La pénibilité fait débat dans la fonction publique

par Clotilde de Gastines / janvier 2014

La récente concertation lancée par le ministère de la Fonction publique sur la pénibilité du travail privilégie l'axe préventif. Mais les syndicats souhaitent également discuter d'une compensation sous forme de départ anticipé en retraite.

La dernière réforme des retraites a prévu la mise en place d'un compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) pour les salariés du privé. Mais pour les fonctionnaires, comment la pénibilité sera-t-elle prise en charge ? Marylise Lebranchu, ministre de la Fonction publique, a lancé en novembre une concertation sur le sujet avec les organisations syndicales, afin de dresser un état des lieux dans les trois fonctions publiques : Etat, hôpitaux et collectivités territoriales.

Depuis la réforme des retraites de 2010, l'administration est censée intervenir sur la pénibilité. La fonction publique a pour obligation d'identifier les facteurs de risque auxquels sont exposés ses agents. Ces facteurs de risque ont été définis par décret et recouvrent des contraintes physiques, environnementales ou liées aux rythmes de travail susceptibles de laisser des traces durables et irréversibles sur la santé (voir "Repères"). Par ailleurs, les collectivités territoriales et les hôpitaux doivent négocier des accords sur la prévention de la pénibilité ou, à défaut, élaborer des plans d'action.

Repères

Les dix facteurs de risque de pénibilité retenus par le Code du travail sont : les manutentions manuelles de charges lourdes ; les postures pénibles définies comme positions forcées des articulations ; les vibrations mécaniques ; les agents chimiques dangereux ; les activités exercées en milieu hyperbare ; les températures extrêmes ; le bruit mentionné à l'article R. 4431-1 ; le travail de nuit (art. L. 3122-29 à L. 3122-31) ; le travail en équipes successives alternantes ; les gestes répétitifs sous cadence imposée.

Lors de la concertation lancée par la ministre, les organisations syndicales ont été invitées à débattre des seuils d'exposition aux différents facteurs de risque et du traçage individuel de ces expositions pour les 5,4 millions de fonctionnaires. Mais elles ne comptent pas en rester là.

Entre elles et l'administration, le débat achoppe notamment sur la question de la compensation de la pénibilité. Pour l'instant, celle-ci repose essentiellement sur la mise en catégorie active de postes de fonctionnaires. La fonction publique a deux catégories de personnel : actif et sédentaire. Les emplois de catégorie active "présentent un risque particulier ou des fatigues exceptionnelles". Ils permettent de bénéficier dès 57 ans d'un départ anticipé à la retraite. Aujourd'hui, selon la CGT, près de 550 000 agents sont en catégorie active, dont plus de 250 000 dans la fonction publique hospitalière (infirmières de catégorie B, aides-soignantes...), 230 000 au sein de l'Etat (policiers, personnels pénitentiaires, agents des travaux publics...) et environ 70 000 dans la territoriale (policiers municipaux, égoutiers, éboueurs, pompiers...).

"La concertation ne touchera pas à la catégorie active. Pourtant, ce serait dans l'intérêt du gouvernement de l'étendre à certains métiers", assure Maïté Druelle, de la CFDT fonctions publiques. Pour FO, il faudrait pouvoir étendre la catégorie active à tout un métier, même si 5 % à 10 % des agents ne sont pas concernés par la pénibilité. D'autres syndicats, comme la CGT, souhaitent aussi aborder cette question. Même si la catégorie active n'est pas la panacée. "Aujourd'hui, la plupart des agents dits "actifs" qui partent en préretraite sont cassés et en invalidité", s'alarme Sylvie Brunol, de la CGT Santé De son côté, un préventeur voit dans la retraite pour pénibilité un "marché de dupes, qui prime le risque au lieu de le supprimer". Cela dissuade de remettre en cause les conditions de travail et peut enfermer des salariés dans des "trappes à pénibilité", selon Serge Volkoff, spécialiste des questions de vieillissement au travail.

Des fiches contestées

Au-delà de la compensation, la question du suivi des expositions est aussi sujette à discussion. Désormais, tous les agents, y compris les "sédentaires", doivent être suivis via des fiches individuelles d'exposition. CGT, FO et Solidaires critiquent ce dispositif. "Une perte de temps et un travail administratif considérable", considère Denis Garnier, de FO. Solidaires imagine a minima un décompte individuel du temps d'exposition. Quant à la CFDT, elle est favorable à la mise en place des fiches si l'administration s'engage à faire de la prévention et à réduire les risques.

De ce point de vue, les trois versants de la fonction publique n'ont pas les mêmes défis à relever. Par exemple, dans la fonction publique d'Etat, les situations sont très contrastées entre les anciens fonctionnaires de La Poste ou de France Télécom, les militaires et les enseignants. Ces derniers sont de loin les moins bien lotis en matière de prévention des risques professionnels. Parmi eux, notamment, les professeurs de sport réclament une reconnaissance de leur métier comme profession à risque, avec une visite médicale annuelle.

Une question de moyens

Pour les 1,1 million d'agents hospitaliers, la "situation est extrêmement grave", selon le Dr Omar Brixi, animateur du comité scientifique et technique du fonds de prévention de la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), qui couvre également le personnel des hôpitaux. "On constate beaucoup de cas de pénibilité aggravée à cause de la pénurie de personnel et de la surcharge de travail", précise-t-il. Le cas des infirmières est emblématique. En 2010, elles ont renoncé à la catégorie active en échange d'une revalorisation de leur salaire. Leur activité les expose néanmoins à plusieurs facteurs de pénibilité : port de charges lourdes, lié à la manutention de patients ; travail de nuit ou en équipes successives alternantes ; exposition à des agents chimiques dangereux. Selon la CNRACL, une infirmière sur cinq part à la retraite avec un taux d'invalidité reconnu, en moyenne à 40 %, et une moindre espérance de vie. Dans le privé, elle bénéficiera du C3P, avec un départ anticipé. Pas dans le public.

Il reste enfin les 1,8 million d'agents territoriaux. Pour ces derniers, la prévention de la pénibilité est un "immense défi, plus grand que pour la fonction publique d'Etat, compte tenu de l'éclatement des employeurs et de la pénibilité des métiers, renforcée par l'allongement de la durée de la vie au travail", explique Philippe Laurent, maire de Sceaux et président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (CSFPT). Il est d'ailleurs peu aisé de faire un état des lieux, "dans la mesure où les collectivités n'ont pas attendu pour mettre en place des dispositifs de prévention", ajoute-t-il. Des dispositifs qui ne ciblent pas toujours la pénibilité en tant que telle. Celle-ci "est difficile à objectiver, donc les collectivités préfèrent s'engager dans des dispositifs d'action sur les risques psychosociaux ou les troubles musculo-squelettiques", remarque Elie Maroglou, président de l'association ResPECT (Réseau des préventeurs des collectivités territoriales).

Les marges de manoeuvre en matière de prévention ne sont pas non plus les mêmes entre les petites communes et les grandes villes. A la Ville de Paris, pas moins de 18 médecins et 18 infirmières suivent 50 000 agents, par métier, et au cas par cas. Pour Bruno Gibert, sous-directeur à la prévention, à l'action sociale et à la santé, la difficulté est d'agir "très en amont pour ralentir l'usure professionnelle, par exemple chez les auxiliaires de crèche et les éboueurs". Il cite également un programme spécial de reconversion associant formation et mise en situation de travail, afin de préparer une seconde carrière. "Mais il se solde parfois par de vrais échecs, à cause des problèmes de qualification", ajoute-t-il.

De fait, "les moins diplômés sont les plus exposés aux métiers pénibles", observe Philippe Vorkaufer, de la Fédération CGT services publics. Cette idée de développer une deuxième carrière est par ailleurs loin de faire l'unanimité chez les syndicats"La caisse de retraite refuse parfois de reconnaître le bénéfice acquis par dix-sept ans de service actif quand l'agent se reconvertit ou change seulement de lieu de travail", constate Sylvie Brunol, se référant aux cas d'auxiliaires de puériculture affectées en crèche hospitalière. "Alors qu'elles ont les mêmes contraintes posturales et travaillent de nuit", note-t-elle.

Les CHSCT en première ligne

Mis sur la table lors de la concertation, tous ces sujets ont vocation, pour les organisations syndicales, à faire partie des négociations prévues d'ici fin 2014. En attendant, les CHSCT seront en première ligne pour proposer des mesures de prévention. Sauf que, là aussi, les situations sont inégales. A l'hôpital, cette instance est forte. Dans la fonction publique d'Etat, elle est encore jeune. Au sein de la territoriale, elle n'existe pas encore. Les CHSCT ne seront mis en place qu'après les élections professionnelles de décembre 2014 et "les élus des comités techniques paritaires et des comités d'hygiène et de sécurité n'ont pas eu de formation sur la pénibilité", précise Jacques Bride, de FO. Un "décalage" qui selon le syndicaliste, pourrait défavoriser les agents territoriaux.

Enfin un référentiel sur les risques psychosociaux !
Clotilde de Gastines

La fonction publique dispose désormais d'un cadre pour la prévention des risques psychosociaux (RPS). Si l'accord signé le 22 octobre dernier par la quasi-totalité des organisations syndicales, sauf FO et Solidaires, fixe des principes généraux, sa déclinaison concrète suivra un calendrier serré. En janvier, une circulaire va affiner ses conditions d'application dans les trois fonctions publiques. Un livret d'information sera diffusé auprès des agents. En fin d'année, un premier diagnostic permettra d'engager des plans d'action dès 2015.

Dialogue préalable

L'accord reconnaît que les conditions d'emploi et les facteurs organisationnels et relationnels sont susceptibles d'engendrer des risques pour la santé mentale, physique ou sociale. Il propose de développer une "culture de prévention" au sein de la fonction publique, en formant les acteurs et en impliquant les personnels. Ainsi, le dialogue social sera "préalable à toute modification substantielle des conditions et de l'organisation du travail". Les cadres et managers disposeront de marges de manoeuvre plus larges pour animer et organiser les équipes. Et les mesures de protection seront envisagées sous un angle collectif plutôt qu'individuel.

"Cet accord est un référentiel. Nous en attendons une plus grande égalité de traitement des agents dans les collectivités", déclare Philippe Laurent, président du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale (CSFPT). En février, les premiers espaces d'expression des personnels seront mis en place. "Les attentes des agents et des hiérarchies sont grandes, mais certains employeurs publics font semblant d'ignorer l'accord et restructurent encore brutalement, comme au ministère de l'Intérieur", dénonce Maïté Druelle, signataire pour la CFDT fonctions publiques.

Les syndicats non signataires regrettent de leur côté que "la traduction concrète de l'accord repose sur la bonne volonté de l'employeur". "L'Etat devrait plutôt s'engager à stabiliser l'emploi et à redéfinir les missions de service public critique Eric Beynel, de Solidaires, qui déplore les effets sur la santé des nombreuses destructions de postes faisant suite aux coupes budgétaires. Pour Jacques Bride, de FO, l'accord en reste "au stade des bonnes intentions". Malgré les nombreux amendements, il s'attaque "aux conséquences des RPS, non aux causes". Négociateur FO pour l'hôpital, Denis Garnier précise, quant à lui, qu'il avait donné un avis favorable à cet accord, qui a eu le mérite de "booster les CHSCT hospitaliers". Un premier bilan des plans d'action est prévu début 2016.