Les 6es Rencontres de Santé & Travail - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Les 6es Rencontres de Santé & Travail - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Peut-on encore croire à la qualité de vie au travail ?

par Clotilde de Gastines / janvier 2015

Le 4 décembre, à notre invite, 200 personnes sont venues débattre de la qualité de vie au travail. Des échanges sans langue de bois entre partenaires sociaux, professionnels et pouvoirs publics, préoccupés par la pénibilité.

Où est passée la qualité de vie au travail ? C'est sur cette question en forme de provocation que se sont ouvertes les 6es Rencontres de Santé & Travail, le 4 décembre dernier à Paris, à l'auditorium de la Macif. Chacun des 200 participants avait à l'esprit les annonces du gouvernement pour "simplifier" la vie des entreprises en réduisant le rôle de la médecine du travail, le report de l'application d'une partie du dispositif pénibilité, ou encore les propositions du patronat sur les institutions représentatives du personnel, dont la fusion du CE et du CHSCT. Un climat peu propice, donc, à la mise en oeuvre de l'accord national interprofessionnel de 2013 sur la qualité de vie au travail (QVT), qui entendait entre autres expérimenter le droit d'expression des salariés sur leur travail.

Hausse des contraintes de rythme

D'autant que, en préambule, l'économiste Thomas Coutrot a commenté la reprise très nette de l'intensification, révélée par l'enquête nationale sur les conditions de travail menée par le ministère du Travail. Depuis 2005, date de la précédente édition de l'enquête, l'augmentation des contraintes de rythme est allée de pair avec une hausse de la précarité au travail - notamment une fragilisation des CDI -, une explosion du travail de nuit pour les femmes et une moindre autonomie pour les plus qualifiés. Cette dégradation générale des indicateurs connaît toutefois une surprenante exception : "Le soutien social augmente grâce aux collaborations entre collègues et on observe une moindre tension avec les supérieurs hiérarchiques", a souligné le chercheur. Avec un bémol, puisqu'on note également une hausse des comportements hostiles comme le déni de reconnaissance, des comportements méprisants ou encore des atteintes dégradantes. "Si on se serre les coudes au sein des équipes, on exclut les canards boiteux", a résumé Thomas Coutrot.

"Des cadres intermédiaires étaient en burn-out"
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Geneviève Delsol, secrétaire adjointe d'un CHSCT d'Aéroports de Paris

"Le CHSCT a mené des enquêtes par mini-questionnaires au sein de différents collectifs de travail, car plusieurs cadres intermédiaires étaient en burn-out. Il s'est avéré qu'ils recevaient des ordres inapplicables et jouaient le rôle de tampon pour protéger leur département et leurs subordonnés non cadres. Au quatrième questionnaire, la direction a réagi violemment, alors que nous exerçons notre droit d'information."

Ce tableau a permis de lancer la première table ronde, où cinq experts ont débattu de la soutenabilité des conditions de travail pour favoriser un emploi et une santé durables, ainsi que de l'urgence de promouvoir d'autres modèles d'organisation du travail.

Spécialiste des troubles musculo-squelettiques et du lien entre âge et usure, Willy Buchmann, ergonome au Conservatoire national des arts et métiers à Nantes, s'est appuyé sur ses travaux dans une grande entreprise aéronautique pour montrer qu'avec certaines formes d'organisation du travail, "on doit procéder à autant de reclassements générés par les restrictions d'aptitude médicale chez les moins de 35 ans que chez les plus de 50 ans". Avec d'autres collègues ergonomes, il tire la sonnette d'alarme sur le lean manufacturing et ses avatars", dont les effets négatifs sur le vécu du travail et la santé se font ressentir "en général assez rapidement, mais toujours après le départ des consultants qui l'ont mis en place", a-t-il ironisé. Il a déploré également une perte de mémoire de l'entreprise, du fait d'un fort turn-over dans l'encadrement.

"Convaincre les employeurs d'adopter une démarche de prévention"
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Vincent Jacquemond consultant et expert CHSCT du cabinet Secafi

"En donnant des fiches pénibilité à ses salariés, l'employeur reconnaît que leur activité les expose à des facteurs qui peuvent porter atteinte à leur santé, alors même qu'il a obligation de la préserver. Cette injonction paradoxale explique la position défensive du patronat, qui est réticent à assumer la responsabilité des atteintes à la santé liées à certaines activités et conditions de travail. Le dispositif pénibilité est perçu comme administratif. Or son enjeu est de convaincre les employeurs d'adopter une réelle démarche de prévention dans l'intérêt conjoint de l'entreprise et des salariés."

Les cadres "participent et sont victimes" du lean, a précisé Damien Richard, membre de la chaire management et santé au travail de l'institut d'administration des entreprises de Grenoble. Le manager type est "excellent"... en ce sens qu'il maîtrise le logiciel Excel. Ce qu'on lui demande, c'est de faire du reporting pour alimenter sa direction en données, graphiques et autres camemberts. Il doit en permanence justifier l'utilisation des ressources allouées, tout en étant à distance du travail réel et des problèmes auxquels sont confrontés les opérateurs qu'il encadre. "On assiste à un effondrement de l'autorité, celle du chef qui fait monter en compétence ses collaborateurs, et qui ainsi "fait autorité" !", a martelé cet enseignant-chercheur, avant de plaider pour davantage de sens et de liens au travail.

Entreprises et branches démunies

"De grands DRH disent qu'on est arrivé au taquet de nos organisations du travail", a rapporté Hervé Lanouzière, directeur général de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). On ne peut plus "améliorer la performance sans dégrader la santé des travailleurs". Mais comment s'y prendre différemment ? Selon lui, les entreprises et les branches sont démunies. D'ailleurs, quand elles sollicitent l'Anact, elles n'invoquent pas des problèmes de soutenabilité du travail, mais des soucis de fidélisation de la main-d'oeuvre, d'absentéisme ou de performance. Pour mettre en place une démarche QVT, l'Agence doit d'abord prouver les effets délétères des facteurs organisationnels.

"Il faut sortir du "je pense donc tu suis", d'une vision de l'homme-boeuf", selon la formule percutante de Damien Richard, pour créer un environnement "favorable à l'empowerment notion anglo-saxonne signifiant le déploiement d'un "pouvoir d'agir". En écho à l'expérimentation menée par l'équipe d'Yves Clot à l'usine Renault de Flins1 , qui repose sur des "collaborations conflictuelles", Willy Buchmann a estimé pour sa part qu'il fallait "former les opérateurs pour les aider à amener des éléments du travail réel dans la discussion, sinon ils sont contraints de cautionner des changements d'organisation coinçants". Pour mettre réellement en discussion le travail, les généralités et les discours préencodés sont à exclure, a insisté Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail. Les représentants du personnel doivent aussi jouer un rôle central "en développant des capacités d'enquête et en suspendant leur jugement".

Que se passe-t-il lorsque ces démarches échouent et que des salariés usés par les conditions de travail passées sont licenciés pour inaptitude médicale ? L'avocat François Lafforgue, qui a défendu les victimes de l'amiante, a signalé qu'entre la procédure en reconnaissance d'une maladie professionnelle, celle de la faute inexcusable de l'employeur devant le tribunal des affaires de Sécurité sociale et celle du licenciement sans cause réelle et sérieuse pour violation de l'obligation de sécurité de résultat devant le conseil de prud'hommes, on disposait aujourd'hui des moyens d'accompagner ces salariés durablement privés d'emploi. Même si, "en matière prud'homale, la jurisprudence est mouvante", a-t-il reconnu.

Plusieurs participants, médecins du travail et représentants du personnel, ont témoigné de leurs difficultés dans l'accompagnement des salariés victimes d'une maladie professionnelle. En réponse à une interrogation dans la salle sur le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), Hervé Lanouzière a indiqué qu'il comptait sur une prévention au sens large, qui inciterait les entreprises à travailler sur les déterminants de santé et sécurité et sur les parcours professionnels, notamment vis-à-vis des populations plus particulièrement exposées.

L'intensité, preuve d'inefficacité

"L'intensité du travail était tellement élevée en 2005 que je ne pensais pas que ça pouvait augmenter", a confié le sociologue Michel Gollac en conclusion de ces Rencontres. "Est-ce le prix à payer pour que le travail soit efficace ?", a-t-il lancé. Au contraire, selon le coauteur (avec Yves Clot) de l'ouvrage Le travail peut-il devenir supportable ?, l'intensité est preuve d'inefficacité : "Quand il est trop facile d'imposer un effort aux travailleurs, cet effort est gaspillé par l'employeur." Il a préconisé de sécuriser, au sens véritable, les trajectoires professionnelles, d'introduire de la confrontation sur le travail et de développer des organisations apprenantes. "Les employeurs ne devraient pas redouter cette évolution démocratiquecar le partage du risque pèse davantage sur le travail que sur le capital", a-t-il fait valoir, caustique mais réaliste. Refonder l'entreprise est donc une nécessité, pas une utopie.

"L'Etat ne définit plus seul les orientations"
Clotilde de Gastines

En pleine contestation du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) par le patronat, la seconde table ronde de ces 6es Rencontres, réunissant pouvoirs publics et partenaires sociaux, était très attendue. Tour à tour, Alain Alphon-Layre, responsable confédéral de la CGT, et son homologue de la CFDT, Hervé Garnier, ont rappelé que leurs centrales respectives avaient fait du travail une priorité. "On ne sortira de la crise qu'en changeant le travail", a asséné le premier. Signataire de l'accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail, en juillet 2013, le second a insisté sur "la dimension stratégique des conditions de travail, car elles visent le long terme". Sur ce point au moins, le seul représentant patronal qui avait accepté l'invitation, Jean-Pierre Azaïs, de l'Union des employeurs de l'économie sociale et solidaire (Udes), était d'accord : "L'amélioration des conditions de travail est la priorité numéro un."

"Peu d'élus" au C3P. Concernant le C3P, l'insatisfaction était de mise. Les fiches d'exposition devraient avant tout permettre aux employeurs de construire des politiques de prévention. "Il y a dix critères, mais on nous dit que c'est une usine à gaz !", s'est indigné Hervé Garnier. Les mesures des gestes et postures et l'exposition aux produits chimiques ont été remises en cause, alors que "ce sont de vrais risques !", a-t-il ajouté. "Il y aura malheureusement peu d'élus, car le C3P n'est pas rétroactif", a critiqué Alain Alphon-Layre, considérant que nombre de salariés déjà abîmés en seront exclus.

"La température monte et on préfère casser le thermomètre", ont accusé les syndicalistes. "Très sincèrement, je ne crois pas", a répondu Yves Struillou, directeur général du Travail, en assurant de l'implication des pouvoirs publics. Il a concédé un changement de "posture" de l'Etat stratège sur la santé au travail, qui a confié les orientations du 3e plan santé-travail à la concertation entre organisations syndicales et patronales, sous la houlette du Comité d'orientation sur les conditions de travail (Coct). "L'Etat ne définit plus seul les orientations", a confirmé Christian Lenoir, secrétaire général de l'instance. Un travail "souterrain" qui "a connu des hauts et des bas, mais n'a pas abouti à un consensus mou", a affirmé Yves Struillou. Les orientations mettent plus l'accent sur la prévention que sur la réparation, avec pour grands chapitres : simplifier mais évaluer l'opérationalité des règles ; prioriser les risques psychosociaux ; rassembler les données de santé ; structurer un système d'acteurs.

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    Lire "Le travail prend la parole à Renault Flins", Santé & Travail n° 88, octobre 2014.