Consultation - © Agemetra
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Une pratique novatrice en médecine du travail

par Corinne Renou-Nativel / juillet 2019

Planifier les visites des salariés d'une entreprise sur une courte période et les coupler avec un diagnostic de terrain sur les risques professionnels, telle est la démarche d'un service de santé au travail du Rhône. Efficace pour amorcer la prévention.

C'est le passage à la visite médicale tous les cinq ans qui a servi de déclic à Claude Buisset, médecin du travail au sein du service de santé et travail (SST) Agemetra de Vaise, dans le Rhône : "Je ne vois plus que les "cas difficiles" : les salariés de retour après un long arrêt maladie, ceux concernés par des difficultés de maintien dans l'emploietc.La surveillance systématique revient désormais aux infirmières, qui s'en chargent très bien."

"Un langage de prévention"

Avec un nombre d'entreprises de plus en plus important dévolu à chaque médecin, il a fallu inventer une nouvelle façon de travailler. Et comme "séparer action en milieu de travail et suivi médical n'a jamais eu de sens puisque les deux s'alimentent mutuellement", Claude Buisset a théorisé en 2017 une pratique qu'elle nomme "démarche santé travail", expérimentée depuis plusieurs années avec Corinne Cormorèche, infirmière dans son équipe. Son approche ? Les visites de tous les salariés d'une même entreprise ainsi que les actions en milieu de travail sont concentrées en un temps court afin de réaliser un diagnostic sur le lien entre la santé et le travail.

La première étape consiste à choisir les entreprises à évaluer en priorité. Les critères sont multiples : retards dans les visites, sollicitations de la part de salariés, qui incitent à aller voir de plus près leurs conditions de travail, etc. Bien expliciter la démarche se révèle indispensable : "Nous tenons un langage de prévention et avons rarement un mauvais accueil, constate Corinne Cormorèche. L'employeur apprécie de ne pas payer sa cotisation annuelle pour une visite médicale tous les cinq ans, de bénéficier d'un diagnostic complet santé-travail avec une évaluation des risques professionnels, y compris organisationnels et psychosociaux, et de mettre en place un plan de prévention."

Le cabinet de gestion de patrimoine LMP Duquaire et Silveris, employant six salariés, a été convaincu : "Nous avons trouvé intéressant d'avoir un avis extérieur, même si le travail dans notre cabinet ne comporte pas de gestes répétitifs ou de port de charges lourdes", explique Florence Duquaire, sa responsable administrative et juridique.

Les entretiens des salariés sont programmés sur une courte période, au sein de l'entreprise si les locaux permettent leur confidentialité. Ils sont menés par une infirmière pendant une quarantaine de minutes, à partir du questionnaire Evrest (pour Evolutions et relations en santé au travail), permettant ainsi de construire des indicateurs chiffrés de santé et de travail, que le qualitatif recueilli en entretien vient éclairer : "Quand 70 % des salariés disent dépasser leurs horaires normaux, cela prend un sens complètement différent s'il s'agit d'une situation dégradée par manque d'effectifs et surcharge de travail, ou si c'est inhérent à l'activité, avec des récupérations prévues", souligne Claude Buisset. Dans le même temps se tient la visite des locaux, complétée d'études de postes, de mesures des nuisances sonores... "Le professionnel de prévention se rend en entreprise pour observer les conditions de travail et identifier les risques auxquels les salariés sont exposés, résume Françoise Piney, également médecin du travail à l'Agemetra de Vaise. Le professionnel de santé reçoit les salariés et recueille ressentis et symptômes, qu'il met en lien avec les situations de travail."

Les indicateurs chiffrés et l'expression des salariés servent à construire un diagnostic santé-travail anonymisé, qui donne lieu à des préconisations. En alliant collectif et individuel, celui-ci permet une approche fine des problématiques de l'entreprise et de ses salariés, comme l'illustre Françoise Piney : "Deux supermarchés exposent les salariés aux mêmes risques : port de charges, horaires décalés, pression des clients et de l'employeur. Mais ces entreprises n'ont ni la même hiérarchie, ni la même histoire, ni la même pyramide des âges, ce qui modifie la perception et la réalisation du travail." Avec une connaissance plus précise des environnements de travail, les médecins considèrent différemment les situations, qu'il s'agisse de risques psychosociaux ou de maux de dos. "Une douleur lombaire peut être liée à une position assise prolongée, mais aussi signifier "J'en ai plein le dos d'avoir une pression temporelle et psychique", remarque Claude Buisset. Nous ne préconiserons pas un siège ergonomique sans avoir étudié l'ensemble du contexte de travail."

La restitution, un moment clé

La restitution du diagnostic auprès de l'entreprise constitue un moment clé pour la mise en oeuvre des mesures conseillées. Elle s'articule en trois temps. Le diagnostic est d'abord présenté à la direction. "L'expérience nous a montré que, pour convaincre l'employeur d'agir, il y a des informations qu'il vaut mieux lui donner en direct", précise Claude Buisset. Dans un deuxième temps, les éléments sont partagés avec le CHSCT - quand il en existe un. Puis vient le moment d'un retour plus succinct et moins technique auprès de l'ensemble du personnel. "Il est primordial que les salariés qui ont participé et donné de leur temps soient directement informés, note Corinne Cormorèche. Cette troisième phase estactée dans un protocole que signe l'employeur afin qu'il ne soit pas tenté de sauter cette étape." Celle-ci nécessite quelques adaptations lorsque les salariés ne peuvent être présents, à l'instar de cette entreprise d'électricité dont les techniciens sont éparpillés sur le terrain : "J'ai préparé une feuille recto verso avec quelques diagrammes sur la santé et le travail et des bulles rapportant des verbatims de salariés, afin que chacun puisse se les approprier", relate Charlotte Pété-Bonneton, médecin du travail de l'Agemetra de Vaulx-en-Velin.

Si les modalités de restitution auprès des TPE et PME changent, l'esprit reste le même, ainsi que l'objectif : mobiliser l'employeur et les salariés pour permettre une amélioration des conditions de travail. Le lycée professionnel Jehanne-de-France, à Lyon, engagé dans la démarche, a diversement reçu son diagnostic santé-travail en mai 2018, ainsi que le raconte Sébastien Ollier, son secrétaire général : "Les personnels ont bien vécu une approche qui leur donnait une occasion de s'exprimer librementMais pour la direction, la restitution a été difficile à accepter parce qu'elle laissait à penser qu'il y avait des sujets d'insatisfaction très lourds ; elle a ensuite été mieux comprise lorsque l'Agemetra a précisé que le diagnostic mettait l'accent sur les 15 % perfectibles plutôt que sur les 85 % d'expressions positives. C'est le point de départ du processus de prévention." De cette expérience, Claude Buisset a tiré quelques enseignements : "Nous avons amélioré la qualité de nos présentations car, souvent, les dirigeants prennent les remarques négatives à titre personnel. Notre démarche ne vise pas des personnes, mais s'efforce de mettre la question du travail réel en débat."

Du côté du personnel du lycée, la perception fut favorable : "Nous avons apprécié les remarquables capacités d'écoute et de retranscription de Corinne Cormorèche, témoigne Françoise Laurent, enseignante en économie-gestion, élue aux CE et CHSCT. Ce travail colossal mené avec doigté a été suivi de véritables effets positifs sur des salariés en souffrance, comme l'économe, le personnel du self et les personnes chargées de l'accueil. En revanche, si les enseignants, fonctionnaires de l'Education nationale, ont bien été pris en compte dans l'étude de l'Agemetra, la direction n'a pas pu leur apporter de solutions, car ils ne relèvent ni de son autorité ni de son budget, ce qui a suscité des déceptions."

Des préconisations adaptées

"Digérés", les résultats apportent un éclairage nouveau : "Nous nous sommes rendu compte que nous étions tous mal installés devant nos ordinateurs, indique Florence Duquaire. J'ai appris que mes maux de tête étaient en partie liés à un mauvais réglage de la hauteur de mon écran." Ou ils viennent confirmer des questionnements, ainsi que le rapporte Sébastien Ollier : "Nous identifiions un peu nos problèmes, mais la démarche nous a permis de les objectiver, avec des recommandations apportant des solutions."

C'est la mission des conseillers en prévention santé-travail (CPST), qui interviennent en amont ou en aval du diagnostic sur l'amélioration des conditions de travail. "La démarche santé-travail permet de mieux cibler les propositions d'actions de prévention par rapport aux besoins des entreprises", observe Anne-Flore Bezin-Vial, CPST de l'Agemetra de Vaise. Le cabinet LMP Duquaire et Silveris, suivant les préconisations, s'est équipé de releveurs d'écran, de fauteuils et bureaux plus adéquats. Au lycée Jehanne-de-France, un plan de prévention sur deux ans a été défini : d'ores et déjà, du matériel a été acheté pour réduire les manutentions, ainsi qu'un aérotherme pour chauffer le magasin ; une nouvelle organisation du travail est mise en place pour diminuer le stress du personnel administratif multitâche. "Après ces premières transformations, nous avons des retours positifs des salariés concernés, atteste Sébastien Ollier. A la rentrée prochaine, nous continuerons les actions envisagées. Dans trois ans, Corinne Cormorèche et Anne-Flore Bezin-Vial viendront réévaluer la situation pour voir si les actions mises en oeuvre ont porté leurs fruits."

Aux yeux de Claude Buisset et de Corinne Cormorèche, l'absence d'adhésion de l'entreprise est la principale limite à la démarche qu'elles ont initiée. "L'impact est alors moindre que si l'employeur est partie prenante. C'est la clé pour le déploiement d'actions de prévention, rappelle l'infirmière. D'où la nécessité de bien expliquer le bénéfice de la démarche

D'autres freins peuvent venir des services de santé au travail eux-mêmes, lorsque leurs directions se situent dans une approche strictement comptable du nombre de visites, ou encore des médecins du travail. "Ceux-ci se montrent parfois réticents à changer leur mode de fonctionnement et à travailler en équipe, estime Charlotte Pété-Bonneton. Les secrétaires doivent gérer différemment les agendas des visites. Les infirmières sont généralement ravies qu'on leur confie ces missions. Dans tous les cas, il faut que les médecins soient moteurs dans leur équipe." C'est à eux, en effet, que revient la charge d'établir des priorités dans le portefeuille d'entreprises. Il ne faut pas perdre de vue l'intérêt à moyen terme de la démarche. "Les visites à la demande des salariés diminuentparce qu'ils ont eu du temps pour s'exprimer et qu'une véritable prévention primaire se développe", poursuit Charlotte Pété-Bonneton. "La démarche santé-travail, avec son approche globale, donne plus de sens à notre travail, juge Anthony Le Piouffle, infirmier en santé au travail au sein de l'équipe de Françoise Piney. C'est aussi la meilleure des réponses pour rendre ses lettres de noblesse à la santé au travail auprès des entreprises."