© Nathanaël Mergui/FNMF

Logistique : risques en stock

par Stéphane Vincent François Desriaux / avril 2016

La logistique fait partie de ces secteurs en tension, qui peinent à recruter. Lorsqu'une plate-forme vient s'installer dans une région sinistrée en matière d'emplois, désertée par l'industrie traditionnelle, c'est une aubaine pour la lutte contre le chômage. Mais à quel prix ?

Du côté des conditions de travail, le bilan est sombre : accidents en nombre, pénibilités et troubles musculo-squelettiques... La note est salée pour la santé des salariés et pour l'image de ces entreprises.

Travailler dans ce secteur n'a pas toujours été aussi dur. Préparateurs de commandes ou chauffeurs routiers ont disposé un temps de plus d'autonomie leur permettant de faire un travail de qualité. Mais ces dernières décennies, tout a changé, le travail s'est taylorisé, intensifié. Dans les entrepôts, le guidage par reconnaissance vocale a transformé les préparateurs en automates, plus proches du robot que de l'homo sapiens. Cette déshumanisation du travail, on la retrouve chez les conducteurs, géolocalisés, à la feuille de route tracée par ordinateur...

Heureusement, des employeurs et les institutions de la prévention ont pris conscience d'une situation qui ne peut pas durer. Des initiatives se font jour pour faire prévaloir la prévention et la santé au travail. C'est timide, incertain, mais ça existe. C'est déjà ça.

Les nouveaux ouvriers à la chaîne des entrepôts

par David Gaborieau sociologue (laboratoire Idhes, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) / avril 2016

Dans les entrepôts de la grande distribution, les préparateurs de commandes enchaînent, sous la férule d'une voix synthétique, prises et déposes de colis à des cadences élevées afin d'obtenir leur prime de productivité. Au prix de leur santé.

Lorsque la direction immobilière de PSA Peugeot-Citroën a annoncé, en février 2015, la vente de la première parcelle de son site d'Aulnay-sous-Bois (93) à l'entreprise ID Logistics, il était tentant d'y voir le remplacement d'un monde ancien, celui des usines et de la production industrielle, par un nouveau, celui des entrepôts et du flux.

A la force des bras

Mais si la logistique a bien connu un essor important ces trente dernières années, il faut tout de même relativiser son émergence. Elle fait aujourd'hui ce qui était auparavant réalisé ailleurs. Comme d'autres domaines ne constituant pas le "coeur" de l'activité des grands groupes, l'entreposage et le transport ont été externalisés sous la forme de filiales intégrées ou de sous-traitants. Ils sont devenus des secteurs d'activité à part entière et revendiquent désormais une autonomie propre.

Cette revendication passe par une valorisation de la fonction occupée, visible dans l'évolution de la terminologie. On ne parle plus de "manutention-stockage" mais de "logistique", et maintenant de "supply chain". L'approvisionnement des grands centres de consommation ou des lieux de production est renommé "gestion des flux". Mais s'il est vrai que la production à la demande, en juste-à-temps, et l'accroissement de la division internationale du travail ont contribué à faire de la logistique un rouage essentiel des économies contemporaines, celle-ci demeure un acteur subalterne, dominé par des pôles commerciaux et industriels qui sont ses commanditaires.

La circulation des biens et des matières, des lieux de production jusqu'aux lieux de vente, a certes connu d'importants bouleversements qui ont accompagné la période d'externalisation. L'ordinateur a permis d'automatiser la circulation des flux d'informations, d'en accélérer la transmission et d'en renforcer la traçabilité. Les progiciels implantés dans chaque unité de la chaîne - l'usine, le transporteur, l'entrepôt et le magasin - sont reliés entre eux, ce qui peut aussi bien faciliter la communication qu'accroître les pressions exercées. En revanche, les flux physiques, les colis par exemple, continuent d'être déplacés à la force des bras dans l'entrepôt ou par le chauffeur dans son camion.

En entrant dans un entrepôt de la grande distribution1 , on comprend rapidement que l'univers du flux ne correspond pas tout à fait à la modernité et à la fluidité mises en avant par le supply chain management. Les théories du zéro stock se confrontent à la matérialité des produits entreposés en masse, dans des racks métalliques qui s'élèvent à 10 mètres de hauteur et qui forment de longues allées, divisées en de multiples emplacements portant chacun un numéro. Des ouvriers parcourent cet espace à l'aide d'un chariot électrique, sur lequel est déposée une palette, mais c'est à la main qu'ils déplacent les colis du picking vers le support en bois. Une fois la commande réalisée, la palette peut être filmée et envoyée sur les quais, où elle sera chargée dans un camion pour être livrée en temps et en heure au magasin. Répétitif et physique, ce travail peut s'exercer de jour comme de nuit, et à température basse pour les produits frais.

Les préparateurs de commandes représentent la grande majorité du personnel en entrepôt, de 60 à 70 % des salariés selon les lieux observés. Ils sont accompagnés des caristes, qui, eux, ne transportent que les palettes en provenance des fournisseurs grâce à des chariots élévateurs. Il faut ajouter les agents de réception et d'expédition pour obtenir la quasi-totalité du personnel ouvrier en entrepôt, soit plus de 80 % de l'effectif global. La logistique a cette particularité d'être l'un des rares secteurs qui s'ouvriérise, c'est-à-dire qu'il concentre de plus en plus d'emplois ouvriers. L'informatisation ayant permis d'automatiser une partie importante des tâches d'administration et de contrôle, la manutention est devenue le coeur de l'activité.

Pour que la vitesse et la traçabilité des flux d'informations se répercutent sur les flux physiques, de nouveaux outils ont été mis en place et provoquent en retour une intensification et un contrôle accru du travail. De même que la caisse automatique pour les caissières ou le GPS pour les chauffeurs, le guidage par reconnaissance vocale encadre désormais l'activité des préparateurs. Ils portent tous un casque audio sur la tête, avec un micro devant la bouche, et une voix numérique leur indique les colis qu'ils doivent prélever. Ils valident chacun des gestes effectués en prononçant des mots clés à destination d'un logiciel de reconnaissance vocale. Chaque colis prélevé est enregistré par le logiciel et les données produites servent à la fois à réévaluer les quantités stockées et à mesurer la productivité individuelle des préparateurs.

"Avoir le nez dans le micro"

Le guidage par reconnaissance vocale instaure une temporalité de travail très contrainte. Les préparateurs suivent pas à pas les indications de la voix numérique, ce qu'ils appellent ironiquement "avoir le nez dans le micro". Lorsqu'ils travaillaient à partir d'un listing papier, ils savaient quels étaient les colis à prélever et pouvaient choisir l'ordre dans lequel ils réalisaient la commande. Cette marge de manoeuvre était essentielle, puisqu'elle leur permettait de réaliser de "belles palettes", en sélectionnant par exemple les colis les plus lourds pour les disposer à la base de l'empilement. Un savoir-faire de métier proprement logistique. Une palette construite de façon stable et équilibrée est en effet plus facile à charger dans la remorque du camion, elle ne bouge pas pendant le transport et ne s'écroule pas lorsqu'elle est ouverte en magasin. Cet exercice du métier, qui faisait sens au-delà de l'entrepôt, est désormais entravé par un dispositif technique difficilement contournable.

Travailler sous guidage vocal implique de "ne pas réfléchir", de "suivre le rythme de la voix", comme le soulignent l'encadrement ainsi que les concepteurs de l'outil. Mais si les préparateurs vont de 15 à 20 % plus vite sous ce régime, ce n'est pas uniquement du fait de la rationalisation du travail. Dans la plupart des entrepôts, les quotas mesurés en nombre de colis par heure donnent lieu à l'obtention de primes de productivité qui peuvent atteindre jusqu'à 30 % du salaire mensuel. Dans un secteur qui emploie massivement des hommes jeunes, rémunérés au salaire minimum sur ce poste, le surplus de revenu devient vite la norme pour laquelle il faut s'efforcer d'atteindre le rythme adéquat. Cette dimension s'ajoute à la perte de sens, qui pousse également à engager son corps dans une activité n'offrant plus d'autre moyen d'expression de soi .

Les directions devraient être en mesure d'utiliser les capacités prédictives associées aux nouvelles technologies pour aménager les rythmes de travail. Pourtant, dans la plupart des entrepôts observés, il règne un sentiment d'urgence qui laisse à penser que la gestion de la main-d'oeuvre donne lieu au maintien d'un sous-effectif constant. Cela se traduit par une incertitude sur l'heure à laquelle se terminera la journée de travail et par le cumul de nombreuses heures supplémentaires. Ici encore, les gains potentiels compensent pour une part les désagréments. Cette instabilité organisationnelle est particulièrement forte dans la logistique des produits frais, où des exigences sanitaires s'ajoutent aux contraintes productives. Lorsque la journée de travail se prolonge de quelques heures, le cumul des produits soulevés peut s'élever au-delà des 10 tonnes pour la manipulation de produits lourds comme les fruits et légumes.

Perte d'autonomie, travail physique et répétitif, rémunération à la pièce, heures supplémentaires : ce contexte ne manque pas de produire des effets en termes de santé. Une analyse détaillée de la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) Rhône-Alpes, réalisée en 2009, a révélé des taux de fréquence d'accidents du travail très élevés et une reconnaissance des maladies professionnelles en hausse constante2 . Ces données attestent que le travail de préparation de commandes est devenu pathogène et suggèrent une comparaison maintes fois entendue sur le terrain : "Le préparateur, c'est le mineur d'il y a trente ans."

"Ce n'est pas pire qu'ailleurs"

Les salariés rencontrés sont tout à fait conscients des risques sanitaires qu'ils encourent. Mais les équilibres qu'ils doivent maintenir entre la préservation de leur santé et le gain monétaire, ou entre le respect des règles gestionnaires et celui des savoir-faire de métier, soulèvent des incompatibilités difficilement surmontables. De plus, leurs parcours professionnels les ont souvent conduits à des secteurs où les risques sont jugés plus élevés, notamment ceux réputés pour des expositions cancérogènes, ce qui les amène à considérer que l'entrepôt n'est "pas pire qu'ailleurs". Lorsqu'ils cherchent à sortir de la préparation, ils sont confrontés au peu d'opportunités qu'offre désormais l'entrepôt et à la difficulté de se reconvertir ailleurs. S'ils parviennent à accéder aux postes plus qualifiés de cariste ou de réceptionnaire, ou au poste dévalorisé de rangeur d'allées, ils pourront se maintenir plus durablement dans l'emploi logistique sans trop compromettre leur santé.

La logistique étant un domaine où l'obtention du profit réside très largement dans la capacité à mobiliser une main-d'oeuvre peu qualifiée, les directions ont intégré le paradigme de la santé au travail dans leur mode de fonctionnement. Mais la non-remise en cause de leurs partis pris organisationnels et technologiques les oriente sur des mesures marginales, aux effets limités et souvent contradictoires. La préconisation de gestes et postures jugés "sans risque" se fait sous contrôle et donne ainsi lieu à de nouvelles formes de restriction de l'autonomie. L'automatisation de certaines tâches, comme le filmage des palettes, tend à resserrer l'activité sur le seul mouvement de préhension du colis. La communication du management sur les risques sanitaires porte en partie sur des éléments tels que la nutrition ou le repos, qui sont du domaine préservé de la vie hors travail. Enfin, l'automatisation complète de l'entrepôt, souvent perçue comme une porte de sortie possible, est une prophétie qui contribue à prolonger la situation plutôt qu'à la résoudre et qui masque à nouveau la place réelle des ouvriers dans l'activité productive.

  • 1

    Cet article repose sur un travail d'enquête et des observations participantes réalisés dans trois entrepôts de la grande distribution alimentaire française, une série d'entretiens auprès d'ouvriers et de cadres, ainsi qu'une analyse statistique de l'emploi dans le secteur.

  • 2

    En Rhône-Alpes, deuxième région logistique française, le taux d'accidents du travail avec arrêt s'élève à 82,8 pour mille en logistique, contre 83,4 pour mille pour le BTP et 40 pour mille tous secteurs confondus. Le taux de fréquence des accidents du travail est de 59 pour mille, contre 50 pour mille pour le BTP et 25 pour mille au niveau national.