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Les protections individuelles à l'épreuve des pesticides

par Catherine Laurent directrice de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) Alain Garrigou professeur d'ergonomie à l'université de Bordeaux / octobre 2018

Les autorisations de mise sur le marché de pesticides dangereux reposent en partie sur l'idée que les travailleurs de l'agriculture porteront des équipements de protection individuelle performants et fiables. Une hypothèse qui est loin d'être vérifiée.

Le port d'équipements de protection individuelle (EPI) en agriculture, face aux expositions aux pesticides1 , soulève deux séries de problèmes : d'une part, l'efficacité de ces moyens de prévention ; d'autre part, la prise en compte de cette efficacité dans le processus d'homologation des produits phytosanitaires. En effet, les EPI sont l'une des clés de voûte de la délivrance de l'autorisation de mise sur le marché (AMM, voir encadré page 45) desdits produits. Pour un très grand nombre d'entre eux, les plus dangereux, l'AMM est accordée uniquement parce qu'on fait l'hypothèse que les personnes potentiellement exposées porteront en toutes circonstances des EPI efficaces, qui réduiront les expositions dans les proportions prévues par la réglementation. Sans cela, le bilan de l'évaluation des risques serait défavorable et le produit ne pourrait être commercialisé. Or de nombreux éléments infirment cette conviction. Il s'agit donc ici d'examiner plusieurs points importants relatifs à la pertinence des EPI, à la fois comme moyen de protection et comme élément central de la délivrance des AMM. Et, au passage, de tordre le cou à quelques idées reçues.

Tout d'abord, contrairement à ce qu'on pourrait espérer, le port d'EPI recommandés (masques, gants, combinaisons) ne protège pas forcément à 100 % des expositions aux pesticides. Ainsi, pour les combinaisons, la réglementation elle-même repose dans de nombreux cas sur une hypothèse d'efficacité de protection de 90 % à 95 %. Rappelons également qu'il n'existe pas d'EPI "universel", qui serait valable pour tous les types de pesticides. En effet, l'efficacité d'une combinaison ou d'une paire de gants dépend de la réaction spécifique entre le matériau qui les compose et la nature du produit concerné, la substance active, mais aussi les adjuvants et excipients.

Par ailleurs, les données sur l'efficacité des EPI qui sont utilisées dans la procédure d'AMM ne correspondent pas aux expositions en situation réelle de travail. Provenant d'un nombre limité d'études de terrain, elles résultent principalement de recherches conduites avec des modes opératoires contrôlés, qui peuvent s'éloigner grandement des situations d'exercice de l'activité dans les exploitations agricoles. Ajoutons que peu de ces données sont accessibles et publiées dans des revues scientifiques, condition pour que leur validité puisse être contrôlée et discutée. Et parmi celles qui le sont, beaucoup datent des années 1990.

 

D'abord éviter les risques

Après la mise sur le marché d'un pesticide, des études de terrain complémentaires sont parfois entreprises afin de vérifier, pour la variété des situations réelles d'usage, la validité des estimations d'exposition issues des modèles de simulation qui ont été adoptées pour décider de l'AMM. Ces travaux sont le fait de différents acteurs, chercheurs ou bien fabricants d'EPI. Là encore, une partie des résultats utilisés n'est pas publiée et reste peu accessible. Lorsque des études indépendantes sont conduites par des chercheurs, celles-ci ne sont pas exploitées systématiquement pour discuter des écarts identifiés par rapport aux estimations évoquées ci-dessus, voire pour remettre en cause l'AMM.

Les EPI ne sont pas la seule manière de protéger des expositions aux pesticides : il existe d'autres mesures de prévention. Or, dans la procédure d'AMM, la priorité est donnée à ces équipements comme moyen de protection. Ce qui pose problème. La réflexion sur la réduction des expositions aux pesticides exige en effet de considérer l'ensemble des actions de prévention possibles. La réglementation européenne (directive 89/391/CEE du 12 juin 1989) comme la législation française (art. L. 4121-2 du Code du travail) listent selon la même hiérarchie les principes généraux pour structurer la prévention : chercher d'abord à éviter les risques, puis prendre des mesures de protection collective, avant d'envisager une protection individuelle.

Ces principes internationalement admis paraissent pertinents pour organiser la réflexion sur la délivrance des AMM. En priorité, donc, la nécessité d'éviter les risques passe par une suppression du danger à la source, c'est-à-dire, dans notre cas, par la réduction, voire l'abandon de l'usage de pesticides. La question de la protection n'arrive qu'en deuxième position et priorise explicitement les mesures collectives par rapport aux individuelles. Autrement dit, le port des EPI ne doit être considéré qu'en dernier recours. Dans cet esprit, les procédures d'homologation devraient être menées non pas sur la base de l'acceptation d'un risque pour la santé, "corrigé" par le port d'EPI, mais en ayant d'abord fait la preuve qu'il n'existe pas de technologies alternatives permettant d'éviter ce risque. Par exemple, des techniques agronomiques qui dispensent du recours à des herbicides. L'absence de cette étape dans le processus de délivrance des AMM fait ressortir une certaine contradiction entre les principes organisant réglementairement les actions de sécurité et santé au travail et ceux qui sous-tendent l'homologation.

 

Études hétérogènes

L'évaluation des risques conduite dans le cadre de l'autorisation de mise sur le marché repose sur des modèles d'estimation de l'exposition. Les estimations sont mises en regard des doses considérées comme sans risque pour la santé. Quatre questions surgissent immédiatement : quelle est la fiabilité des facteurs de réduction associés au port des EPI dans les modèles utilisés pour évaluer les risques sanitaires dans les dossiers d'AMM ? Comment sont actualisées les données sur la protection accordée par les EPI ? Les qualités de protection de ces équipements sont-elles toujours meilleures que les valeurs théoriques retenues pour délivrer les AMM ? Peuvent-ils vraiment être portés en toutes circonstances par les personnes qui devraient être protégées ?

L'analyse de la littérature scientifique portant sur l'efficacité des EPI en situation réelle nécessite de distinguer les études qui sont réalisées en contrôlant les pratiques de celles où l'observateur n'intervient pas. Dans les études avec pratiques contrôlées, les chercheurs imposent un type d'EPI, vérifient les conditions de son utilisation et prescrivent des conditions de réalisation de l'activité. Globalement, les résultats de ces travaux montrent que l'efficacité des EPI, en particulier des combinaisons, correspond aux valeurs de protection adoptées pour paramétrer les différents modèles d'exposition utilisés lors du processus d'homologation. De rares études pointent des difficultés dans la mise en oeuvre de leur protocole, avec parfois le refus de certains travailleurs de porter les équipements proposés, surtout dans des conditions climatiques de chaleur et d'humidité élevées.

 

Repère: Un collectif d'expertise

Les éléments présentés ici sont principalement issus d'un rapport d'expertise collective de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) intitulé Expositions professionnelles aux pesticides en agriculture (C. Laurent, I. Baldi, G. Bernadac, A. Berthet, C. Colossio, A. Garrigou, S. Grimbuhler, Guichard, N. Jas, J.-N. Jouzel, P. Lebailly, G. Milhaud, O. Samuel, J. Spinosi, P. Wavresky, coord. O. Yamada). Ils s'appuient aussi sur les discussions ayant suivi sa publication en juillet 2016, notamment lors d'une journée de restitution réunissant syndicats, associations, chercheurs et services de l'Etat. Le rapport est disponible sur le site www.anses.fr

A contrario, des études sont conduites lors desquelles les chercheurs observent, sans intervenir, les conditions de l'activité et du port des EPI. Ces études sont hétérogènes du point de vue de la méthodologie, des conditions de l'activité agricole, de la nature des EPI... Les résultats de certaines recherches font ainsi ressortir des niveaux de protection associés aux EPI assez proches des données des modèles de simulation. En revanche, d'autres mettent en évidence des niveaux d'exposition élevés, voire plus élevés que ce qui a été prédit par les mêmes modèles. Cette hétérogénéité résulte de la diversité des situations d'activité et de la multiplicité des formules des produits utilisés. Elle tient aussi au fait, énoncé plus haut, qu'il n'y a pas d'EPI miracle, par exemple une combinaison qui protégerait a priori de n'importe quel produit. Postuler le contraire serait dangereux. Ainsi, une étude a montré qu'à situation égale, des personnes ne portant pas de combinaison apparaissaient beaucoup moins contaminées que celles qui en étaient équipées. Dans ce cas, l'EPI était perméable au produit utilisé, qui s'accumulait à l'intérieur et se trouvait alors en contact direct avec le travailleur. De tels constats invitent à un contrôle méthodique, dans les exploitations, de la protection qu'apportent les EPI effectivement portés, pour toute la variété des produits utilisés.

 

Des équipements non disponibles ou trop chers

Enfin, de nombreuses études indiquent qu'un nombre élevé de travailleurs de l'agriculture ne portent pas les EPI recommandés. Et ce, pour diverses raisons. Parce que ces équipements ne sont pas disponibles ou trop chers, notamment pour les travailleurs précaires, qui ont du mal à y accéder. Parce que les opérateurs n'ont pas été informés de la nécessité de leur port ou formés à leur utilisation. Ou encore parce que le port d'une combinaison engendre une forme de pénibilité qui s'explique, entre autres, par la perturbation du processus physiologique de thermorégulation. Cela peut se traduire par un surcoût cardiaque qui accroît la pénibilité inhérente à l'activité physique, déjà conséquente dans des conditions thermiques défavorables.

La pertinence des procédures qui encadrent la délivrance des AMM suppose donc que les EPI soient utilisables dans la pratique et disponibles sur le marché à un prix abordable pour l'ensemble des exploitations agricoles ; qu'ils soient efficaces pour éviter le passage des substances, mais aussi des mélanges de substances, au travers des matériaux qui les composent ; enfin, qu'ils soient effectivement portés par tous les travailleurs de l'agriculture selon les modalités prescrites, en dépit de la pénibilité qu'ils peuvent engendrer. Or, même si le nombre d'études portant sur l'efficacité des EPI pour se protéger des pesticides en situation réelle et non contrôlée est faible, d'ores et déjà, les informations disponibles font douter de la possibilité de remplir simultanément toutes ces conditions.

Les prescriptions de port d'EPI associées aux produits peuvent être difficiles, voire impossibles à mettre en oeuvre dans la pratique. De facto, les observations de terrain convergent : elles relèvent toutes des écarts importants par rapport à ces prescriptions. A cela s'ajoute la question de l'efficacité des protections apportées par les EPI en situation réelle, qui ne va pas de soi. Il est indispensable de vérifier que les équipements auxquels font référence les procédures d'AMM existent réellement. Et, si tel est le cas, il faut s'assurer que des études indépendantes, menées à la fois en laboratoire et en situation réelle, ont permis de tester leur résistance aux phénomènes de perméation et de pénétration. Dans l'immédiat, les données actualisées manquent.

Il est donc impératif de tenir pleinement compte des difficultés rencontrées sur le terrain pour que le niveau de protection procuré par les EPI ne soit pas surestimé dans les procédures de délivrance des AMM, comme dans les interventions de prévention.

 

Quelle protection contre les faibles doses ?

Par ailleurs, plusieurs phénomènes font l'objet de préoccupations grandissantes. Il en est ainsi des effets générés par des expositions combinées à divers produits. En raison de la rémanence des produits sur le végétal comme sur le matériel ou les EPI, les travailleurs ne sont pas seulement exposés à la substance utilisée le jour du traitement, mais bien à l'ensemble des produits employés dans différentes activités et qui ont pu s'accumuler sur plusieurs supports. Ce constat vient questionner les procédures de test des qualités des EPI, qui abordent les risques produit par produit.

 

La procédure d'autorisation de mise sur le marché

L'autorisation de mise sur le marché (AMM) d'un produit phytopharmaceutique est délivrée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), qui en instruit la demande. Cette dernière doit s'accompagner d'une évaluation, par le fabricant, des risques encourus par les personnes travaillant dans une exploitation agricole, selon différents scénarios d'exposition. Cette évaluation repose notamment sur des modèles mathématiques simulant les expositions. Les données empiriques calibrant ces modèles sont issues d'études principalement produites par l'industrie. En principe, ces dernières doivent être représentatives des diverses situations de production, sur la base des tâches et du type de culture ; dans la pratique, un nombre limité d'entre elles est retenu.

Pour évaluer les risques sanitaires, les niveaux d'exposition estimés sont comparés à des valeurs de référence toxicologiques, telles que le niveau d'exposition acceptable pour l'opérateur, en anglais acceptable operator exposure level (AOEL). Celui-ci correspond à la quantité maximale de substance active à laquelle une personne peut être exposée quotidiennement sans effet dangereux pour sa santé. Il est calculé en divisant par un facteur d'incertitude (habituellement de 100) la dose sans effet nocif observable chez l'animal.

Lorsque la valeur de la dose d'exposition estimée à partir des modèles est supérieure à l'AOEL, elle peut être réduite en conditionnant l'usage du produit au port d'un équipement de protection individuelle (EPI). Le facteur de protection attribué au port d'un EPI diffère selon le type d'équipement et la partie du corps concernée. Il peut aussi varier selon les données d'observations disponibles. Lorsque ces données sont jugées insuffisantes, l'Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa), en charge de l'homologation des produits phytopharmaceutiques, recommande d'utiliser les valeurs par défaut qu'elle propose dans un document-guide1 . Par exemple, il est préconisé de partir de l'hypothèse que les combinaisons de protection laissent pénétrer au maximum 5 % à 10 % du produit auquel les utilisateurs sont exposés. Cela revient à considérer que ces équipements réduisent entre 90 % et 95 % de la dose d'exposition retenue pour évaluer les risques. Les hypothèses sont du même ordre de grandeur pour les biocides.

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    Voir le volume 7 du rapport de l'Anses Expositions professionnelles aux pesticides en agriculture.

Autre sujet d'inquiétude : l'efficacité réelle des EPI dès lors que les substances actives ont potentiellement des effets à faible dose. En effet, si la réglementation prévoit explicitement, dans de très nombreux cas, que la protection conférée par les EPI est inférieure à 100 %, on sait désormais que les expositions à faible dose ne sont pas synonymes d'innocuité. Cette problématique s'applique en particulier aux produits contenant des perturbateurs endocriniens, dont plusieurs centaines sont utilisées en agriculture.

Au bout du compte, au vu des connaissances scientifiques recueillies depuis de nombreuses années, il est légitime de s'interroger sur la nécessité de réviser la logique de délivrance des AMM, afin de la rendre plus conforme aux principes généraux de prévention en santé et sécurité au travail.

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    Les travailleurs du secteur agricole peuvent être exposés à trois types de substances dangereuses : les produits phytosanitaires (herbicides, fongicides, insecticides utilisés pour les cultures), les biocides (utilisés notamment pour désinfecter et désinsectiser les bâtiments) et certains médicaments vétérinaires d'usage externe.

En savoir plus
  • "Une faille dans l'autorisation des pesticides", Santé & Travail no 75, juillet 2011.

  • "Un rapport explosif sur les expositions aux pesticides", Santé & Travail no 94, avril 2016.

  • "Un rapport sur les pesticides qui met le feu aux poudres", Santé & Travail no 96, octobre 2016.