Quand les journalistes travaillent à la chaîne

par Eric Berger / avril 2013

Production en équipes alternées, de nuit, le week-end, surcharge de travail, stress... Sur les chaînes d'information en continu, les conditions de travail des journalistes ne sont pas sans rappeler celles de l'industrie, avec de vrais risques pour leur santé.

Arrestation de Dominique Strauss-Kahn, tsunami au Japon, décès de Michael Jackson... Les journalistes des chaînes d'information en continu sont généralement les premiers sur le coup. Leur très grande rapidité à couvrir l'événement en organisant en urgence un duplex est devenue la marque de fabrique de ces télévisions. Depuis la création de CNN en 1980 aux Etats-Unis, les chaînes d'information non-stop se sont imposées dans le paysage audiovisuel français. TF1 a créé LCI, puis sont venues i>Télé (Canal+), BFM TV et BFM Business (NextRadio TV), France 24 (Audiovisuel extérieur de la France) et plus récemment L'Equipe 21 (groupe L'Equipe), entièrement dédiée au sport. Pour ces chaînes, c'est l'actualité qui commande. En voulant traiter l'information en temps réel, toute la journée et une bonne partie de la nuit, elles ont chamboulé non seulement l'information télévisée, mais aussi les conditions de travail des journalistes.

Ainsi, à France 24, une expertise réalisée en 2011 par le cabinet d'ergonomes Indigo pour le compte du CHSCT fait état "d'une organisation du travail et d'un temps de travail qui portent atteinte à la santé physique et mentale des salariés, particulièrement à la direction de l'information". Stress, fatigue, mal de dos, problèmes de digestion, troubles du sommeil, désynchronisation entre vies professionnelle, familiale et sociale... Les conséquences sur la santé sont nombreuses. Les auteurs du rapport pointent même l'idée d'une "sélection par les conditions de travail", où seuls les salariés qui parviennent à supporter les contraintes imposées restent dans l'entreprise. Un constat que ne renie pas ce journaliste de BFM TV : "Dans le bureau de Marseille, récemment créé, notre collègue a craqué pour cause d'épuisement professionnel et a été amené à quitter la chaîne." Il est aussi à noter que tous les journalistes ou représentants du personnel rencontrés pour notre enquête ont souhaité s'exprimer sous couvert d'anonymat... par crainte de représailles.

Travail posté

Afin d'informer le téléspectateur en continu, ces chaînes de télévision doivent adopter une organisation quasi industrielle. "La lumière ne s'éteint jamais", précise Marie Mottet, la directrice des ressources humaines d'i>Télé. Pour fabriquer les éditions dès le démarrage de l'antenne à 6 heures, les premiers salariés arrivent vers 2 heures 30 du matin. Tout au long de la journée, différentes équipes de rédacteurs en chef, chefs d'édition, assistants d'édition et présentateurs se succèdent dans un vaste open space où les postes de travail sont à la disposition de tous. Les derniers repartent entre minuit et 1 heure du matin. Ce cycle se répète tous les jours de l'année, week-ends compris. Pour cela, les chaînes adoptent le travail posté, avec des équipes planifiées pour alimenter les programmes des tranches horaires correspondant aux éditions matinales, de journée et de soirée. Chez i>Télé, le planning compte pas moins de vingt vacations différentes. Plusieurs chaînes figent certains horaires, comme le travail de nuit ou de week-end. D'autres préfèrent organiser des roulements. Quel que soit le mode retenu, cette multiplication des horaires atypiques a des effets sur la santé.

Chez France 24, le rapport d'expertise signale une alerte émise par le médecin du travail concernant "la sursollicitation et les effets du travail décalé sur les fonctions de l'organisme". Pour tenir le coup, le recours aux médicaments est fréquent : "Le taux de consommation d'anxiolytiques, antidépresseurs, somnifères est important, écrivent les auteurs du rapport. Surtout par rapport au jeune âge des salariés de France 24 - 90 % des salariés ont moins de 40 ans et 51 % moins de 30 ans. Ces produits sont "habituellement" pris par des personnes plus âgées." Régulièrement interpellée par les représentants du personnel sur ce problème, la direction a mis en place une formation au sommeil dispensée par un médecin spécialiste, avec des conseils sur la façon de s'alimenter ou encore des petits exercices de respiration. "C'est bien mais pas suffisant, souligne un membre du CHSCT de France 24. Nous venons de démarrer un groupe de travail pour remettre à plat les plannings. Notre objectif, c'est de faire en sorte que la pénibilité soit prise en compte dans l'organisation future."

Urgence permanente

Autre contrainte importante qui pèse sur les conditions de travail : l'exigence de traiter l'information à chaud et d'avoir une antenne ouverte au maximum au direct. Les grilles de programmes de BFM TV et d'i>Télé sont à 80 % en direct. Les journaux se succédant toutes les demi-heures, les chaînes s'efforcent d'actualiser en permanence les sujets pour avoir une antenne perpétuellement rafraîchie. Pour les journalistes, cela se traduit par un travail en temps réel, où l'activité de préparation et celle de direct se confondent. Afin de pouvoir faire face à cette urgence permanente, certains salariés arrivent parfois un peu plus tôt sur le lieu de travail pour commencer à préparer leurs tâches avant d'être pris dans le tourbillon de l'actualité. "Nous devons être attentifs et réactifs en permanence, avec une multiplicité et une simultanéité des tâches, explique une chef d'édition, dont le travail consiste à coordonner le travail des équipes en vue d'une édition du journal. Nous n'avons bien souvent pas le temps de faire une pause et prenons notre repas sur place tout en continuant à travailler."

Il arrive aussi que le chef d'édition travaille sans filet. Présent dans la régie technique où il donne les consignes aux techniciens, il peut découvrir en direct un sujet qui vient de lui parvenir pour le journal en cours. "Nous travaillons toujours dans l'urgence et à la dernière minute, et cela même lorsque les sujets à traiter sont prévisibles, comme le Salon de l'agriculture ou la rentrée scolaire", rapporte un autre journaliste. La pression est encore plus forte dans les situations dites de "breaking news", c'est-à-dire en cas d'événement important, lorsque la direction de l'information décide d'annuler ce qui avait été prévu pour se consacrer entièrement à la nouvelle actualité. Un reporter est expédié sur place et il faut trouver en vitesse des "experts" pour venir commenter l'événement sur le plateau.

"Le problème fondamental de nos chaînes, observe un délégué syndicalc'est qu'elles n'ont pas les moyens de leurs ambitions et tournent avec un nombre insuffisant de salariés." Dans les rédactions, la même formule circule : "Travailler dans une chaîne d'information en continu, c'est comme courir les 24 Heures du Mans avec un vélo." Les représentants du personnel dénoncent le sous-dimensionnement des effectifs. Ces télés, dont la création est relativement récente, ont démarré avec un nombre très réduit de salariés, souvent jeunes, et ont recruté au fil de l'eau. "Pour répondre à cette exigence de flux tendu, il n'y a pas de secret, il faut beaucoup de monde", affirme Olivier Schwarzbard, expert auprès du comité d'entreprise du groupe NextRadio TV. Toutes les chaînes font appel à des pigistes, dont la présence est indispensable. Mais même le renfort de cette main-d'oeuvre flexible ne suffit pas à faire face à l'ensemble des besoins.

Des temps de repos insuffisants

"La plus grande difficulté dans notre mode de fonctionnement, c'est de remédier aux absences pour cause de maladie", confie Bénédicte Lefebvre du Prey, DRH de BFM TV, qui redoute les mois d'hiver et les épidémies de grippe. La moindre absence imprévue d'un salarié suffit pour enrayer la machine. La planification du personnel devient un véritable casse-tête pour les services chargés de cette mission, qui cherchent par tous les moyens possibles à boucher les trous. Au point parfois de remettre en cause les repos, en rappelant des personnes sur leur temps de récupération entre deux vacations. "Lorsque j'ai averti que je ne pouvais pas venir pour cause de maladie, un chargé de planning m'a répondu qu'un mal de dos, ça se préparait", relate un journaliste de France 24.

Les débordements d'horaire et les infractions à la durée du travail sont fréquents. En particulier pour les itinérants, reporters ou journalistes reporters d'images (JRI). Chez i>Télé, par exemple, les JRI en poste en région sont planifiés pour cinq jours de travail et un week-end par mois, ce qui revient souvent à travailler sept jours d'affilée, voire davantage, sans repos hebdomadaire. D'un jour à l'autre, la règle des onze heures de repos quotidien prévues pour les cadres autonomes peut ne pas être respectée. "Dans les situations d'actualité exceptionnelle, où nous n'avons aucune visibilité sur l'évolution et la durée qu'il sera nécessaire de couvrir, les amplitudes peuvent être alors importantes", admet la DRH, Marie Mottet. Les chaînes ont mis en place des mesures de compensation, en octroyant des jours de récupération dont une partie ou la totalité peut être placée sur un compte épargne-temps, mais ce système ne corrige que partiellement les excès. "Nous avons certes obtenu quelques améliorations, mais la réalité du travail fait que nous ne parvenons pas à prendre toutes ces récupérations", note une journaliste de BFM TV.

Un malaise lié au sentiment de travail mal fait
Eric Berger

L'information en flux continu a un impact sur le travail des journalistes, leur métier. Pour rafraîchir en permanence l'antenne, les chaînes ne peuvent fonctionner uniquement avec des reporters ou journalistes reporters d'images (JRI). Elles ont aussi besoin de journalistes sédentaires : les "deskeurs". A partir d'images d'actualité fournies par une banque internationale d'échange ou les agences mondiales de télévision, ces derniers sont chargés de monter sujet sur sujet, en enregistrant leur commentaire et en le mixant avec les images. Planifiés sur différentes vacations, afin d'alimenter toutes les éditions, ces journalistes peuvent passer d'un fait divers à une visite présidentielle ou à un topo sur l'évolution du chômage. Pour rédiger leur commentaire, ils s'appuient généralement sur des dépêches d'agence, un article de presse. "On produit des packages en série comme dans une usine, explique un deskeur de France 24. Ce qui compte, c'est d'aller vite, même si la qualité n'est pas là. Il vaut mieux avoir un package imparfait que rien du tout."

"Cacher la misère"

Entre la pression temporelle, la compétition féroce entre chaînes et l'insuffisance des ressources, les journalistes doivent souvent déroger aux règles de l'art, sans avoir la satisfaction du travail bien fait. Ceux qui cumulent les conditions les plus difficiles acceptent à contrecoeur de revoir leurs exigences à la baisse. "Faire du bon boulot, estime un JRI, c'est parvenir à cacher la misère en produisant un sujet propre avec les moyens dont on dispose." Ces professionnels déplorent également une uniformisation dans le traitement de l'information et une perte de sens de leur travail. BFM TV et i>Télé ont déployé des moyens pour retransmettre en direct l'arrivée de la course du Vendée Globe, mais ont fait le service minimum sur le défilé pour le mariage gay, organisé le même jour. "Avec cette manif, l'actu était riche à Paris, raconte un reporter, alors qu'il ne se passait pas grand-chose de palpitant aux Sables-d'Olonne. Du coup, le journaliste en duplex, qui devait intervenir toutes les demi-heures dans les journaux, a fait le perroquet." Dans cette course à l'échalote, la tentation de sortir une info en exclusivité avant les concurrents prend parfois le pas sur la vérification. En pleine affaire Merah, par exemple, lors de l'intervention du Raid au domicile du tueur, les envoyés spéciaux de BFM TV avaient annoncé l'arrestation de ce dernier. Un couac qui a été vite oublié, car la chaîne a eu, lors de cet événement, sa plus forte audience.

Le stress ponctuel est accepté, voire parfois défendu par ces professionnels, qui trouvent exaltante cette couverture à chaud de l'actualité. "Ce métier, c'est une réelle passion, confie un JRI. Lorsque je suis en repos, il m'arrive parfois d'allumer le poste et de me dire que j'aurais bien aimé couvrir l'actualité." Mais un stress permanent a d'autres conséquences. "Il m'est arrivé aussi plusieurs fois de craquer sans que personne ne le sache ou de revenir, après de longues vacances, avec la boule au ventre", poursuit le même journaliste. Cet état de tension se manifeste aussi par de violentes altercations avec la hiérarchie. "Un rédacteur en chef décide qu'il faut couvrir une actualité même si vous êtes usé parce que vous venez de travailler les six jours précédents. Et il va vous falloir conduire encore pendant deux heures pour aller faire un sujet d'une minute et dix secondes. Alors, dans ce moment, on explose", témoigne un autre JRI.

Accidents de la route

Sur son blog, la CFE-CGC d'i>Télé dénonce le danger qui pèse sur cette catégorie de journalistes : "Certains de nos meilleurs journalistes s'endorment au volant après des journées, des semaines de travail interminables, risquent leur vie pour répondre aux injonctions d'une direction de la rédaction parisienne obnubilée par l'audience, avec l'oeil rivé sur notre première concurrente, BFM TV !" Si un JRI s'est effectivement endormi au volant de son véhicule, un autre a eu, en novembre 2012, un accident qui aurait pu être grave. Après avoir couvert durant plusieurs jours la course du Vendée Globe, ce jeune homme a été aussitôt envoyé sur un autre sujet, le transfert des cendres du général Bigeard au mémorial de Fréjus. Fatigue, pression de la hiérarchie, stress lié à la méconnaissance du sujet... Tout cela a failli être fatal à ce journaliste, qui a eu un malaise alors qu'il roulait pour rejoindre le lieu du reportage. "Cet accident, il l'impute à sa situation de surmenage", indique un membre de la chaîne.

Chez BFM, le décès dans un accident de la circulation d'un directeur de l'information, qui travaillait également pour RMC Sport, a eu l'effet d'un choc. Ce drame est pourtant sans lien apparent avec son travail. "Cela s'est produit le premier soir de ses vacances après un dîner un peu arrosé, raconte un de ses collègues, mais il avait précédemment travaillé vingt-six jours d'affilée pour cause de Jeux olympiques. Est-ce que c'est seulement la fatalité ? Pour beaucoup d'entre nous, le premier jour de nos congés, après une longue période de travail durant laquelle nous avons accumulé fatigue et tension, il nous arrive de tomber malade. Nous constatons aussi des manifestations physiques d'une décompensation, un besoin de relâchement qui peut nous mettre en danger. Alors, après ce décès, on ne peut s'empêcher de penser que nous aurions pu être à sa place."