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Prendre soin des aides à domicile, c'est possible !

par Corinne Renou-Nativel / octobre 2019

Aid'Aisne, une association d'aide à domicile de l'Aisne, a engagé une démarche de prévention fondée sur un management participatif du travail des intervenantes. Et ce, afin de réduire le nombre d'accidents et le turn-over dans ce secteur à haut risque.

Une sinistralité plus forte que dans le BTP ! Les champions des risques professionnels ne sont plus les ouvriers du bâtiment, mais les femmes du secteur de l'aide à domicile. Elles prennent en charge les tâches du quotidien de personnes en perte d'autonomie en raison de leur handicap ou de leur grand âge : toilette, habillage, ménage, entretien du linge, courses, préparation des repas, aide administrative, etc. Autant d'activités où la charge physique est élevée - par exemple, lors du transfert d'un bénéficiaire de son lit à un fauteuil -, ce qui engendre des troubles musculo-squelettiques. Le tout dans un isolement professionnel qui favorise les risques psychosociaux.

Cercle vicieux

Aid'Aisne, une association de Soissons qui a absorbé en janvier 2018 Office social, structure située à Saint-Quentin, emploie environ 240 collaborateurs, dont 220 intervenantes de terrain pour 800 bénéficiaires. Elle s'attache, depuis quelques années, à trouver des solutions. "Le secteur se heurte au turn-over, à l'absentéisme et à l'accidentologie, déclare son directeur général, Dominique Villa. Il doit proposer des réponses adaptées pour résoudre ses graves problèmes d'attractivité et de santé au travail. Les intervenantes remplacent leurs collègues en arrêt de travail et s'épuisent, ce qui suscite de nouveaux arrêts, parfois des burn-outSortir de ce cercle vicieux n'est possible que par l'appropriation d'une culture santé et sécurité au travail." Les avis d'inaptitude liés à l'activité physique sont également nombreux ; au cours des six derniers mois, quatre salariées de moins de 40 ans chez Aid'Aisne ont été concernées.

Emmanuel Delecourt, ingénieur-conseil référent aide à domicile à la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) Nord-Picardie, suit depuis une dizaine d'années l'association. "Au niveau national, le secteur de l'aide à domicile est l'une de nos priorités, précise-t-il. Certaines structures ont compris très tôt que, pour bien prendre soin des bénéficiaires, il fallait bien prendre soin de son personnel. Aid'Aisne se situe dans cette philosophie." En 2016, l'association a battu ses records d'absentéisme et de turn-over. "Il était vraiment indispensable d'agir, relate Peggy Fery-Marache, chargée des parcours professionnels et référente prévention. Un ergonome nous a conseillé de développer la formation interne pour être dans une logique constante de repérage des risques professionnels et routiers."

Toute l'équipe de direction se forme. Peggy Fery-Marache s'occupe de l'action préventeur secouriste (avec les gestes de premiers secours) et de la prévention des risques liés à l'activité physique (Prap), ce qui comprend leur évaluation afin de permettre aux salariés d'être acteurs de leur sécurité. "Je forme 40 salariées par an, en priorité les intervenantes qui ont eu un accident du travail et les non-diplômées, à raison de 21 heures, détaille-t-elle. Dès ce stade, les intervenantes changent de regard pour devenir force de proposition, envisager des adaptations et aménagements au domicile des bénéficiaires Une convention a été signée avec un magasin d'aide technique : les aides à domicile viennent y tester le matériel (lit médicalisé, lève-malade, planche de transfert, etc.) et le gérant se rend chez les personnes concernées.

Réorganisation des tournées

Toute la journée, les salariées se déplacent d'un logement à un autre, le plus souvent pour des vacations courtes, de 30 à 45 minutes seulement. La sectorisation mise en place entre septembre et novembre 2017 a réorganisé les tournées afin que les temps de trajet diminuent. Les aides travaillent désormais auprès de personnes plus proches de leur domicile dans un secteur plus restreint. "Au début, intervenantes et bénéficiaires ont protesté parce qu'ils n'avaient plus les mêmes interlocuteurs, raconte Emilie Nolet, responsable de secteur. Mais en expliquant et en accompagnant ce changement, tout est rentré dans l'ordre. Les aides à domicile ont rapidement vu qu'elles passaient moins de temps en intervacations. Elles se fatiguent moins sur la route." La zone couverte étant plus limitée, le nombre d'intervenantes par foyer s'est également réduit. "Lorsqu'il n'y a que trois ou quatre salariées dans un domicile, elles se coordonnent plus facilement, la communication est plus simple, constate Emilie Nolet. Une relation de confiance s'établit plus facilement avec le bénéficiaire."

Si les conséquences positives sont moins nettes en zone rurale qu'en ville, la sectorisation est appréciée de la grande majorité du personnel : "Elle permet d'avoir plus de vie de famille parce que nous faisons moins de trajets, mais aussi parce que nous n'avons plus de trou en pleine journée et davantage de matinées ou de soirées libres", confirme Karine Cliquot, aide à domicile à Aid'Aisne depuis deux ans et demi. Elue CHSCT, Virginie Collinet rend la sectorisation responsable de son accident du travail : "Comme je venais tous les jours, une dame me percevait comme sa petite-fille. Elle refusait l'aide technique pour se lever chaque matin et exigeait que je lui donne la main. Une fois, dix fois, vingt fois, elle m'a tiré sur le bras... Un jour, mon dos a craqué et mes lombaires ont souffert." Déléguée du personnel, Marie-Stella Delhalle estime qu'"avoir toujours le même bénéficiaire permet de mieux le connaître, de se sentir en confiance". Avec les hospitalisations et les décès des personnes, la prise en charge de nouveaux venus, les changements de planning, la sectorisation se poursuit au quotidien.

Parmi les difficultés pointées par le baromètre social annuel, l'isolement des intervenantes revient de façon récurrente. En 2015, une première réponse y est apportée par Aid'Aisne, avec la création du métier de coordinatrice de terrain : quelques aides à domicile voient une partie de leur temps dédié à l'écoute de leurs collègues, afin de leur permettre de résoudre leurs problèmes. "Occupée par mes propres missions, je répondais surtout le soir par mail, se souvient l'une d'elles, Michèle Watremetz. La coordination exigeait plus d'heures que le dixième de mon temps consacré à cette fonction, car il y avait trop de difficultés à gérer."

Six "coordinatrices de parcours"

En septembre 2017, les coordinatrices de terrain, rebaptisées "coordinatrices de parcours", passent à temps plein. Elles sont six à agir, pour régler des problèmes relationnels, demander une aide technique ou l'allongement d'une durée d'intervention. "J'ai appelé récemment Michèle à propos d'un bénéficiaire qui ne parvenait plus à se lever, témoigne Amélie Lalu, auxiliaire de vie depuis neuf ans à l'association. Trois jours après, le gérant du magasin d'aide technique venait chez lui pour voir ce qui pouvait être mis en place. Auparavant, la situation se serait dégradée et faute de temps, je n'aurais pas pu faire remonter ce qui n'allait pas ; j'aurais souffert physiquement."

Via les coordinatrices, le soutien d'Aid'Aisne peut aller plus loin. "J'ai rencontré des difficultés physiques chez un autre bénéficiaire, qui sont devenues des difficultés morales parce que la famille refusait toute aide technique, poursuit Amélie Lalu. J'ai été soutenue par Michèle Watremetz et Aid' Aisne : comme l'entourage s'obstinait dans son refus, l'association a cessé de prendre en charge ce bénéficiaire."

Le métier de coordinatrice de parcours répond à des besoins de communication entre les aides à domicile et les responsables de secteur concernant la prévention des risques et le bien-être des salariés, tout en offrant des débouchés en interne aux aides à domicile. "Je peux utiliser mon expérience de terrain, considère Michèle Watremetz. J'appelle les intervenantes si elles ne se manifestent pas pour m'assurer que tout va bien. Je contribue à apporter des solutions qui simplifient leur quotidien, ainsi que celui des bénéficiaires et des aidants, ce qui est très valorisant. Bien identifiée, je participe à des réunions au conseil départemental pour réviser des temps d'interventions."

En 2018, Aid'Aisne s'est vu remettre le trophée ESSaimer la santé par Chorum, la mutuelle dédiée à l'économie sociale et solidaire (ESS). "Le point qui a retenu notre attention était la mission de coordinatrice de parcours, un aspect véritablement innovant, souligne Amandine Dubois-Fleury, chargée de mission prévention et santé au travail à Chorum initiatives pour le développement de l'économie sociale (Cides). Nous voulions mettre en avant l'investissement de l'équipe pour pérenniser ces postes auprès des financeurs et faire connaître cette action emblématique dans le secteur de l'économie sociale et solidaire." La Carsat Nord-Picardie a participé au financement de la formation mise en place en 2016, de l'aide technique et de l'animation de la démarche prévention. Pour le reste, Aid'Aisne s'appuie sur le conseil départemental, répond à des appels à projets et utilise ses fonds propres.

En janvier dernier, l'association a mis en place sa première équipe autonome sous l'égide de Déborah Ludmann, responsable de secteur. Pour cet essai, le choix s'est porté sur le quartier Europe de Saint-Quentin, qui connaissait un fort absentéisme. "Avec l'équipe autonome, le planning n'est plus imposé par la responsable du secteur, mais établi par les intervenantes elles-mêmes, explique-t-elle. A huit, elles doivent prendre en compte les souhaits des unes et des autres. Pour cela, elles ont dû apprendre à se connaître, à communiquer entre elles - une formation les y a aidées -, à se faire confiance aussi Désormais, une absence est gérée par les salariées concernées, et non plus par la responsable de secteur.

"Plus sereines"

Cette responsabilité nouvelle permet une meilleure conciliation des vies professionnelle et personnelle. "Ce fonctionnement a créé un esprit d'équipe qui n'existait pas avant, note Déborah Ludmann. Elles ne se critiquent plus mutuellement auprès des bénéficiaires et se soutiennent. Elles sont beaucoup plus sereines dans leur tournée, car elles savent qu'en cas de problème une collègue pourra facilement les seconder. Hormis un arrêt maladie non lié à l'activité, il n'y a eu aucun absentéisme depuis le 1er janvier."

Aid'Aisne souhaite étendre le fonctionnement en équipes autonomes, avec formations complémentaires et valorisation des compétences, à tout son personnel d'ici 2021 et, au-delà, poursuivre vers un modèle d'entreprise libérée avec un management participatif. "Entre les exercices 2017 et 2018, nous avons enregistré le même nombre d'accidents du travail avec 90 salariés de plus, ce qui est très encourageant, se félicite Dominique Villa. En 2019, nous devrions avoir de meilleurs résultats sur la fidélisation du personnel. Dans un secteur qui a de plus en plus de mal à recruter et à conserver ses collaborateurs, je suis persuadé qu'Aid'Aisne est en capacité de relever le défi de 2030, avec l'explosion du nombre de personnes à accompagner."