© Nathanaël Mergui/Mutualité française
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Où est passée la traçabilité du risque chimique ?

par Corinne Renou-Nativel / janvier 2018

Depuis la promulgation des ordonnances réformant le droit du travail, les employeurs n'ont plus obligation de déclarer les expositions individuelles de salariés à des agents chimiques dangereux. Un mauvais coup pour la prévention des risques. Explications.

De quoi meurt-on le plus en France ? De cancer. Pourtant, cela n'a pas dissuadé le gouvernement, dans son ordonnance relative à la pénibilité du travail, d'exclure l'exposition à des agents chimiques dangereux (ACD) des facteurs de risque pris en compte dans le nouveau compte professionnel de prévention (C2P). Depuis le 1er octobre dernier, les employeurs sont donc dispensés de déclarer les expositions de leurs salariés à ces produits, parmi lesquels figurent les cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), alors qu'ils étaient censés le faire auparavant dans le cadre de l'ancien compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P).

Cette décision montre à quel point les pouvoirs publics comprennent mal les enjeux liés à la traçabilité des expositions professionnelles aux produits toxiques, notamment pour les cancérogènes, dont les effets délétères sur la santé peuvent apparaître plusieurs décennies plus tard. "L'absence d'enregistrement des expositions professionnelles empêche de mettre en place des actions de prévention, estime Christophe Paris, chef du service santé au travail et pathologie professionnelle au centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes. La traçabilité est indispensable à la prévention, qu'elle soit primaire, en réduisant l'exposition, ou secondaire, par un dépistage médical. La suppression de la communication sur les agents chimiques dangereux n'est pas un bon signal." Cette traçabilité est d'autant plus importante que de nombreux salariés ne savent pas à quels risques ils sont exposés et que leurs parcours professionnels sont de plus en plus chaotiques du fait de la précarisation de l'emploi.

 

Attestations et fiches d'exposition

Petit rappel historique. En 1995, est instaurée l'obligation pour l'employeur et le médecin du travail de délivrer une attestation d'exposition à des agents cancérogènes aux salariés concernés, lors de leur départ de l'entreprise. En 2001, la réalisation d'une fiche individuelle qui recense les expositions aux CMR est imposée, puis, en 2003, celle d'une fiche équivalente pour toute exposition à un agent chimique dangereux. L'employeur doit également établir une notice de poste listant les ACD utilisés, remise aux salariés occupant le poste en question ainsi qu'au CHSCT, avec les mesures de prévention à prendre. Toujours en 2003, l'attestation d'exposition est étendue aux ACD, les employeurs devant remettre au CHSCT la liste des travailleurs exposés. "Et en 2001, le document unique d'évaluation des risques a été créé, qui permet une traçabilité collective", précise Alain Carré, médecin du travail, responsable d'une consultation de suivi postprofessionnel.

Le médecin du travail a lui aussi des obligations spécifiques. Selon les Codes de la santé publique et du travail, il doit, depuis 2002, informer le salarié des risques qu'il encourt, notamment vis-à-vis d'expositions à des ACD. A titre collectif, il doit rédiger une fiche d'entreprise, qui liste les risques par poste, mais aussi, depuis 2011, signaler les risques nouveaux et indiquer à l'employeur les moyens de protéger les salariés.

"A partir de 2003, il y a eu une montée en puissance des outils de traçabilité individuels, qui ont été par la suite progressivement supprimés, sauf la notice de poste, observe Alain Carré. C'est le cas de la fiche et de l'attestation d'exposition aux ACD, disparues en 2012. En remplacement, l'employeur devait rédiger une fiche de prévention des expositions, dite "fiche de pénibilité", qui reprenait un certain nombre de risques, dont les ACD. Puis celle-ci a été à son tour remplacée en 2015 par une simple déclaration pour chaque salarié exposé, mais conditionnée par le dépassement de seuils d'exposition..." Il s'agit des seuils fixés pour l'acquisition de points au titre du C3P. Et la simple déclaration dont il est question ne permettait déjà plus de retracer toutes les expositions professionnelles en dessous des seuils.

 

"Usine à gaz"

Pour le patronat, c'est cependant encore trop : il dénonce une "usine à gaz" et le respect de seuils sur une base horaire impossible à mesurer sur le terrain. "Avoir des seuils permettait pourtant une appréciation scientifique de ce qu'était la pénibilité, de ne pas rester dans une appréciation subjective, plaide Camille-Frédéric Pradel, docteur en droit et avocat au barreau de Paris. Si, sur certains facteurs comme les gestes répétitifs ou les charges lourdes, il était compliqué de définir la pénibilité, ce n'était pas le cas pour les agents chimiques : tous les acteurs spécialistes de ce domaine m'ont dit que le dispositif était bien conçu." Pour Christophe Paris, l'écueil principal se trouvait ailleurs : "L'évaluation aurait pu être corrigée avec la mise en place d'outils de quantification moins fins. Le blocage venait du fait que toute traçabilité du risque implique la responsabilité de l'employeur. S'il trace l'exposition à un CMR et qu'un salarié développe une pathologie de type cancer, ce dernier aura toutes les facilités pour se retourner contre lui."

 

Repère

La refonte du compte personnel de prévention de la pénibilité a fait l'objet d'une ordonnance spécifique "relative à la prévention et à la prise en compte des effets de l'exposition à certains facteurs de risques professionnels et au compte professionnel de prévention". Le contenu de l'ordonnance en question (n° 2017-1389 du 22 septembre 2017) est accessible sur www.legifrance.gouv.fr. Attention, cependant : certains décrets d'application relatifs à ce texte sont encore en cours de discussion et le Parlement est lui-même en train d'examiner la loi de ratification qui accordera définitivement aux mesures adoptées le statut de loi, avec d'éventuels changements (voir article page 14).

De fait, les déclarations effectuées au titre du C3P, avant la refonte du dispositif, sont loin du compte. "Avec un peu moins de 800 000 personnes déclarées, alors que l'enquête Sumer 2010 évoquait plus de 3 millions de salariés concernés par l'un au moins des dix facteurs de risque, on était bien en deçà de ce qu'on attendait", explique Patrick Maddalone, sous-directeur des Conditions de travail à la direction générale du Travail, afin de relativiser l'impact de la décision gouvernementale de supprimer la déclaration de l'employeur pour les expositions aux ACD. "Un quart des salariés concernés a fait l'objet d'une déclaration de l'employeur : cela pose la question de ce qui est inscrit dans la loi et des moyens mis en oeuvre pour la faire appliquer", rapporte pour sa part Emilie Counil, épidémiologiste et enseignante-chercheuse à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP).

 

Maladie professionnelle exigée

Comme expliqué plus haut, le C3P a donc laissé place dans les ordonnances au C2P, en excluant au passage les ACD des facteurs de risque pris en compte dans le dispositif. Le financement de ce dernier n'est plus à la charge de l'employeur, ce qui pouvait constituer un levier l'incitant à faire de la prévention. Et l'acquisition de points pour financer une reconversion dans un emploi moins exposant, ou un temps partiel, ou encore une retraite anticipée, n'est plus possible pour les salariés exposés aux ACD. Ces derniers peuvent toujours bénéficier d'un départ anticipé en retraite, mais uniquement s'ils sont atteints d'une pathologie professionnelle s'accompagnant d'un taux d'invalidité permanente partielle de 10 %.

"Il faut qu'il s'agisse d'une maladie professionnelle reconnue comme telle, alors qu'on connaît les difficultés à obtenir cette reconnaissance, souligne Emilie Counil. Cela signifie qu'il doit y avoir déjà une atteinte à la santé, donc on ne se situe plus dans la prévention, comme c'était le cas pour le C3P. Tous ces éléments vont dans le sens de rendre plus difficiles la reconnaissance sociale des liens entre santé et travail, l'identification des risques et la constitution d'une mémoire sur les expositions." Avec la perte de la traçabilité diminue la prévention. "Il y a confusion, le C3P n'était pas un dispositif de prévention mais de réparation, parce qu'il y avait un effet de seuil en deçà duquel aucune action n'était menée au titre du C3P", rétorque pour sa part Patrick Maddalone.

 

"On ne combat bien que ce qu'on connaît"
entretien avec Daniel Lejeune, auteur du rapport "La traçabilité des expositions professionnelles"
Corinne Renou-Nativel

Vous avez remis en 2008 un rapport public sur la traçabilité des expositions professionnelles. Quelles en étaient les préconisations ?

Daniel Lejeune : Souhaité et approuvé par l'ensemble des partenaires sociaux, ce rapport avait pour objet principal la prévention primaire face aux cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques, ou CMR, c'est-à-dire éviter ou limiter le recours à ces produits. Il définissait une stratégie pour l'application du principe "Stop", pour "substitution, technologie, organisation et protection individuelle".

Il préconisait ainsi un développement de la recherche sur la mesure des imprégnations, qui complète et précise celle des expositions. Pour préserver les droits à réparation du salarié, contribuer au dépistage précoce d'une maladie, il proposait un suivi postexposition tout au long de la vie et suggérait aussi que les coordonnées du service de santé au travail soient notifiées sur les fiches de paie des salariés, qu'ils conservent toute leur vie, afin de leur permettre de récupérer les données d'exposition et d'imprégnation recueillies par la médecine du travail.

Quel regard portez-vous sur les récentes décisions gouvernementales ?

D. L. : La suppression, dans le nouveau compte professionnel de prévention, le C2P, du suivi de l'exposition aux agents chimiques dangereux, y compris aux CMR, est grave. On ne combat bien que ce qu'on connaît. Ce suivi est un outil fondamental pour évaluer l'évolution de l'exposition et l'efficacité des actions de prévention menées. Le risque chimique ne se voit pas, ne se sent pas. Le seul moyen de savoir si les mesures prises sont efficaces est de vérifier sa situation par rapport aux entreprises équivalentes. Si les expositions baissent dans votre établissement, mais pas autant que dans le secteur professionnel, c'est que vous n'avez probablement pas pris toutes les mesures raisonnablement possibles techniquement.

Le C2P prévoit toutefois une mesure intéressante : l'obligation de négocier un accord collectif ou un plan d'action de prévention, mais limitée aux entreprises de plus de 50 salariés. Or les risques concernent aussi les TPE et PME.

S'agit-il pour vous d'une rupture historique ?

D. L. : Rupture, peut-être pas ; perte de repères, certainement. Depuis le décret hygiène et sécurité du travail de 1913, la tendance historique est toujours allée vers un renforcement de la prévention primaire. L'ordonnance sur le C2P va à rebours de cette évolution centenaire.

Par ailleurs, supprimer les CHSCT ou les noyer dans un comité social et économique, c'est revenir des dizaines d'années en arrière. L'évaluation et la prévention des risques ne peuvent reposer sur le seul médecin du travail. Les salariés ont leur mot à dire. Quant au chef d'entreprise, il décide des produits fabriqués et utilisés, des procédés, de l'organisation du travail. Il a entre les mains tous les outils et manettes pour l'évaluation et la gestion des risques professionnels.

Un rapport public publié en 2016 sur le C3P, Améliorer la santé au travail : l'apport du dispositif pénibilité, notait pourtant que celui-ci poursuivait "d'abord un objectif de prévention de la pénibilité", comme son nom l'indiquait. "Le C2P maintient l'obligation d'un accord de prévention ou à défaut d'un plan d'action pour la prévention sur la totalité des dix facteurs de risque : l'objectif est bien de diminuer le nombre de personnes soumises à l'effet de ces facteurs, répond le sous-directeur des Conditions de travail. Et on a par ailleurs aujourd'hui une traçabilité sur l'exposition aux agents chimiques dangereux dans le cadre du suivi médical de chaque travailleur."

La responsabilité de la traçabilité des expositions tend ainsi à retomber sur les seules épaules des médecins du travail. Ce qui soulève d'épineuses questions. "Comment voulez-vous faire un suivi individuel des expositions si vous ne voyez plus les salariés ?, interroge Alain Carré. Les médecins du travail n'ont plus les moyens de repérer les personnes exposées, ils n'en ont plus le temps. Ils font de parfaits fusibles en cas d'échec de la prévention." La pénurie de médecins du travail a nettement augmenté les effectifs qu'ils doivent suivre et allongé le temps entre chaque visite. Et si un suivi individuel renforcé a été maintenu pour les salariés exposés à certains risques, dont les ACD, l'identification de cette exposition repose encore pour beaucoup sur des informations transmises par l'employeur.

 

Évaluation au doigt mouillé

"Il y a un trou dans la réglementation, expose Camille-Frédéric Pradel. L'information des services de santé au travail sur les expositions aux agents chimiques dangereux reposait sur la fiche de prévention de la pénibilité et sur les déclarations des employeurs. Aujourd'hui, la réglementation sur l'information du médecin du travail mentionne des textes qui ne contiennent plus d'informations sur les ACD - elle se réfère donc à une coquille vide. Concernant les quatre facteurs pour lesquels un seuil n'est plus associé, quels seront les critères d'appréciation de l'exposition ? Si l'employeur n'assure plus la traçabilité avec des critères objectifs, scientifiques, ce sera au doigt mouillé que l'on dira s'il y a exposition ou pas."

Les dispositifs de traçabilité antérieurs aux C3P et C2P demeurent néanmoins valables pour les périodes qui les concernent. Un salarié peut ainsi demander son attestation d'exposition pour les années où elle était encore en vigueur, mais le mille-feuille législatif rend à l'évidence la démarche encore plus complexe. Suite aux critiques formulées contre la refonte du C3P, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, a confié, en novembre dernier, une mission sur l'exposition aux risques chimiques dangereux à Paul Frimat, directeur du service de médecine du travail et de pathologies professionnelles au CHRU de Lille. Le 31 janvier, il remettra des propositions sur le renforcement des mesures de prévention, le suivi des expositions et l'indemnisation des salariés exposés.

"En attendant une nouvelle réglementation, nous conseillons aux entreprises de continuer à suivre les expositions aux agents chimiques et à les réduire, commente Camille-Frédéric Pradel. Elles ne sont pas à l'abri d'actions devant les tribunaux pour obtenir l'équivalent de l'information supprimée par les ordonnances, sur la base des principes généraux de prévention. L'obligation de sécurité pèse toujours sur l'employeur, parce qu'il est maître dans son entreprise mais aussi responsable de ce qui s'y passe, notamment concernant la sécurité de ses salariés."