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Quelle médecine pour le travail ?

par François Desriaux / janvier 2018

Dès le premier article du Code du travail consacré aux missions du médecin du travail, l'ambiguïté est de mise. Il doit "éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail". Sauf à imaginer qu'il dirige les entreprises, il n'a pas le pouvoir d'éviter les risques. Tout juste peut-il surveiller, repérer, protéger et proposer, voire alerter et témoigner. C'est déjà beaucoup. Accomplir tout cela relève de l'exploit, tant les nombreuses réformes de l'institution sont passées à côté du sujet.

Ainsi, alors que la détermination de l'aptitude est un non-sens scientifique et éthique, celle-ci a survécu pour certains risques, comme le risque chimique. Franchement, peut-on être apte à être exposé à des cancérogènes ? Ainsi encore, alors que les troubles musculo-squelettiques et les risques psychosociaux constituent des problèmes de santé publique majeurs, nombre de salariés exposés ne verront plus qu'exceptionnellement un médecin du travail.

Bref, alors que les salariés n'ont jamais eu autant besoin d'un suivi médical du travail, ce dernier est réduit aux acquêts. Pourtant, la médecine du travail est un pilier de la prévention et, dans ce dossier, on vous explique comment on peut faire avec elle... malgré ses défauts.

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Pourquoi il faut sauver le suivi médical individuel

par Mireille Chevalier Dominique Huez médecins du travail / janvier 2018

En réduisant les visites médicales, les réformes de la médecine du travail éloignent les praticiens d'une pratique clinique qui, seule, permet de saisir les enjeux de santé individuels et d'élaborer une prévention collective adaptée.

Les récentes réformes de la médecine du travail tendent à éloigner les praticiens du terrain et surtout des salariés, en espaçant de plus en plus les visites médicales. Elles orientent les professionnels de santé vers une pratique plus gestionnaire, fondée sur un suivi quantitatif de l'état de santé des populations, via des indicateurs et outils standardisés. Elles privilégient une approche préventive par les risques, pratique partagée par les préventeurs et hygiénistes. Cette approche peut être utile pour la conception des postes de travail, afin d'éviter des risques déjà identifiés, mais elle demeure aveugle au point de vue de ceux qui réalisent l'activité, aux signaux d'alerte concernant leur santé, et elle ne permet pas de saisir ce qui peut faire difficulté individuellement ou collectivement par rapport à leur engagement dans le travail.

Le danger est donc de transformer peu à peu les services de santé au travail en simples services de prévention hygiène-sécurité-environnement, censés "gérer les risques" pour le compte des employeurs. Lesdits services n'auraient alors plus d'objet propre ni d'indépendance professionnelle. Quant au soubassement clinique de la médecine du travail, c'est-à-dire l'observation directe des effets sur la santé, il serait définitivement perdu.

 

Une pénurie organisée

 

Suite à la dernière réforme de la médecine du travail, la plupart des salariés ne vont plus bénéficier d'un accompagnement médical périodique en santé au travail. En effet, la pénurie organisée concernant le nombre de médecins du travail en exercice va conduire ceux-ci à espacer les visites pour faire face à l'augmentation continuelle des effectifs de salariés qu'ils doivent suivre. Seuls les travailleurs opérant dans un métier ou un secteur reconnu à surrisque et ceux atteints d'une pathologie d'origine professionnelle auront droit à un suivi médical renforcé. Mais là encore, des écueils demeurent. La définition du surrisque renvoie à une liste de facteurs pré-identifiés : substances toxiques, horaires, etc. Par exemple, elle ne permet pas de prendre en compte les risques générés par certains modes d'organisation, notamment les risques psychosociaux.

En outre, concernant les salariés exposés à un surrisque, la dernière réforme oriente de nouveau la médecine du travail vers une sélection de la main-d'oeuvre. Les praticiens devront continuer à statuer sur l'aptitude médicale de ces travailleurs, soit, en réalité, leur aptitude à pouvoir être exposés aux risques identifiés. Persiste ainsi l'obligation de délivrer une aptitude médicale pour des expositions à des rayonnements ionisants, à de l'amiante. Ou, plus caricatural encore, afin de se prémunir du risque que pourrait représenter pour des tiers un travailleur du fait de son état de santé, dans le cadre de son environnement de travail immédiat.

La mise en place ou le maintien de ce type de dispositif revient à ignorer l'état actuel des connaissances scientifiques et l'expérience clinique des praticiens. La médecine prédictive individuelle n'existe pas. C'est une absurdité scientifique et éthique. Malgré un consensus social pour en finir avec ce "piège de l'aptitude", celui-ci est maintenu, dans le but non avoué de sécuriser - ou dédouaner - les employeurs vis-à-vis des risques auxquels ils exposent les salariés. Or la médecine du travail n'a de sens que si elle sert les intérêts de la santé individuelle et collective des travailleurs.

 

Perte d'efficience et de légitimité

 

De ce point de vue, seule une pratique clinique, s'appuyant sur des échanges individuels réguliers avec les salariés à propos de leur activité réelle et de ce qui s'y joue, peut permettre d'établir un diagnostic argumenté sur le lien entre leur santé et leur travail, et de construire sur des bases solides une prévention collective des risques professionnels. En complément et sans doute davantage que des visites "de terrain", la consultation médicale périodique permet de repérer les facteurs de risques organisationnels, mais aussi les risques environnementaux. Par le suivi médical individuel, le praticien peut approfondir sa connaissance des collectifs de travail, appréhender les mécanismes délétères en jeu dans ces derniers et déployer une prévention adaptée. Il est aussi le seul acteur à pouvoir s'affranchir du poids des considérations économiques dans l'énonciation de ses constats. En niant l'importance du suivi médical individuel, les récentes réformes privent donc les professionnels de santé au travail d'efficience, mais aussi de légitimité.

Car le "plus" d'une équipe médicale, c'est d'avoir accès aux altérations de la santé d'un individu dans un cadre déontologique réglementaire. Les pratiques de ses acteurs relèvent du Code de la santé publique. Leur rôle exclusif est de contribuer à la construction ou à la préservation de la santé au travail de chacun, et d'y adosser une prévention primaire au niveau des conditions de travail, "en situation". Il est question ici de soin médical préventif. Cette posture est irremplaçable pour accompagner et conseiller les salariés, dans le but de restaurer leur pouvoir d'agir. Ce soin médical préventif est à l'opposé de toute pratique sélective ou discriminatoire en matière de santé. Encore faudrait-il que la consultation médicale périodique soit définitivement débarrassée de l'aptitude, obstacle à l'instauration d'un lien de confiance entre le salarié et l'équipe médicale.

Ce soin médical préventif s'appuie sur une pratique clinique qui prend le travail comme grille de lecture afin de comprendre individuellement les causes des maux du corps et de l'esprit. Outil commun aux médecins et infirmiers qui composent l'équipe médicale du travail, cette clinique a pour objectif de soutenir la réflexion du salarié et de l'aider à élaborer un point de vue propre sur les enjeux de son travail. Elle n'est accessible que par la parole. La mise en récit de son travail par le salarié, avec l'aide du médecin ou de l'infirmier, permet d'appréhender son engagement subjectif dans son activité, son "travailler", et ainsi de mieux saisir avec lui les enjeux de cette activité, ce dont elle le charge, ce qu'il en attend et la raison pour laquelle elle le rend malade.

 

Sortir d'un vécu délétère

 

Quand le salarié peut mettre en récit les impasses de son activité, il ramène dans l'espace de la consultation des situations conflictuelles, des contradictions et des dilemmes qu'il affrontait seul auparavant, comme s'il s'agissait de questions personnelles sans lien avec le travail ou les collègues. Et c'est la compréhension de ces déterminants collectifs des souffrances qui permet au sujet de sortir d'un vécu délétère.

Il y a une connaissance corporelle de l'activité de travail, de la manière de travailler ; il y a une intelligence du corps. Le sujet perçoit son environnement de travail non pas comme un objet étranger extérieur, mais comme un prolongement de lui-même. Il n'y a pas d'engagement dans le travail sans engagement du corps. Et lorsque celui-ci souffre, le symptôme doit s'appréhender comme le fruit d'une résistance au pouvoir d'agir du salarié. En retour, dès lors que le salarié a conscience que son problème de santé prend sa source dans la tension entre ses mobiles et l'organisation du travail, il a la possibilité d'ajuster ses choix à la réalité de son activité, ce qui ouvre d'autres issues que la pathologie aux conflits qui la traversent.

Au plan de la santé, certaines manifestations peuvent précéder l'apparition de la pathologie, comme une souffrance professionnelle ou une souffrance éthique. Cette dernière s'accompagne notamment d'un engourdissement de la conscience morale, le sujet étant acteur actif ou passif d'actes qu'il réprouve. A partir de ces souffrances discrètes ou majeures peuvent se constituer par la suite, selon les histoires singulières et professionnelles, une dépression réactionnelle, une anxiété généralisée, ou bien encore un état de stress post-traumatique aigu ou chronicisé. L'usure professionnelle, quant à elle, s'inscrit dans le corps, avec à la clé des troubles musculo-squelettiques, des rachialgies hyperalgiques, voire une pathologie cardiovasculaire (hypertension artérielle, infarctus ou AVC). Elle peut aussi déboucher sur une pathologie ciblée sur les sens, comme l'aphonie ou l'hyperacousie, ou une pathologie auto-immune : thyroïdite, maladie de Crohn, diabète.

 

Obligation de moyens

 

En nommant les causes et facteurs professionnels de la pathologie, le médecin du travail permet au salarié de sortir d'une dynamique de culpabilisation et contribue à la restauration de sa santé. Cela montre l'importance d'un suivi individuel médicalisé pour identifier la causalité professionnelle des atteintes à la santé, mieux prévenir celles-ci, aboutir à des soins appropriés et à une réparation sociale et juridique. Le passage par un écrit médical décrivant le lien santé-travail pour une pathologie peut alors être nécessaire. Il ne s'agit pas ici d'un écrit de constat médical comme l'est un certificat de coups et blessures, mais d'un écrit diagnostique, fondé sur un faisceau d'indices, où est indiquée - quand cela est possible - l'étiologie professionnelle de la pathologie, à savoir l'explication de son lien avec le travail.

Ce diagnostic du lien santé-travail relève d'une obligation de moyens pour le médecin et l'infirmier. Il s'inscrit dans le respect des règles de métier et déontologiques : secret médical, consentement éclairé du patient, travail entre pairs, acquisition de compétences, prévention des maladies évitables en identifiant leurs causes, prise en compte des inégalités sociales de santé et des avancées scientifiques.

Plus largement, sur la base de la clinique et des diagnostics individuels, les services de santé au travail devraient privilégier la mise en place d'un système de veille médicale, afin d'assurer l'accompagnement du plus grand nombre. Les professionnels de santé au travail sont notamment comptables d'un devoir d'alerte collective et de préconisations individuelles en vue de sauvegarder la santé des salariés. Le respect de ces engagements leur permettra de s'inscrire dans des réseaux de soins, voire de contribuer à des études scientifiques en santé au travail indépendantes.

Les professionnels de santé au travail devraient aussi réfléchir à la façon dont ils peuvent articuler leur pratique clinique avec l'intervention d'autres acteurs, tels que les psychologues du travail, dont l'exercice ne relève pas du Code de la santé publique. Le médecin du travail peut solliciter, de façon encadrée, leur avis sur une étiologie professionnelle, ou le déploiement d'une action collective sous forme d'enquête de psychodynamique du travail. Bien entendu, ces coopérations ne peuvent se concevoir que via un partage de pratiques "éthiques", dans l'intérêt exclusif de la santé des personnes, éloignées de la gestion des risques pour le compte de l'employeur. Elles seules peuvent en effet favoriser la construction d'espaces de délibération sur le travail entre salariés, sur ce qui fait difficulté ou conflit, afin de trouver une issue compatible avec la construction de la santé de chacun.

En savoir plus
  • "La clinique médicale du travail. Contribution de la médecine du travail", actes du colloque E-Pairs-Association SMT du 14 juin 2013. Disponibles sur www.e-pairs.org

  • "La clinique médicale du travail, une pratique émergente", par Philippe Davezies, Santé & Travail n° 81, janvier 2013. A lire sur www.sante-et-travail.fr