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Le blues des managers

par Stéphane Vincent François Desriaux / avril 2013

Les cadres aussi souffrent au travail. Alors qu'ils ont fait les frais de la vague médiatique sur le harcèlement moral dans les années 1990, ils sont aujourd'hui eux-mêmes victimes de dépression, de burn out et parfois poussés au suicide.

Il faut dire qu'ils ont beaucoup perdu : de chefs (petits ou grands) investis de pouvoirs arbitraires et de l'autorité, ils sont devenus managers ou encadrants de proximité, soumis comme leurs collaborateurs à de multiples pressions liées à la demande, à l'interdépendance des organisations et au contrôle de systèmes de reporting de plus en plus exigeants. L'encadrement autonome s'est réduit comme peau de chagrin et a laissé place à l'encadrement contraint.

Accaparés par l'alimentation de la "machine de gestion", censés motiver leurs troupes à l'aide de la bonne parole de la direction, les managers sont de plus en plus coupés du travail réel. Et de moins en moins en capacité d'aider leurs équipes à résoudre les difficultés de l'activité, d'arbitrer entre les injonctions contradictoires que sont la productivité à augmenter, la qualité à maintenir, le service au client à satisfaire, les coûts à maîtriser...

Le salut, pour eux-mêmes et pour leurs collaborateurs, passe par la reconquête de marges de manoeuvre. Plus sûrement que par des formations au "bon management".

Le travail invisible d'un cadre de proximité

par Valérie Zara-Meylan ergonome et chercheuse au Centre d'études de l'emploi / avril 2013

Encadrant de proximité dans l'horticulture, Luc doit gérer en temps réel les aléas de la production, les attentes de la hiérarchie, les impératifs commerciaux... Un difficile travail d'articulation d'exigences souvent contradictoires, non reconnu.

On les appelle "chefs de culture". Dans les petites entreprises horticoles, les pépinières, le maraîchage, ils sont à la fois responsables de la production sur un site et encadrants de proximité. C'est un rôle clé, mais leur mission est difficile à tenir. Ils doivent atteindre les objectifs fixés par le dirigeant en termes de quantité, de qualité et de délai, tout en contrôlant les risques pour la production et pour les salariés. Pour cela, ils doivent se débrouiller de situations complexes et d'exigences souvent contradictoires. Leur métier nécessite tout à la fois des connaissances botaniques, des savoirs de conduite de culture hautement spécialisés, un fort engagement physique et des compétences d'organisation d'un travail d'équipe, dont il faut de surcroît donner à voir l'efficacité à la hiérarchie.

"Je suis un relais entre le dirigeant et l'équipe. J'assure la mise en place des travaux", explique l'un d'eux, Luc, responsable de la production de plus de deux cents variétés de lauriers roses, photinias, euphorbes et autres arbustes de haie et vivaces, avec une équipe de quatre ouvriers, un apprenti et deux saisonniers au printemps. "Et je suis un peu partout à la fois", ajoute-t-il. En effet, comme pour nombre de ses homologues en pépinière, ses responsabilités vont bien au-delà de la seule supervision des travaux.

Rationalisation

Face à une concurrence nationale et internationale accrue, la direction a engagé un mouvement de rationalisation censé favoriser la maîtrise des processus de production et des coûts en main-d'oeuvre. Ainsi, Luc doit rendre compte du travail réalisé chaque semaine en nombre d'unités mises en pot, taillées, tuteurées, traitées, etc. Cependant, ces indicateurs sont loin de refléter la diversité des activités qu'il déploie, avec les ouvriers, pour faire aboutir la production. Les plantes sont périssables, leur qualité n'est jamais stabilisée. Outre le suivi régulier de chaque lot et les multiples soins à réaliser pour accompagner sa croissance, il doit aussi anticiper des commandes sur lesquelles il n'a que peu de visibilité, alors que chacune vaut pour exécution immédiate suite à l'orientation commerciale "réactive" affichée par l'entreprise.

Il doit aussi faire face à de nombreux aléas techniques - pannes de relais d'arrosage, buses bouchées, volets des serres bloqués... - et à des événements climatiques - orages, coups de vent... - qui nécessitent des interventions, parfois sans délai, car les plantes peuvent subir des atteintes irréversibles. Plusieurs fois par jour, il parcourt la pépinière pour estimer les urgences. Il contrôle les automates d'arrosage, relève les plantes tombées et prend des décisions de tri, de regroupement de lots, de maintenance. Autant de travaux supplémentaires qui ne seront pas comptabilisés dans les indicateurs de production, alors qu'ils conduisent à accumuler du retard sur la taille et le désherbage.

Ce travail d'organisation, à renouveler sans cesse, est essentiel pour ses relations avec les ouvriers, car ce sont ses interlocuteurs immédiats face aux contingences du quotidien : "Je cherche à leur faciliter le travail, à trouver des solutions. Je travaille avec eux et pas contre eux." Il prend lui-même en charge de nombreux travaux et déploie un fort engagement physique pour limiter celui attendu des ouvriers, dont deux souffrent de douleurs articulaires. "Le relevage des lauriers, j'essaie de le faire moi-même ce matin, parce qu'ils sont aux tuteurs sur les lierres." Parfois, ces décisions sont infléchies pour des raisons moins liées aux exigences de la production qu'à la mise en visibilité des résultats du travail auprès du dirigeant. De fait, la difficulté de son travail d'encadrement réside tout autant dans la multiplicité des tâches à organiser que dans l'articulation des attentes de sa hiérarchie avec les exigences du travail. Pour lui, ce travail d'organisation est finalement plus prenant que celui qui concerne les ouvriers : "Parce qu'ils connaissent leur tâche. Ils savent. Bon, parce que voilà, il faut gérer. Bon, alors, j'ai déjà le chef à gérer..."

Concertations

"Gérer le chef", c'est effectivement un véritable enjeu pour Luc. Cela passe en premier lieu par l'engagement visible des ouvriers : "Plus il les voit occupés, moins il va leur demander des choses..." Il limite ainsi la tendance du dirigeant à assurer lui-même un encadrement de terrain direct. Mais il n'a en général d'autre choix que de répercuter sur les ouvriers la réactivité imposée, même si, à cause de cela, les relations avec ces derniers se tendent. Il se rapproche souvent du dirigeant en fin de journée, en dépassement d'horaires, lors d'une tournée sur les parcelles, afin d'échanger avec lui sur l'état des plantes et de l'informer des fins de lots ou de certaines atteintes par des ravageurs. Il cherche aussi à anticiper les travaux envisagés et tente des concertations, par exemple pour repousser un chantier de mise en pots de bambous devenu irréaliste suite aux intempéries du week-end. "Gérer le chef", c'est aussi pour Luc chercher à comprendre ses exigences. Cependant, il demeure pour une part dans l'incertitude sur ses critères de jugement. Il ne voit pas non plus clairement la logique selon laquelle le travail qu'il encadre et ses propres compétences seront évalués. Les consignes et les modes de contrôle qui lui sont appliqués font référence à des représentations partielles de l'activité qu'il déploie.

Afin d'organiser le travail, Luc est également en quête permanente d'informations sur les plantes proposées à la vente, les commandes en cours, leurs échéances proches ou lointaines, les livraisons attendues (terreau, jeunes plants...). Il est admis qu'il vienne au bureau abritant le service commercial pour chercher des informations sur les commandes en attente, mais il n'est pas censé y séjourner. Par des remarques telles que "Les bambous, on fait du 3, mais pas aussi du 6 litres ? Parce que l'an dernier...", il alerte sur les conséquences d'une multiplication des variétés en petits lots qui complique la gestion des soins et qui participe au retard accumulé. Sans en avoir la légitimité, il tente ainsi d'influer sur les choix de planning de culture de l'année suivante. Ces moments de réflexion et d'organisation ne lui sont pas reconnus comme nécessaires, alors qu'ils sont insuffisants.

Comme pour d'autres encadrants aux prises avec des processus de rationalisation de la production, la situation de Luc montre que ces derniers occultent toute une partie de leur travail réel. L'idée répandue selon laquelle ce travail nécessiterait moins d'engagement physique que celui attendu des ouvriers est aussi contredite. Enfin, l'exemple de Luc indique à quel point les encadrants de proximité ont besoin d'en savoir plus pour anticiper, organiser leur activité, dans des conditions qui ne sont pas simplifiées. Ce besoin correspond moins à une quête de reconnaissance de leur savoir-faire qu'à la nécessité d'obtenir des marges de manoeuvre pour poursuivre un difficile travail d'articulation d'exigences diverses et emmêlées.

En savoir plus
  • "Faire face aux imprévus sans être pris au dépourvu : le cas des chefs de culture dans de petites entreprises horticoles", par Valérie Zara-Meylan, Sociologies pratiques, vol. 26, avril 2013.