de France Télécom estime que l'atelier de formation en question – les assises nationales organisées par l'Observatoire du stress – ne rentrait pas dans le cadre de l'article R. 241-41, « cette initiative syndicale » étant « extérieure à l'entreprise ». Des explications qui ne convaincront l'Inspection du travail, laquelle dressera un procès verbal transmis au parquet.

« Plusieurs médecins du travail ont préféré démissionner »

En conclusion de son courrier, le SNPST déclare que « plusieurs médecins du travail, s'estimant dans l'impossibilité d'exercer leur mission dans le respect des règles éthiques et déontologiques qui encadrent cette profession, ont préféré démissionner ». De fait, 13 médecins du travail sur les 70 que compte l'opérateur ont démissionné ces quatre dernières années.

Ironie de l'histoire, une copie de ce courrier a été transmise au ministre du Travail de l'époque, Xavier Bertrand. Mais il ne semble pas que l'administration du Travail ait cherché à remédier à ces dysfonctionnements. Elle avait pourtant les moyens de le faire, puisque c'est elle qui délivre l'agrément aux services médicaux du travail.

Xavier Darcos, l'actuel locataire de la rue de Grenelle, qui reçoit Didier Lombard demain va-t-il lui adresser un sévère rappel à l'ordre, sachant que dans la prévention des risques psychosociaux, le médecin du travail joue un rôle clé ? Ce serait une première, sachant que l'Etat est actionnaire majoritaire de l'ex-entreprise publique.