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Ne plus rogner sur la maintenance

par François Desriaux Stéphane Vincent / juillet 2018

A force de se recentrer sur leur coeur de métier, de rationaliser les activités périphériques, voire de les sous-traiter, les entreprises ont perdu de vue qu'il fallait "bichonner" la maintenance. Dans le monde d'avant, quand techniciens et ingénieurs tenaient le haut du pavé, prendre soin des machines et des systèmes était inscrit dans les gènes. Aujourd'hui, avec la montée en puissance des gestionnaires et des financiers, la logique s'est inversée. Réduire la maintenance préventive - qui coûte cher car elle immobilise les équipements - permet d'augmenter le taux de rendement global.
Tant pis s'il s'agit d'économies de court terme, qui vont générer des pannes et une moindre qualité des produits ou des services. Nos enquêtes à la SNCF et dans le secteur informatique en témoignent. Sans parler des conséquences potentiellement graves dans les industries à risque. Tant pis aussi pour les conditions de travail et les risques professionnels. Aussi bien pour les techniciens de maintenance, qui vont devoir jouer les pompiers en intervenant dans l'urgence, que pour les opérateurs en production industrielle ou servicielle contraintes de compenser les dysfonctionnements. Prendre soin de la maintenance, prévoir cette activité dès la conception, c'est aussi prendre soin du travail et de ceux qui le font.

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Inquiétudes cheminotes sur l'entretien des trains

par Eliane Patriarca / juillet 2018

A la SNCF, la maintenance des voies et des trains est de plus en plus industrialisée. Un gage d'efficacité pour la direction, une remise en cause de la qualité du travail, des savoir-faire et de la culture de sécurité pour les cheminots.

Le 12 juillet 2013, le train Paris-Limoges déraille près de la gare de Brétigny-sur-Orge (Essonne). La catastrophe, qui fait sept morts et de nombreux blessés, révèle la vétusté du réseau ferré et les failles de sa maintenance. L'origine du déraillement est une éclisse, agrafe métallique entre deux rails, qui s'est détachée et logée au coeur du système d'aiguillage. Les rapports d'enquête ciblent l'état du réseau, en bout de course à la suite d'un sous-investissement chronique dans la maintenance, du fait de la création de lignes à grande vitesse.

Cinq ans plus tard, qu'en est-il de son entretien ? La direction de SNCF Réseau, gestionnaire de l'infrastructure, n'entend pas reparler de l'accident, dont l'instruction reste en cours. Mais elle accepte d'évoquer le bilan du plan Vigirail, mis en place dès octobre 2013 afin de renforcer la sécurité du réseau. "Nous remplaçons annuellement 1 000 kilomètres de voies ferrées et 500 appareils de voie, dont 200 en Ile-de-France, assure Michel Etchegaray, directeur de la maintenance de SNCF Réseau. Le réseau est enfin sorti de cette période où il ne cessait de se dégrader pour entrer dans une phase de rajeunissement."

Le responsable met en avant les évolutions technologiques qui ont profondément modifié l'organisation de l'entretien et des travaux. Traditionnellement, les voies ferrées ne sont entretenues que par des agents spécialisés, regroupés en brigades de la voie, qui effectuent des rondes à pied, signalant anomalies et usures des matériaux, avant d'évaluer avec la hiérarchie l'urgence des travaux à réaliser. Dorénavant, "pour les chantiers de renouvellement", précise Michel Etchegaray, ceux où l'on remplace la voie, des trains-usines sont mis en oeuvre dans le cadre de contrats avec des entreprises privées. "Ils agrègent diverses machines et remettent rapidement à neuf les constituants de la voie, indique-t-il. L'enjeu étant de perturber le moins possible la circulation des trains commerciaux."

L'automatisation s'applique aussi à la surveillance, avec des trains dédiés. "La rame Iris 320, équipée de capteurs, antennes et caméras, s'intercale entre les TGV pour ausculter 160 000 kilomètres de voies par an, expose le responsable. Sur le réseau classique, trois trains contrôlent chaque année 17 000 kilomètres, en appui des tournées des brigades de la voie." Si une anomalie est détectée, des photos sont transmises à un agent, qui va vérifier la réalité du défaut et déclencher une intervention si besoin. Ces innovations ont permis de "massifier" les travaux d'entretien, constate Michel Etchegaray : "Plus on dispose de mesures en amont, plus on peut anticiper les opérations de réparation nécessaires, et mieux on peut les programmer et les regrouper avec une opération de maintenance préventive."

Cette industrialisation a bien entendu un impact sur le travail des agents de la voie. "Leur métier a changé, les conditions de travail aussi, admet le directeur de la maintenance. Les équipes de la voie procédaient à des opérations ponctuelles sur un territoire restreint : on venait remplacer une traverse, un rail... C'était avant tout un entretien au fil de l'eau, du correctif, qui ne permettait pas de régénérer le réseau." Une vision de l'activité que ne partagent pas les cheminots. Ceux-ci expriment au contraire une détresse profonde, face à une détérioration de la qualité de la maintenance, qui découle duconstat que les enseignements de la catastrophe de Brétigny n'ont pas été tirés.

 

Une déperdition du métier

 

Le rapport d'expertise réalisé à la suite de l'accident par le cabinet Aptéis (voir "Sur le Net"), à la demande du CHSCT de Brétigny, pointait "les déficiences de l'organisation et du management de la maintenance, [...] l'organisation qui s'est déformée dans la production dans l'urgence, et la perte d'efficacité de la culture de sécurité". Selon les cheminots, la situation a empiré depuis. "Les effectifs des brigades de la voie ont fondu comme neige au soleil durant une douzaine d'années, alors même que le périmètre de leur tournée s'agrandissait", témoigne Pascal Pignal, élu Sud Rail au comité d'entreprise et agent du service électrique de Bourg-en-Bresse (Ain).

Le recours massif à de la sous-traitance a déstabilisé les équipes. "Les employés de ces entreprises privées reçoivent une formation hyperaccélérée et c'est au cheminot qui les encadre de détecter anomalies et malfaçons, raconte Pascal Pignal. On n'a plus assez d'agents qualifiés pour encadrer la sous-traitance. Parfois, on a trois chantiers en une semaine et seulement deux cheminots habilités à les surveiller. A Modane, on s'est retrouvés un jour à devoir remplacer les aiguillages en 96 heures. Mais les équipes du privé étaient si incompétentes qu'on n'a pas réussi à rendre la voie à temps !"

A l'origine, l'agent de la voie exerçait un métier physique et riche, exigeant de multiples compétences et des années de formation sur le terrain pour acquérir une autonomie, pouvoir repérer le rail qui "danse" au passage du train... "Avant, on prévoyait des "blancs travaux", c'est-à-dire des plages horaires sans circulation, en début d'après-midi, pour faire régulièrement des interventions de courte durée, explique Francis Dianoux, ex-chef de district dans l'équipement, retraité et syndiqué Sud Rail. C'était du sur-mesure. Les sous-traitants ne savent pas le faire, alors ils coupent la ligne. Sans se soucier des usagers !" Avec l'intrusion des prestataires privés, les cheminots ont le sentiment d'avoir été dessaisis de l'essence de leur métier, au risque de se déqualifier inexorablement.

"Le discours de la direction, c'est "oublier le savoir-faire et favoriser le savoir-faire faire"", relate Pascal Pignal. A Bourg, la brigade avait demandé à garder en interne au moins 20 % du travail, par exemple 10 rails sur les 50 à changer par an." En vain. Selon le cheminot, les moyens financiers alloués à l'activité déclinent, alors que les contraintes temporelles augmentent. Résultat : la qualité du travail sert de variable d'ajustement. "Pour toute opération inopinée, affaissement de terrain ou éboulement, il faut supprimer des chantiers prévus pour avoir les moyens de la faire ou bien la reporter, déclare-t-il. Par exemple, quand on a trouvé des coeurs d'aiguillage fissurés près de Grenoble, on a reporté les travaux et demandé un ralentissement des trains."

 

Renoncements douloureux

 

Ces ralentissements, imposés aux conducteurs pour garantir la sécurité sur les tronçons de voie qui ne peuvent faire l'objet que de rafistolages, sont de plus en plus fréquents. La SNCF a d'ailleurs officialisé depuis 2011 ce "renoncement à ne plus accomplir la maintenance requise et en corollaire à organiser le ralentissement des trains", selon le sociologue Nicolas Spire, coauteur du rapport d'expertise Aptéis. Selon SNCF Réseau, en 2016, le kilométrage de voies où la circulation devait être ralentie était de 3 000 et il augmentait alors d'environ 10 % par an.

Les agents de la voie sont également sommés d'agir dans l'urgence afin de ne pas entraver la circulation des trains. "Une fois, pour un remplacement d'aiguillage, qui nécessite deux heures selon la procédure normale, on n'a obtenu que 50 minutes d'arrêt de circulation, se souvient Pascal Pignal. Un stress terrible : tu fais plus gaffe quand tu soulèves la voie, tu ne fais tes mesures qu'à la fin et tu finis par rater quelque chose !" Mais les alertes des cheminots ne sont plus entendues. "On se heurte sans arrêt à notre encadrement, déplore le syndicaliste. Officiellement, on nous demande de tout signaler, mais si tu alertes, ils minimisent, étouffent. Ou bien tu passes pour un râleur ou un fainéant !"

Ce sentiment de devoir travailler dans l'urgence, sans pouvoir réaliser un travail de qualité, les cheminots en charge de l'entretien du matériel roulant s'en plaignent aussi. "Un train immobilisé, c'est de l'argent perdu selon la direction, alors elle cherche à renvoyer les rames au plus vite à la circulation", regrette Sébastien Merlin, technicien dans les ateliers TER à Lille et secrétaire CGT du CHSCT. Dans ce secteur de la maintenance, le travail de nuit a été généralisé et une "modularisation" instaurée. "Un module correspond à une tâche qui ne doit pas excéder six heures", explique le sociologue Julien Kubiak, qui a étudié en 2015 cette nouvelle organisation du travail1 , inspirée du lean, dans un atelier de Calais. "Le modèlene tolère pas plus de six engins à l'arrêt, note-t-il. Mais le schéma théorique ne tient pas compte des contraintes du travail réel, ce qui se traduit par une intensification du travail."

 

Du travail bâclé ?

 

La modularisation contraint aussi les cheminots à ne faire que ce qui est programmé. "Avant, si une rame entrait à l'atelier pour une réparation des portes, cela prenait la journée et on changeait ou on réparait les douze portes, décrit Sébastien Merlin. Maintenant, on n'en fait plus que huit, ce qui permet de remettre le train plus vite dans la boucle. La rame est censée revenir plus tard pour qu'on puisse s'occuper des quatre autres. Entre-temps, elle va rouler avec des portes condamnées, ce qu'on interdisait strictement auparavant !"

Cette organisation de la maintenance peut affecter les contrôleurs - qui doivent gérer des rames avec des portes hors service ou une sonorisation défaillante -, ainsi que les conducteurs. "Des trains ont été renvoyés à la circulation bien qu'une partie du bloc-moteur ait été hors service !, s'indigne Francis Dianoux. Le mécano savait qu'en cas de panne, il n'aurait pas assez de puissance motrice pour repartir, vous imaginez le stress ?" Ici aussi, le renoncement à un service de qualité s'installe. "Avant, on avait du matériel de réserve, se rappelle Sébastien Merlin. Si on avait besoin de faire circuler 30 rames sur un axe, la SNCF en commandait 35. Si l'une tombait en panne, le conducteur pouvait reprendre son service sur une autre rame, avec juste 5 à 10 minutes de retard. Aujourd'hui, il n'y a plus de rames de réserve, et il n'est plus rare d'entendre annoncer en gare un gros retard dû à un problème de mise à disposition d'une rame ou même la suppression du train !"

Les cheminots ont de plus en plus de mal à se reconnaître dans leur travail. "On ne nous permet plus de le faire correctement, confie Sébastien Merlin. Autrefois, au-delà de la maintenance corrective, on faisait appel à notre expérience. On avait toujours un oeil qui traînait pour s'alerter mutuellement, signaler la moindre anomalie, interpeller la hiérarchie, qui nous félicitait pour notre professionnalisme. Aujourd'hui, on te demande de fermer les yeux. Alors tu te contentes de faire ce qui est prévu dans le module." Une logique de désengagement qui pourrait s'avérer "délétère pour la culture de la sécurité", comme l'affirmait déjà l'expertise sur la catastrophe de Brétigny.

  • 1

    Conditions de travail et sécurité ferroviaire. Questions sur la réforme SNCF dans le Nord-Pas-de-Calais, Emergences, 2015.

En savoir plus
  • Intitulé Expertise portant sur l'accident ferroviaire de Brétigny-sur-Orge du 12 juillet 2013, le rapport remis en 2014 par le cabinet Aptéis, à la demande du CHSCT Essonne-Val d'orge de l'Infrapôle Sud-Ouest francilien, peut être consulté en saisissant son titre sur un moteur de recherche.