Quand les allumettières mettent le feu aux poudres

par Catherine Omnès / juillet 2011

Depuis plus d'un demi-siècle, le phosphore blanc leur dévorait le visage. Dans les années 1890, les ouvriers des manufactures d'allumettes réclament et obtiennent son interdiction. Une victoire due en grande partie à la détermination des femmes.

Vers 1830, aux marges de l'industrie naissante, débute la fabrication des allumettes. Elle se définit dès le départ comme une activité paradoxalement à la fois féminine et dangereuse. Féminine, parce que le travail est simple, répétitif, minutieux, mal rémunéré et n'exige aucune qualification, autant de caractéristiques correspondant bien aux représentations sociales du travail féminin. En revanche, par son caractère dangereux, cette activité ne répond pas à l'image d'un travail féminin à l'abri des risques. Les tâches sont alors effectuées dans des locaux en général insalubres, mal ventilés, et les ouvrières, exposées aux émanations et aux éclaboussures de phosphore blanc, sont massivement victimes de deux pathologies phosphoriques souvent mortifères. L'une est le phosphorisme chronique, qui est une déminéralisation entraînant fractures, paralysies, anémies, avortements et forte mortalité infantile. L'autre, plus répandue et plus impressionnante, est la nécrose de la mâchoire (voir " Repère "). Elle fait des ravages : " On y passe presque toutes à la longue ", constate une allumettière.

Repère

L'ostéonécrose de la mâchoire, provoquée par une intoxication au phosphore, commence par un mal de dents. L'infection gagne les gencives, puis les dents se déchaussent et tombent, la mâchoire se désagrège et dégage une odeur pestilentielle. L'ablation du maxillaire est alors nécessaire et la victime en ressort défigurée. Cette pathologie est prise en charge au titre de maladie professionnelle depuis 1931, date de création du tableau n° 5.

De tels dangers sanitaires attirent très vite l'attention des scientifiques. Au milieu du XIXe siècle, les maux liés à l'usage du phosphore blanc sont connus dans les milieux médicaux, nationaux et internationaux. La Suède introduit, dès 1844, les allumettes dites " de sécurité ", pour lesquelles est employé le phosphore rouge, moins nocif. En 1872, la Finlande est le premier pays à interdire le phosphore blanc. Les maladies que provoque celui-ci sont donc identifiées, un produit de substitution existe, mais le chemin est long de la connaissance à la reconnaissance : ce n'est qu'en 1898 que l'usage du phosphore blanc est prohibé dans la fabrication des allumettes en France.

Harcèlement, dérision et manière forte

Cette victoire doit beaucoup aux allumettières qui, pendant six ans, ont fait de l'interdiction de ce poison l'objectif de leurs luttes. La contestation émerge au début des années 1890 dans un contexte radicalement renouvelé par rapport aux années 1830. Les manufactures d'allumettes relèvent désormais d'un monopole d'Etat en régie directe, après avoir été affermé de 1872 à 1890. L'Etat employeur se doit d'être un modèle de modernité, d'efficacité et de progrès social. Les manufactures ont été restructurées, le travail réorganisé, mécanisé et mieux rémunéré, avec des écarts de salaires entre hommes et femmes plus faibles que dans la plupart des secteurs. La main-d'oeuvre ne se recrute plus dans les franges les plus misérables de la société ; elle est sélectionnée sur des critères d'hygiène, moraux et professionnels.

La sécurité d'emploi et la situation relativement " privilégiée " dont ces travailleurs disposent ne les détournent pas d'un engagement syndical, bien au contraire. Les allumettières constituent la grosse majorité des membres de la Fédération nationale des ouvriers et des ouvrières des manufactures d'allumettes d'Etat, créée en 1892. Les délégués aux congrès de 1892, 1894 et 1896 étant exclusivement masculins, le terrain d'action privilégié des femmes est local, au niveau de la manufacture et de la chambre syndicale. Elles font de la santé au travail une priorité, mais celle-ci n'est pas relayée : les congrès s'intéressent davantage à la protection de la mère et de l'enfant (crèches) qu'à la santé de l'ouvrière, davantage aux mesures financières de réparation et au paiement des congés maladie qu'à la prévention.

En 1893, les allumettières se placent en effet résolument sur le terrain sanitaire et mettent au premier plan de leurs revendications la suppression du phosphore blanc, sans pour autant négliger l'indemnisation. La grève dure du 19 au 29 mars. Particulièrement actives, les femmes participent avec les hommes au blocage des entrées, utilisant contre les briseurs de grève les pratiques très féminines du harcèlement et de la dérision, mais aussi la manière forte. Six hommes se plaignent ainsi au préfet de Maine-et-Loire d'avoir été pris à partie par des femmes grévistes alors qu'ils entraient dans l'usine de Trélazé ; l'un d'eux aurait été " enlevé d'assaut par une vingtaine de femmes qui le conduisirent en le harcelant à une distance d'environ 600 mètres en lui enjoignant de rebrousser chemin, ce qu'il fit en protestant contre la violation de la liberté de travail ". La grève se termine sur des promesses d'augmentation de l'indemnisation, mais les travailleurs ont la certitude que le ministère des Finances, autorité de tutelle, négociera au prochain conflit.

La lutte se poursuit en mars 1895. Cette fois, la grève durera plusieurs semaines. L'interdiction du phosphore blanc figure de nouveau en tête des revendications, au côté des revalorisations salariales. Les femmes sont plus que jamais au coeur du mouvement, auquel elles impriment une atmosphère festive. A Pantin et à Aubervilliers, elles mobilisent l'ensemble du quartier pour soutenir les grévistes et venir en aide aux victimes de la nécrose ; elles éveillent la compassion par leurs témoignages et l'exhibition de leurs mutilations, en ne manquant pas de souligner les répercussions de la maladie sur leur progéniture. Tout en faisant entendre leur voix, les femmes sont mises au centre des discours de leur fédération syndicale et des forces politiques pour capter l'opinion publique et susciter l'indignation ou le remords.

Un tiers du personnel en congé maladie

Le 30 mai, le travail reprend. Des avantages immédiats sont accordés en faveur des travailleurs atteints de nécrose, tels que le paiement des congés maladie et la distribution quotidienne d'un litre de lait. Mais surtout, les allumettiers et allumettières sont passés par-dessus les directions de leurs établissements, généralement moins conciliantes que leur autorité de tutelle, et ont ainsi obtenu du ministère des Finances la promesse d'une interdiction du phosphore blanc. Après avoir renoncé à acheter le brevet américain, jugé trop onéreux, d'une machine limitant au maximum le contact avec le phosphore, le ministère charge des chimistes de trouver une solution alternative pour la fabrication des allumettes de ménage. A défaut, il prendrait le parti de généraliser les allumettes au phosphore rouge, produites depuis peu en France.

En attendant, dans les manufactures, la pression sur les directions est maintenue et prend différentes formes, telles que l'absentéisme répété. Les congés maladie indemnisés deviennent de plus en plus nombreux, au point qu'en octobre 1896, à Pantin et Aubervilliers, un tiers du personnel est absent. Les directions en viennent à préférer la prohibition du phosphore blanc et son remplacement par le phosphore rouge, plutôt que de voir perdurer cette situation chaotique et coûteuse. En 1898, la décision est prise : le gouvernement prononce l'interdiction tant espérée.

Au-delà de cette disposition nationale, le combat des allumettières acquiert une légitimité et une dimension internationales quand, en 1906, la France et six autres Etats ratifient la convention internationale d'hygiène industrielle prohibant l'usage du phosphore blanc. C'est la première grande victoire de l'Association internationale pour la protection légale des travailleurs (AIPLT).

En savoir plus
  • " Les ouvrières d'Etat (Tabacs-Allumettes) dans les dernières années du XIXe siècle ", par M.-H. Zylberberg-Hocquard, Le Mouvement social n° 105, octobre-décembre 1978.

  • " Ouvrières et maladies professionnelles sous la Troisième République : la victoire des allumettiers français sur la nécrose phosphorée de la mâchoire ", par B. Gordon, Le Mouvement social n° 164, juillet-sept. 1993.

  • " Omniprésentes et invisibles, l'importance des luttes des femmes pour leur santé au travail ", par Laurent Vogel, Histoire et Sociétés n° 23, septembre 2007.