Prévention à l'italienne : la révolution des années 1970

par Pietro Causarano / avril 2010

Négocier les conditions et l'organisation du travail en s'appuyant sur des données validées collectivement : tel était l'objectif du " modèle syndical de prévention " diffusé dans l'Italie des années 1970, après un rodage dans les usines de Turin.

Du point de vue de la prévention et de la gestion de la santé au travail, les années 1970 marquent un tournant décisif pour l'Italie. La rupture de 1969 - connue sous le nom d'" automne chaud " - constitue la plus grande vague de conflits industriels de l'après-guerre, qui déferlera avec une intensité croissante jusqu'au milieu de la décennie suivante. Plusieurs changements vont se concrétiser dans le système des relations collectives, grâce à la puissance acquise par les grandes centrales syndicales.

En premier lieu, la mise en place de " conseils des délégués d'usine " reconfigure la représentation syndicale, qui s'articule désormais autour du " groupe homogène ". Celui-ci se compose des travailleurs, manuels ou non et de divers niveaux hiérarchiques, qui sont impliqués dans une même production au sein d'un même atelier. Forts de la décentralisation de la négociation au niveau de l'entreprise, ces travailleurs s'attachent à contester l'organisation de la production et les conditions de travail (rythmes, horaires...). La question de la santé et de la sécurité est ainsi abordée de façon nouvelle.

Repère

Les analyses et expériences en matière de santé au travail circulent largement en Europe dans les années 1970. Marginale au plan scientifique, l'Italie fait figure d'exemple au plan social. Son " modèle syndical de prévention ", les mots d'ordre, les formes de lutte trouvent un écho particulier en France. En témoignent les conflits des usines Penarroya, Renault, Philips ou Lip, où les jeunes, les femmes, les ouvriers non qualifiés et les immigrés jouent un rôle primordial, à l'instar des " ouvriers-paysans " de l'Italie méridionale venus travailler dans le Nord du pays.

Condition primordiale de la mise en oeuvre de cette stratégie, le " statut des travailleurs ", obtenu en 1970 par la loi 300, instaure un règlement formel de l'espace social et politique de la production selon les principes de la Constitution républicaine de 1948. Dès lors, l'entreprise italienne - du moins la grande entreprise - n'est plus une zone de non-droit. Les droits syndicaux sont établis, notamment en matière de prévention, d'information et de formation.

Par ailleurs, l'action ouvrière et syndicale porte sur la redéfinition des services de prévention et de contrôle, soumis au pouvoir discrétionnaire des employeurs. L'objectif est la constitution d'un service sanitaire public, national mais fonctionnant sur une base régionale, qui coordonnerait la prévention environnementale à l'intérieur comme à l'extérieur de l'entreprise. Cette institutionnalisation sera effective en 1978.

" La santé ne peut être déléguée "

A partir de 1969-1970, les ouvriers en lutte, avant tout ceux des grandes entreprises du Nord spécialisées dans la production de masse (automobile, textile, électroménager, etc.) et ceux des industries du secteur public (chimie et sidérurgie), expé­rimentent un véritable " modèle syndical de prévention ", qui repose sur une procédure de validation par les " groupes homogènes ". Dans le cadre de la procédure, participative et collective, sont utilisés des outils d'analyse scientifique et de proposition organisationnelle (voir encadré).

Des outils affûtés pour évaluer les risques

Le modèle syndical de prévention est construit selon deux priorités : d'une part, la santé et l'environnement de travail doivent faire l'objet d'une approche multifactorielle, non seulement technique, mais aussi organisationnelle et sociale ; d'autre part, un processus de socialisation collective des risques doit être mis en oeuvre à partir de chaque " groupe homogène " de travailleurs, afin de conduire à une négociation " consciente " sur l'organisation du travail.

La première phase de l'analyse est centrée sur l'observation spontanée des facteurs de risque et de nocivité. Quatre types de facteurs sont recensés : environnementaux, physiques et chimiques, ergonomiques, psychologiques et sociaux. Dans une seconde phase, une enquête par questionnaire est réalisée.

Chaque phase est suivie par des assemblées de discussion et d'élaboration. Les données sont ensuite organisées, avec l'aide de spécialistes : au niveau collectif, les expositions sont recensées dans le registre des données biostatistiques et celui des données environnementales ; au niveau individuel, les expositions au poste de travail et les atteintes à la santé sont respectivement inscrites sur le livret de risque et le livret sanitaire. Ces outils permettent une évaluation des risques dynamique, qui entre en jeu lors de la négociation.

C'est à Turin, ville illustrant de façon exemplaire la modernisation de l'Italie depuis l'après-guerre, qu'a été élaboré le modèle syndical de prévention. Découlant de la vocation industrielle liée à l'automobile, un tissu dense d'entreprises s'est développé autour de la capitale piémontaise. Parmi elles, Farmitalia, usine chimique du groupe Montecatini, est le lieu où syndicalistes, ouvriers, délégués et techniciens de la santé expérimentent au milieu des années 1960 une nouvelle approche de la prévention. S'inscrivant dans une perspective de socialisation participative et d'autoéducation de masse, la démarche est sous-tendue par le refus de la " médecine des patrons " et la recherche d'une " validation consensuelle " des travailleurs. Une position résumée par un slogan : " La santé ne peut pas être déléguée ". Les travailleurs proclament également que " la santé ne peut pas être vendue ". En effet, cette expérience contraste fortement avec les pratiques habituelles de monétarisation du risque, sous forme d'indemnités préventives ou de " payes de poste ".

Pendant la deuxième moitié des années 1960, ce modèle expérimental commence à être diffusé à Turin, jusqu'au centre productif de Fiat. Au niveau national, la Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL) organise une grande enquête sur la silicose, où la nouvelle approche entre en interaction avec l'évolution disciplinaire de la médecine du travail et les mouvements étudiants de 1967-1968.

La déflagration sociale de 1969 trouve ainsi à disposition une expé­rience qui répond aux attentes de renouvellement et de participation exprimées par les jeunes générations ouvrières. Dès 1970, à Turin, Gênes et Milan, des collectifs ouvriers ouverts aux étudiants et aux techniciens " amis " s'efforcent d'appliquer le modèle syndical de prévention lors de négociations d'entreprise sur l'organisation du travail. Au cours des deux années suivantes, les premières conventions d'usine et d'atelier sont signées. Elles prévoient des changements substantiels pour réduire les risques soit environnementaux, soit liés aux rythmes et aux procédures de production. Avant même les grandes conventions collectives industrielles de 1973-1974, les conseils des délégués d'usine, surtout dans les grandes entreprises, se dotent de commissions sur l'environnement de travail, qui joueront un rôle décisif dans les modifications apportées à l'organisation du travail.

Succès limité dans les PME

Le modèle syndical de prévention s'avère efficace dans les grandes entreprises de l'industrie lourde publique et privée, du moins jusqu'au moment où la crise économique et les transformations organisationnelles affaibliront définitivement le mouvement syndical. Les innovations technologiques modifiant l'organisation du travail sont la conséquence directe de l'action syndicale fondée sur ce modèle. Tel est le cas des ateliers de vernissage de la Fiat à Turin, robotisés dès la fin des années 1970, non sans induire une réduction des effectifs.

La situation reste bien différente dans les petites et moyennes entreprises, caractéristiques du Centre et du Nord-Est du pays. Peinant à structurer sur le plan territorial le modèle syndical de prévention, le mouvement syndical est contraint de déléguer son action aux autorités locales, puis au Service sanitaire national.

Quoi qu'il en soit, à partir des années 1980, les directions exercent un chantage mettant en concurrence amélioration des conditions du travail et maintien de l'emploi, au point de mettre en échec le modèle syndical. Dès lors, la fonction publique de prévention se trouve elle-même affaiblie, faute d'interlocuteurs dynamiques du côté syndical et ouvrier.

En savoir plus
  • " La construction d'une conscience ouvrière du risque dans l'Italie des années 1960-1970 : luttes sociales, formation syndicale et "150 heures" ", par Pietro Causarano, in Cultures du risque au travail et pratiques de prévention, sous la direction de Catherine Omnès et Laure Pitti, Presses universitaires de Rennes, 2009.

  • " La santé des travailleurs en Italie : acteurs et conflits. Une perspective historique ", par Francesco Carnevale et Pietro Causarano, Revue française des affaires sociales nos 2-3, avril-septembre 2008.