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Suicides à France Télécom : dix ans d'enquête

par Stéphane Vincent / 18 juin 2018

Neuf ans après une vague de suicides sans précédent, un rapport de l'Inspection du travail signalant au parquet un harcèlement institutionnel et une première plainte déposée par le syndicat Sud PTT, le procès des responsables de France Télécom est en bonne voie. Les juges d'instruction ont ordonné le renvoi pour harcèlement moral devant le tribunal correctionnel de Paris de l'entreprise elle-même, devenue depuis Orange, de son ancien PDG Didier Lombard et de six autres responsables. Au-delà du rôle de chacun, ce sont surtout les méthodes de management utilisées par l'entreprise pour faire partir les salariés "par la porte ou par la fenêtre" qui seront au cœur des débats. Des méthodes qui, à l'instar des mobilités forcées, ont déstabilisé les salariés et créé "un climat professionnel anxiogène", selon les juges d'instruction. Depuis le début, dès la création fin 2007 de l'Observatoire du stress et des mobilités forcées par des chercheurs et équipes syndicales Sud PTT et CFE-CGC, notre magazine s'est penché sur la situation des salariés, les causes de leur souffrance et les raisons pour lesquelles les dispositifs de prévention n'ont pas fonctionné. L'une de nos enquêtes, réalisée conjointement avec Mediapart, a notamment permis de révéler le "crash programme" présenté en 2006 par la direction de France Télécom à ses cadres dirigeants, élément qui s'avérera décisif pour le volet judiciaire. Ce dossier permet de remonter dans le passé et suivre le long cheminement vers le procès annoncé.

Orange pressée par la justice

par / 13 juillet 2012

La mise en examen de trois anciens dirigeants du groupe France Télécom et de l’entreprise en tant que personne morale, dans l’affaire des suicides de l’opérateur téléphonique, confirme la volonté de la justice de sanctionner les abus dans le management et l’organisation du travail.

Les suicides de salariés chez France Télécom ne resteront probablement pas impunis. Le 4 juillet est une date clé dans cette affaire qui a défrayé la chronique. Le juge d’instruction du pôle judiciaire de santé publique parisien, Pascal Gand, a mis en examen Didier Lombard, ancien PDG de France Télécom. Le surlendemain, c’était au tour de Louis-Pierre Wenes, ex-directeur général adjoint du groupe, d’Olivier Barberot, ancien directeur des ressources humaines, et de France Télécom en tant que personne morale, pour harcèlement moral et délit d’entrave au fonctionnement du CE et du CHSCT. Des mises en examen qui plus est assorties d’un contrôle judiciaire et d’une caution. Pour le syndicat Sud, qui avait déposé plainte, c’est une première victoire. Pour Sylvie Catala, inspectrice du travail, qui avait fourni en février 2010 au procureur dela Républiqueun rapport accablant de 80 pages dénonçant les méthodes de gestion de l’opérateur, c’est un aboutissement. Le procès pénal se rapproche. Et, avec lui, une magnifique tribune pour mettre en cause les évolutions des organisations du travail.

La reconnaissance de la dimension collective du harcèlement

Ces mises en examen ne sont pas une première. Il y a un précédent, certes moins connu : le dossier Euronext, dans lequel la chambre des appels correctionnels de la cour d’appel de Paris a prononcé, le 22 novembre 2011, des condamnations pour délit de harcèlement moral d’Euronext en tant que personne morale et de deux de ses cadres, suite au suicide d’un directeur d’audit interne.

Avec France Télécom, un cap est franchi : celui de la reconnaissance de la dimension collective du harcèlement moral. De ce point de vue, la position hiérarchique des personnes mises en examen est révélatrice d’une volonté de pointer un système d’organisation du travail pour le moins anxiogène et pathogène. Entre 2006 et 2009, le plan Next concocté par Didier Lombard et Louis-Pierre Wenes a permis de supprimer 22 000 emplois, d’obtenir 14 000 mobilités et 7 500 changements de métier et de recruter 5 000 personnes. Un plan d’ampleur autrement intitulé « crash programme », dont le volet ressources humaines, ou plan Act, a été mis en œuvre par le DRH Olivier Barberot. Le message des mises en examen est clair : c’est au plus haut niveau que les responsabilités doivent être recherchées, là où le système qui a conduit au suicide de plusieurs dizaines de personnes a été pensé et mis en place. Les managers de proximité ne sont pas dans le collimateur de la justice, eux qui n’ont fait qu’appliquer des consignes. La rupture avec les pratiques antérieures, où seul le chef d’établissement était mis en examen suite à un accident du travail, est nette.

Les employeurs sont prévenus

Mais pour Jean-Paul Teissonnière, avocat de Sud Télécom, la satisfaction n’est pas totale, car, estime-t-il, « la qualification de harcèlement moral est inadaptée ». Selon lui, l’homicide involontaire ou encore la mise en danger d’autrui, retenue par Sylvie Catala, correspondent davantage à la situation, celle d’un opérateur dont « la volonté était de plonger les personnes dans la souffrance mentale pour les mettre en fuite ».

Si l’affaire est renvoyée devant le tribunal correctionnel, elle devrait permettre, quelle que soit son issue, des avancées en termes de prévention. Les employeurs sont prévenus : ils doivent veiller à mettre en place une organisation du travail saine, maîtriser la charge de travail de leurs collaborateurs, ne pas tolérer des actes de harcèlement moral. A défaut, ils devront en répondre au pénal. « Cette évolution s’inspire de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation, rappelle Hervé Gosselin, conseiller à cette même chambre. La reconnaissance en novembre 2009 du harcèlement moral managérial ainsi que la jurisprudence sur l’obligation de sécurité de résultat incombant aux employeurs initiée en 2002 avaient largement ouvert la voie. Nous l’avons fait en connaissance de cause. »