La part du travail dans les suicides

par Joëlle Maraschin / octobre 2012

Une étude inédite conduite en Basse-Normandie auprès de personnes salariées ayant tenté de se suicider révèle que, pour 40 % d'entre elles, le travail serait le facteur déterminant dans leur passage à l'acte.

Le travail peut-il amener des personnes à attenter à leurs jours ? D'après les résultats d'une étude conduite par deux médecins du travail auprès de 70 personnes, le travail apparaît être l'élément principal du passage à l'acte dans près de la moitié des tentatives de suicide ! Si ces résultats doivent être confirmés par des études de plus grande ampleur, ils n'en sont pas moins éloquents. Bien que les suicides en série dans certaines entreprises françaises aient mis en lumière le rôle du travail dans ces actes désespérés, rares sont les études qui se sont intéressées aux liens entre gestes suicidaires et travail. La France est pourtant l'un des pays européens qui a le plus fort taux de mortalité par suicide, avec plus de 10 000 décès chaque année. Le nombre annuel des tentatives serait de l'ordre de 200 000.

Constatant le manque de données documentées sur les liens entre suicide et travail, Muriel Raoult-Monestel, médecin-inspecteur régional du travail en Basse-Normandie, et Michel Géhin, médecin du travail dans un service interentreprises à Caen, se sont penchés sur le sujet. Tous deux formés et enseignants en psychodynamique du travail, ils ont utilisé les outils de cette discipline pour mettre au point un protocole de recherche auprès de salariés ayant fait une tentative de suicide. "Il existe certes quelques enquêtes quantitatives sur les liens entre travail et suicide, explique Muriel Raoult-Monestel (voir "A lire"). Mais nous souhaitions surtout nous concentrer sur le vécu subjectif des salariés." Les deux chercheurs ont décidé d'interroger un nombre significatif de salariés concernés afin de mettre en évidence des facteurs professionnels protecteurs ou "décompensateurs", c'est-à-dire ayant pu conduire au passage à l'acte suicidaire.

Aux urgences psychiatriques

La première question qui s'est posée à eux a été de trouver ces salariés et d'entrer en contact avec eux. Ils ont envisagé dans un premier temps de passer par les médecins du travail. "Mais les salariés ne racontent pas forcément leur tentative de suicide au médecin du travail, ou alors ils en parlent des mois après", note Muriel Raoult-Monestel. Françoise Chastang, psychiatre responsable des urgences psychiatriques au CHU de Caen, s'est intéressée à ce projet original et a proposé d'accueillir les deux spécialistes en santé au travail. "Nous avons cependant mis près d'un an et demi pour convaincre toutes les instances du CHU, notamment le comité d'éthique", se souvient Michel Géhin.

L'enquête, en partie financée par l'Agence régionale de santé (ARS), a duré près de dix-huit mois. Elle a porté sur des personnes de 18 à 65 ans en activité professionnelle, admises, suite à une tentative de suicide, à l'unité d'hospitalisation de courte durée ou aux urgences psychiatriques du CHU de Caen. Chaque personne correspondant aux critères d'inclusion s'est vue invitée par les infirmières ou les psychiatres du CHU à un entretien avec les médecins du travail. "Les refus ont été très rares, souligne Muriel Raoult-Monestel. J'ai été surprise de constater à quel point les personnes étaient capables de raconter leur histoire professionnelle, d'argumenter, et ce, 24 à 48 heures après leur geste suicidaire."

Cette enquête autodéclarative s'est articulée autour d'un questionnaire standardisé - comprenant des données générales, sur le travail, sur le geste suicidaire - et d'un entretien psychodynamique retraçant l'histoire professionnelle. A l'aide d'une échelle dite "visuelle analogique", graduée de 1 à 10, les personnes interrogées ont quantifié la part du travail dans leur passage à l'acte suicidaire. Au total, 70 personnes, dont deux tiers de femmes, ont accepté de participer à cette enquête. Cette prédominance féminine est observée dans toutes les enquêtes épidémiologiques sur les tentatives de suicide1 . Parmi les personnes interrogées, 75 % font partie de la catégorie socioprofessionnelle des ouvriers-employés, ce qui correspond à la composition de la population salariée en région Basse-Normandie. Toutefois, les secteurs professionnels santé-social et commerce sont surreprésentés, avec plus de la moitié des personnes travaillant dans ces deux domaines - ce constat étant à rapprocher de la proportion élevée de femmes. L'ancienneté des salariés dans leur entreprise est en moyenne de dix ans, ce qui suggère plutôt une bonne intégration. "Notre étude n'a pas montré de profil type de personne susceptible de faire une tentative de suicide", observe Michel Géhin.

Un lien unique avec le travail dans 20 % des cas

Les résultats de cette enquête n'ont pas encore été publiés dans une revue scientifique, mais ils ont été présentés lors de deux congrès médicaux récents, l'un consacré à la prévention du suicide et l'autre à la médecine du travail. Pour 40 % des personnes interrogées, le travail est identifié comme l'élément principal du passage à l'acte suicidaire ; 20 % des personnes estiment même que leur geste est uniquement lié au travail, en dehors de toute autre difficulté personnelle ou sociale. "Ces personnes nous ont raconté des trajectoires professionnelles dramatiques. C'est même à se demander comment elles ont pu tenir aussi longtemps dans de telles situations pathogènes", confie Michel Géhin. Les difficultés exprimées par les salariés sont plurifactorielles : problèmes d'organisation du travail (réorganisations, changement de poste ou de chef), conflits avec la hiérarchie (conflit de valeurs, engagement non tenu, critiques professionnelles), violences verbales, surcharge de travail, souffrance éthique et isolement... Chaque histoire est très particulière, il ne semble pas y avoir de dénominateur commun. "C'est en parlant de leur trajectoire professionnelle que les personnes peuvent donner un sens à ce qu'elles vivent", affirme Muriel Raoult-Monestel.

Les résultats de l'étude ont interpellé les psychiatres des urgences du CHU de Caen. "Au vu des éléments recueillis par nos collègues de médecine du travail, nous nous sommes rendu compte que des pans entiers des histoires de nos patients manquaient à nos analyses", reconnaît Françoise Chastang. Cette psychiatre, qui a écrit plusieurs ouvrages sur le suicide, garde cependant un avis nuancé quant à la part du travail dans le geste suicidaire : "Pour que le travail soit un élément favorisant ou précipitant, il faut déjà une grande fragilité, des blessures narcissiques intenses, estime-t-elle. Mais certaines personnes peuvent être fragilisées par des situations de travail."

Le travail est généralement considéré par les psychiatres comme un facteur protecteur au regard du risque suicidaire. "Notre étude montre aussi que le travail et les collègues peuvent être des éléments protecteurs pour l'équilibre psychique", tient à ajouter Michel Géhin. Pour autant, les facteurs psychosociaux de risque au travail et leurs répercussions sur la santé des personnes sont une réalité indiscutable.

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    En revanche, la tendance s'inverse pour les suicides accomplis : près de 75 % des personnes décédées sont des hommes.

En savoir plus
  • "Risque suicidaire et activité professionnelle", par C. Cohidon, G. Rabet, E. Caillet et E. Imbernon, Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) n° 47-48, 13 décembre 2011.

  • "Etude des suicides liés au travail en Basse-Normandie", par M. Gournay, F. Lanièce et I. Kryvenac, Travailler n° 12, 2004.