"On ne combat bien que ce qu'on connaît"

entretien avec Daniel Lejeune, auteur du rapport "La traçabilité des expositions professionnelles"
par Corinne Renou-Nativel / janvier 2018

Vous avez remis en 2008 un rapport public sur la traçabilité des expositions professionnelles. Quelles en étaient les préconisations ?

Daniel Lejeune : Souhaité et approuvé par l'ensemble des partenaires sociaux, ce rapport avait pour objet principal la prévention primaire face aux cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques, ou CMR, c'est-à-dire éviter ou limiter le recours à ces produits. Il définissait une stratégie pour l'application du principe "Stop", pour "substitution, technologie, organisation et protection individuelle".

Il préconisait ainsi un développement de la recherche sur la mesure des imprégnations, qui complète et précise celle des expositions. Pour préserver les droits à réparation du salarié, contribuer au dépistage précoce d'une maladie, il proposait un suivi postexposition tout au long de la vie et suggérait aussi que les coordonnées du service de santé au travail soient notifiées sur les fiches de paie des salariés, qu'ils conservent toute leur vie, afin de leur permettre de récupérer les données d'exposition et d'imprégnation recueillies par la médecine du travail.

Quel regard portez-vous sur les récentes décisions gouvernementales ?

D. L. : La suppression, dans le nouveau compte professionnel de prévention, le C2P, du suivi de l'exposition aux agents chimiques dangereux, y compris aux CMR, est grave. On ne combat bien que ce qu'on connaît. Ce suivi est un outil fondamental pour évaluer l'évolution de l'exposition et l'efficacité des actions de prévention menées. Le risque chimique ne se voit pas, ne se sent pas. Le seul moyen de savoir si les mesures prises sont efficaces est de vérifier sa situation par rapport aux entreprises équivalentes. Si les expositions baissent dans votre établissement, mais pas autant que dans le secteur professionnel, c'est que vous n'avez probablement pas pris toutes les mesures raisonnablement possibles techniquement.

Le C2P prévoit toutefois une mesure intéressante : l'obligation de négocier un accord collectif ou un plan d'action de prévention, mais limitée aux entreprises de plus de 50 salariés. Or les risques concernent aussi les TPE et PME.

S'agit-il pour vous d'une rupture historique ?

D. L. : Rupture, peut-être pas ; perte de repères, certainement. Depuis le décret hygiène et sécurité du travail de 1913, la tendance historique est toujours allée vers un renforcement de la prévention primaire. L'ordonnance sur le C2P va à rebours de cette évolution centenaire.

Par ailleurs, supprimer les CHSCT ou les noyer dans un comité social et économique, c'est revenir des dizaines d'années en arrière. L'évaluation et la prévention des risques ne peuvent reposer sur le seul médecin du travail. Les salariés ont leur mot à dire. Quant au chef d'entreprise, il décide des produits fabriqués et utilisés, des procédés, de l'organisation du travail. Il a entre les mains tous les outils et manettes pour l'évaluation et la gestion des risques professionnels.