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Les fausses promesses de la méthode Toyota

par François Desriaux / avril 2012

Censé réconcilier l'amélioration des conditions de travail et l'augmentation de la productivité, en promouvant la participation des salariés, le lean est partout, dans l'industrie, mais aussi dans les services. Même les fonctions publiques s'y convertissent.

Adieu Taylor et Ford, vive le toyotisme, dont le lean est la théorisation ! Ce n'est pas juste un modèle de rationalisation, c'est presque une religion.

Sauf que, à l'usage, le lean ne tient pas ses promesses. Les salariés déchantent quand, au terme d'une concertation tronquée, ils souffrent dans leurs articulations du renforcement de l'intensification du travail et, dans leur tête, de devoir contenir leur expérience et leurs aspirations.

Ces travers ne sont pas le fruit de pratiques déviantes. Non, le lean est fondé sur un modèle erroné du fonctionnement de l'homme au travail, qui neutralise sa capacité d'initiative, sa créativité, son pouvoir d'agir. Autant de ressources sans lesquelles on ne peut produire de la qualité. Autant de sujets d'un débat que les représentants du personnel peuvent initier avec les salariés, pour prendre au mot les promesses du lean

Porter le débat sur la qualité

par Philippe Davezies enseignant-chercheur en médecine du travail / avril 2012

Si le discours du lean sur la qualité de la production peut séduire, sa mise en oeuvre répond en général à des exigences incompatibles avec les critères élaborés par les salariés. Un conflit que les élus du personnel peuvent aider à mettre en débat.

Les représentants du personnel ont toutes les raisons de se méfier du développement du lean. Dans la plupart des cas, il ne s'agit que d'une recherche de gains de productivité qui prolonge le processus d'intensification du travail et accroît la probabilité de survenue de problèmes de santé. Et pourtant, les discours qui accompagnent la démarche possèdent un réel potentiel de séduction pour les travailleurs. Faire face à cette contradiction implique de considérer la distance entre le discours managérial et sa mise en oeuvre, mais aussi de prendre position vis-à-vis des aspirations qui conduisent des travailleurs à participer à ce type de démarche.

Perceptions différentes

En théorie, le lean vise à créer une culture d'amélioration continue en mobilisant l'expérience des salariés autour d'un principe : envisager la production du point de vue du destinataire de l'activité et traiter comme un gaspillage tout ce qui ne contribue pas à la valeur de la prestation. En contrepartie du resserrement qu'implique une telle démarche, l'accent est mis sur la qualité, sur l'acquisition et le développement de compétences, sur l'extension du champ de responsabilité des travailleurs, sur le travail en équipe. La pratique est tout autre.

En effet, la théorie présuppose l'existence d'un accord sur la nature et les intérêts du destinataire de l'activité et sur ce qui, à partir de là, doit être considéré comme un gaspillage. Or les agents et leur hiérarchie ont, sur ces questions, des perceptions différentes. Dans leur activité, les travailleurs mobilisent des critères de qualité qui prennent en compte, certes, la valeur marchande du produit, mais aussi les relations avec les collègues, le fonctionnement global du service ou de l'atelier, l'entretien des installations, le respect du client, le souci de l'environnement. Il n'y a donc pas un, mais plusieurs destinataires de l'activité. Envisager le travail du point de vue de son destinataire, comme le propose le lean, ouvre ainsi sur les conflits de valeurs et les dilemmes éthiques qui travaillent aujourd'hui l'activité de chacun.

Très généralement, les dispositifs participatifs mis en place dans le cadre du lean sont construits pour contourner cette zone potentielle de débat et pour maintenir l'analyse sur les dimensions strictement instrumentales de l'activité. La discussion est focalisée sur des activités ponctuelles et dans une perspective de court terme. Alors que la théorie évoque la mise en place d'une dynamique sociale d'amélioration continue, la pratique privilégie les groupes de discussion de durée limitée, ou sur des problèmes précis, qui permettent un strict contrôle du processus. Les techniques d'animation de réunion ont d'ailleurs toutes pour objectif de permettre de garder la main sur le développement de la discussion.

Cette exigence de maîtrise du processus est aisément compréhensible : la discussion se déroule sous couvert de conditions de ressources non négociables, non seulement pour les agents mais aussi pour la hiérarchie. Dans nombre de situations, les membres de l'encadrement intermédiaire s'efforcent de faire fonctionner des dispositifs fragilisés par la réduction des effectifs, des stocks, de la maintenance, sans parvenir à faire entendre leurs difficultés à leur direction ; il n'est pas étonnant qu'ils soient peu enclins à susciter l'émergence de questions supplémentaires qu'ils ne seraient pas en mesure de porter.

Dans ces conditions, les enjeux de qualité s'effacent devant les objectifs de réduction des coûts. Le développement de la compétence individuelle et collective se réduit à la polyvalence et à la flexibilité

Si nombre de travailleurs s'engagent tout de même dans ces dispositifs, c'est parce qu'ils sont présentés comme des occasions de contribuer à l'évolution du travail. Or plus son expérience se développe, plus le travailleur découvre des enjeux de son activité non pris en compte par la prescription et vis-à-vis desquels il prétend assumer une responsabilité. Ce développement, qui est la manifestation même de la santé, appelle inévitablement des transformations d'une organisation du travail dont les objectifs apparaissent étriqués. Il s'agit là d'un enjeu vital, au sens où il est dans la logique de la vie de pousser à son développement. A défaut, le fait de devoir contenir son expérience et ses aspirations génère les pathologies du stress.

Rééquilibrer la discussion

Dans ces conditions, deux modes de réponse peuvent être envisagés par les représentants du personnel. Il est possible de s'opposer frontalement au lean, de le dénoncer comme un moyen de faire participer les travailleurs à leur propre exploitation et de refuser le débat sur le travail. Cette orientation présente l'inconvénient de négliger les aspirations profondes des salariés et de renvoyer chacun à son vécu de l'activité et de ses dilemmes.

Mais il est aussi possible de prendre au sérieux le besoin qu'ont les travailleurs de peser sur l'évolution du travail. Dans ce cas, le problème se situe dans le caractère profondément déséquilibré de la discussion, entre un management armé d'un appareillage méthodologique considérable qu'il lui suffit de mettre en oeuvre et des travailleurs non préparés, renvoyés à la seule ressource de l'expérience individuelle et sans moyens de peser sur l'orientation du dispositif. Une participation qui ne se réduirait pas à un processus d'extorsion de l'expérience impliquerait que les travailleurs puissent disposer, eux aussi, d'un espace d'élaboration autonome et de préparation, en amont des séances de travail avec la hiérarchie.

Les expérimentations syndicales ont montré que les représentants du personnel pouvaient constituer, dans cette perspective, une ressource précieuse. Cela suppose d'enquêter auprès des travailleurs pour tenter de comprendre, de la façon la plus concrète possible, non seulement leurs difficultés mais aussi les intérêts et les valeurs qu'ils prétendent préserver ou promouvoir par leur activité. Les éléments ainsi recueillis sont alors renvoyés aux intéressés, non pas comme des résultats à enregistrer, mais pour être mis en discussion et servir de base à l'élaboration et au développement de leurs propres points de vue. Un tel processus fabrique de la capacité de discussion. Il change les conditions du débat avec le management

En somme, à travers le lean, les directions font miroiter un changement, tout en déployant tous leurs efforts pour persévérer dans la même orientation. Au contraire, les travailleurs, confrontés aux contradictions que génère une politique essentiellement focalisée sur la réduction des coûts, aspirent à de réels changements. Un tel constat dessine une perspective, celle de la construction de formes de réflexion et d'action qui permettraient de soutenir le débat, au niveau où le lean prétend le situer : au plus près de l'activité. Parce que c'est à ce niveau que peuvent se manifester la dignité et l'autorité que confère l'expérience du travail. Et parce que c'est là que se présentent, de la manière la plus concrète, les enjeux de la construction du monde commun.