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Fonctionnaires sous pression

par François Desriaux / janvier 2013

Il semble que les fonctionnaires soient logés à la même enseigne que les "survivants" des plans sociaux. Sous prétexte que les premiers ont la garantie de l'emploi et que les seconds ont sauvé le leur, il serait inconvenant d'évoquer leurs conditions de travail.

Pourtant, c'est bien le moment d'en parler, car les conditions de travail des agents des trois fonctions publiques se sont dégradées ces dernières années. En cause, les évolutions successives de la notion d'"offre de services aux usagers", l'introduction de méthodes et de critères de gestion importés du secteur privé, sans oublier bien sûr tout ce qui découle du credo politique dominant, selon lequel le salut des économies modernes passe par la diminution des dépenses publiques.

S'ensuivent la réduction des effectifs par le non-remplacement d'un fonctionnaire retraité sur deux ; la rationalisation et l'intensification du travail, que l'on connaît bien dans les entreprises privées ; enfin, la fragilisation des collectifs.

Sauf que, du côté des usagers, la demande de services publics n'a jamais été aussi forte. Et la crise n'a fait qu'aggraver le décalage entre les besoins de la population et les moyens que les agents peuvent mobiliser pour y répondre. De cette impossibilité d'éprouver la satisfaction du devoir accompli, naît la souffrance des fonctionnaires. Surtout s'ils ont embrassé la fonction publique par conviction citoyenne.

Un travail qui s'intensifie, comme dans le privé

par Danièle Guillemot statisticienne / janvier 2013

Contrairement aux idées reçues, les fonctionnaires n'ont pas échappé à l'intensification du travail constatée dans le privé. Une hausse des contraintes de rythme qui se décline différemment selon le type d'activité.

Les fonctionnaires travaillent-ils moins dur que les salariés du privé ? L'image du fonctionnaire toujours en vacances ou en grève, dormant sur son bureau ou bavardant derrière le guichet, est tenace. Elle fait fi de l'intensification du travail, forte et générale, qui a marqué les dernières décennies. Comme si les agents de la fonction publique - tout au moins ceux qui sont protégés par le statut de fonctionnaire - avaient été épargnés ou avaient pu mieux résister aux pressions visant à accroître les rythmes de travail, comparativement aux salariés du privé, confrontés, eux, à la concurrence et menacés par le chômage.

Ce n'est pourtant pas ce qui ressort de nombreuses monographies qui, étudiant depuis une quinzaine d'années les activités quotidiennes de travail, ne font guère de différence entre les agents du public et les salariés du privé, les spécificités de l'institution administrative s'effaçant devant les pratiques propres à l'activité. Ces observations issues d'enquêtes monographiques peuvent-elles être généralisées à l'ensemble des salariés du public et du privé ?

Pour répondre à cette question, il est possible de mobiliser les données des enquêtes nationales sur les conditions de travail, menées tous les sept ans par le ministère du Travail et l'Insee et dont les derniers résultats disponibles datent de 2005. Dans ces enquêtes, un vaste échantillon de personnes ayant un emploi, quel que soit leur statut, est interrogé à l'aide d'un même questionnaire portant sur les conditions d'horaires, les rythmes, les contraintes physiques et psychologiques, l'organisation du travail. Les réponses des personnes interrogées permettent de construire une quantification des contraintes du travail pour toutes les catégories de salariés et leur évolution sur une vingtaine d'années, et ainsi de les comparer entre elles.

Le statut pèse peu sur les conditions de travail

Les contraintes pesant sur le travail dans la fonction publique dépendent avant tout de l'activité exercée. Ainsi, près de la moitié (45 %) des agents des trois fonctions publiques (Etat, collectivités territoriales et hôpitaux) sont des enseignants, des professionnels de santé ou des agents de la sécurité publique. Ces professions sont marquées par des contraintes propres au service public. Les agents travaillent en contact avec des usagers, souvent en situation difficile ; la permanence de leur mission les conduit à travailler la nuit et le week-end. En revanche, ils sont moins souvent soumis à des contraintes de type "industrie", comme des rythmes imposés par des délais courts.

Les conditions de travail des salariés exerçant ces métiers dans le privé ne sont pas très éloignées. C'est notamment vrai pour les enseignants et les professionnels de santé (voir ci-dessous tableau 1), en raison de leur intégration dans une organisation sociale similaire, tels que les rythmes scolaires dans l'enseignement, ou du fait d'obligations communes de service au public. On observe cependant quelques différences secondaires sur certaines contraintes, qui reflètent le positionnement particulier des établissements privés sur certains segments d'activité. C'est le cas par exemple sur le travail de nuit ou du week-end, auquel le personnel de santé des cliniques privées est moins exposé, du fait d'une programmation plus fréquente en journée et en semaine de certains actes et aussi de l'absence de services d'urgence.

Afin d'identifier des différences de conditions de travail attribuables au statut plutôt qu'à l'activité, celle-ci doit être suffisamment proche entre le public et le privé pour permettre la comparaison. C'est le cas des employés administratifs du privé et des trois fonctions publiques. Ces employés regroupaient en 2005 environ 20 % des agents des trois fonctions publiques (600 000) et 10 % des salariés des entreprises (1 700 000). Leur importance numérique est donc grande. Ils exercent des activités relativement proches et forment le coeur de ces employés de bureau, en grande majorité des femmes, considérés souvent comme l'archétype du bureaucrate. Mais, dispersés dans les ministères, collectivités locales, hôpitaux et dans les entreprises privées, ils ou plutôt elles sont souvent peu visibles, par rapport à d'autres professions, mieux identifiées, côtoyées souvent dans leur fonction de "support".

Contredisant le stéréotype séculaire selon lequel les fonctionnaires bénéficieraient d'un régime temporel très favorable, les "horaires de bureau" des employés administratifs sont proches entre le privé et le public (voir ci-dessous tableau 2). Dans les deux secteurs, les durées de travail excédant 40 heures hebdomadaires et les horaires décalés sont peu fréquents ; les relations avec les usagers ou clients, qui concernent 3 employés sur 4, impriment un rythme de travail et génèrent de la tension dans la même proportion. En revanche, certaines contraintes de rythme restent plus fréquentes dans le privé : un rythme de travail dépendant de délais horaires ou journaliers est déclaré par 36 % des employés administratifs du privé, contre 29 % de ceux du public. A l'inverse, certaines relations avec les usagers sont plus difficiles dans le public : les deux tiers des employés administratifs des trois fonctions publiques déclarent être en contact avec des personnes en détresse ou devoir calmer les gens, contre la moitié de ceux du privé.

Les spécificités dans les contraintes du travail déclarées par les agents de la fonction publique lors de l'enquête de 2005 paraissent donc mineures au regard de ce qu'ils partagent avec les salariés du privé exerçant le même métier ou la même fonction. Ces "petites différences" sont-elles apparues, se sont-elles accentuées ou au contraire réduites au cours des deux décennies précédentes, marquées par un mouvement généralisé d'intensification du travail au sein du salariat ? D'un côté, le fait que les fonctionnaires restent à l'abri de la compétition marchande et de la menace du chômage a pu freiner cette intensification. D'un autre côté, l'introduction de mécanismes de marché et l'importation de méthodes de gestion issues du secteur privé au sein de la fonction publique, dans le cadre des approches dites du "nouveau management public", ont aussi pu conduire à aligner le niveau d'"effort" demandé aux agents publics sur celui exigé des salariés du privé.

Des rythmes de travail de plus en plus contraints

La comparaison des conditions de travail décrites par les salariés des entreprises et ceux des trois fonctions publiques, lors des quatre dernières enquêtes nationales (1984, 1991, 1998 et 2005), fait apparaître une évolution dans l'ensemble très proche dans les métiers examinés, caractérisée par une hausse générale des contraintes. C'est dans les détails qu'il faut regarder pour trouver des évolutions, non pas divergentes, mais dont le rythme est plus ou moins soutenu, ces écarts apparaissant bien petits au regard des tendances communes (voir graphiques ci-dessus).

Ainsi, la proportion d'employés administratifs soumis à des rythmes de travail dictés par la réponse immédiate à des demandes d'usagers ou de clients a doublé durant ces vingt ans. Environ un tiers de ces employés était concerné en 1984, contre les deux tiers en 2005, l'augmentation de cette contrainte étant particulièrement spectaculaire entre 1984 et 1991. Partant d'un niveau plus bas, la hausse est un peu plus marquée parmi les agents de la fonction publique. De même, la part des employés devant respecter des délais horaires ou journaliers est passée de 15 % en 1984 à plus de 30 % vingt ans après, avec une augmentation plus forte dans le privé.

Cet accroissement spectaculaire de la proportion de personnels soumis à des contraintes de rythme est également relevé chez les professionnels de santé ainsi que, de manière plus atténuée, parmi les enseignants, lesquels étaient très peu concernés par ces contraintes au début des années 1980. Encore une fois, il est frappant de constater que le fait de travailler dans des établissements privés ou publics différencie peu les évolutions constatées pour ces populations.

L'intensification du travail observée dans les années 1980 et 1990 a ainsi autant touché les agents de la fonction publique que les salariés des entreprises privées. Malgré la protection du statut, et en dépit de l'image persistante du fonctionnaire à l'abri des pressions subies par les salariés du privé, les contraintes de rythme ont augmenté dans des proportions comparables pour les travailleurs exerçant un même métier ou une même fonction dans le privé et le public. Sur cette question de la pression temporelle, comme finalement pour l'ensemble des conditions de travail, les contraintes observées et leur évolution sont davantage déterminées par l'activité et son organisation que par le statut des salariés.

En savoir plus
  • "Travail dans le public et le privé : une intensification parallèle", par Danièle Guillemot, Travail et Emploi n° 128, 2011.

  • Changements organisationnels et évolution du vécu au travail des salariés : une comparaison entre secteur privé et fonction publique d'Etat", par M. Bigi, N. Greenan, S. Hamon-Cholet, J. Lanfranchi, Rapport de recherche n° 75, Centre d'études de l'emploi, mai 2012.