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Quand l'agroalimentaire s'attaque à la pénibilité

par Corinne Renou-Nativel / janvier 2019

Parce que les entreprises de l'agroalimentaire sont très touchées par la pénibilité, les Aract les aident dans leur démarche de prévention. De façon individuelle, mais aussi collective, grâce à l'Agro Tour, dispositif permettant les échanges d'expériences.

Dans l'usine où vient d'emménager la société ABCD Nutrition à Noyon (Oise), les visiteurs équipés de charlottes, surchaussures et vestes pour des raisons d'hygiène arpentent dans une délicieuse odeur de biscuits et de madeleines ces lieux où ne sont fabriqués que des produits sans gluten. Matériel provenant du précédent site et machines neuves se côtoient dans un espace qui semble surdimensionné. C'est que l'entreprise, forte d'une croissance de son chiffre d'affaires d'environ 20 % par an, devrait continuer à grandir dans les années à venir. Cette évolution a nécessité un recrutement massif, mais sur 100 personnes embauchées au cours des dernières années, 71 sont parties, dont 45 l'année même de leur arrivée (hors intérim et CDD). La société a donc recherché des remèdes au problème.

Cette visite de l'usine d'ABCD Nutrition a lieu dans le cadre de l'Agro Tour, destiné à "renforcer conjointement compétitivité de l'entreprise et qualité de vie au travail des salariés". Lancé en 2015 par l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) Lorraine, ce dispositif a depuis été développé par huit autres régions, dont les Hauts-de-France. Chacune de ses étapes suit un programme similaire : la visite de l'entreprise accueillante ; puis des échanges à propos du sujet du jour, alimentés par les retours d'expérience d'autres entreprises ; enfin, sur ce même sujet, un panorama par des experts des solutions à apporter. La journée organisée à ABCD Nutrition, autour du thème "Des clés pour intégrer durablement vos salariés : recruter, former, fidéliser autrement", offre l'occasion d'aborder les questions de conditions de travail, mais aussi de management et de communication au sein de la structure.

Rendre les emplois plus attractifs

L'Agro Tour s'inscrit dans une démarche plus globale, qui trouve en partie sa source dans une charte nationale de 2009 associant l'Etat, les employeurs de l'agroalimentaire et les syndicats de salariés. "Dans une période de crise financière, l'Etat souhaitait aider les entreprises de l'agroalimentaire, pourvoyeuses de postes, à rendre leurs emplois plus attractifs et à fidéliser leurs personnels, explique Isabelle Burens, chargée de mission partenariats et projets réseau à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Cette charte a été mise en place dans une volonté de sécuriser et de maintenir l'emploi, avec l'amélioration des conditions de travail pour levier." De fait, l'agroalimentaire, un secteur très large qui compte en France environ 80 000 entreprises et 800 000 salariés et regroupe aussi bien des industries que des coopératives et des entreprises artisanales, connaît une forte sinistralité. Ainsi, un quart des troubles musculo-squelettiques (TMS) reconnus en maladies professionnelles concernent ses salariés, selon les chiffres de la Sécurité sociale.

A la charte de 2009 s'est ajouté un contrat de filière, signé en juin 2013, qui intégre un volet emploi mentionnant la qualité de vie au travail comme un élément à prendre en charge. Quatre thématiques sur lesquelles engager des actions ont émergé des discussions entre partenaires sociaux : l'environnement physique de travail, avec la prise en compte des nuisances sonores et thermiques, du travail en milieu humide, de la manutention, des gestes répétitifs et des postures ; le dialogue professionnel et social dans l'entreprise ; la conception des systèmes de travail ; enfin, l'enseignement et la formation. "Une dynamique nationale accompagnée par les Aract s'est mise en place dès 2014 en s'inscrivant dans ces quatre thèmes", déclare Isabelle Burens. Chaque Aract construit son projet de façon autonome avec les partenaires sociaux, puis fait un retour au niveau national, notamment pour une meilleure mutualisation des initiatives, par exemple sous forme de guide. Quelque 150 entreprises par an sont concernées par le dispositif dans 13 régions. "Nous comptons, pour prendre le relais, sur les acteurs de la prévention que nous formons, indique Isabelle Burens. Notre objectif est que, dans toutes les entreprises, la qualité de vie au travail soit un enjeu stratégique, au même plan que les enjeux de rentabilité ou de qualité."

Enclencher une dynamique de prévention

Pour chaque étape de l'Agro Tour, un thème est choisi avec soin. "Nous passons par les problématiques et les préoccupations des entreprises, expose Isabelle Burens. Plutôt que de parler de mise en place d'une démarche de qualité de vie au travail ou de réduction de la sinistralité, on évoquera la conduite des projets de transformation ou le développement des compétences avec une approche constructive, afin de donner envie d'enclencher une dynamique de préservation de la santé." Les entreprises peuvent également bénéficier d'un accompagnement individuel ou collectif. Mais il s'avère parfois difficile d'atteindre celles qui n'ont pas connaissance de ces dispositifs ni des enjeux. "Il faut parvenir à les intéresser, alors qu'elles n'ont pas toujours de temps à consacrer à cela, note Isabelle Burens. Dans l'agroalimentaire, des pics d'activité saisonniers rendent peu aisée la poursuite du projet. C'est pourquoi nous essayons d'adopter des démarches peu chronophages."

Les motivations et les chemins empruntés pour se rapprocher de l'Aract diffèrent d'une entreprise à l'autre. PDG de la Pâtisserie Baillon, à Brioux-sur-Boutonne (Deux-Sèvres), Bruno Herbout a été sensibilisé aux conditions de travail de ses collaborateurs au cours d'une carrière riche et variée, de la navigation sur des bateaux de commerce à des postes dans de grands groupes. En 2011, il reprend cette PME, qui passe rapidement de 11 à 23 salariés. Lors d'une procédure de certification exigée par la grande distribution, il apprend que l'Aract peut lui apporter un accompagnement et une aide financière pour un investissement destiné à diminuer la pénibilité. "Nous avons étudié ensemble des solutions, puis j'ai acheté du matériel, comme une banderoleuse qui permet de filmer les palettes sans que les salariées soient obligées de se baisser, un tire-palette réglable en hauteur et une machine qui forme les cartons automatiquement. Quand on dit au banquier qu'on a une subvention de l'Aract, ça va mieux. C'est une politique des petits pas pour améliorer les conditions de travail, dans laquelle tout le monde se trouve gagnant et que l'on poursuit."

Une solution "efficace et mobile"

Comme Bruno Herbout, Manuel Huchin, gérant de CGF Charcuterie, à Calais (Pas-de-Calais), se préoccupait depuis longtemps des conditions de travail : "C'est dans l'ADN de l'entreprise, fondée en 1982 par les pères des trois dirigeants actuels. La qualité de vie au travail tient une place aussi importante que la qualité du produit." Pour autant, les salariés n'étaient pas exempts d'une pénibilité caractérisée par des gestes répétitifs, le port de charges lourdes, un travail dans une atmosphère humide, à des températures de moins de dix degrés. Ce souci ancien pour les conditions de travail a été formalisé en 2012 par une première action menée avec l'Aract, qui a proposé un accompagnement par une ergonome mandatée et la médecine du travail, afin d'identifier la source des TMS aux tables de découpe. "Issue d'une réflexion commune, une solution simple a été trouvée, raconte Manuel Huchin. Nous avons investi dans un transpalette électrique haute levée, qui évite aux salariés de se pencher sur les palettes et d'avoir à tirer sur la table, de toutes leurs forces, des caisses de 25 kilos. Et en étudiant ce problème, on a pu en résoudre d'autres ailleurs, grâce à cette solution efficace et mobile. Le regard extérieur d'organismes comme l'Aract nous permet de prendre du recul sur nos contraintes et de trouver des moyens pour améliorer les conditions de travail."

En 2014, un deuxième projet, à l'initiative de l'Aract, conduit à l'achat d'une operculeuse, qui divise par cinq le nombre de gestes. "Les salariés sont moins stressés, les corps sont moins sollicités et la productivité augmente, constate Manuel Huchin. Désormais, les employés suggèrent des améliorations, que nous mettons en oeuvre la plupart du temps." Portée par cette dynamique, l'entreprise a mis en place la rotation des postes pour répondre à la demande d'un cuiseur qui se trouvait isolé. Chaque personne de l'atelier maîtrise deux ou trois postes et en change chaque semaine, avec des conséquences positives sur la répétitivité des gestes, l'ambiance de travail, l'organisation lors de congés et même la qualité des produits. L'entreprise, qui a accueilli une étape de l'Agro Tour, se prépare à l'ouverture d'une nouvelle usine en 2020, en étudiant avec ses équipes et des spécialistes tout ce qui pourrait assurer de meilleures conditions de travail.

Pour T&B Vergers, à Saulty (Pas-de-Calais), société de production et de conditionnement de pommes et poires employant actuellement une quarantaine personnes, c'est le médecin du travail qui, en 2012, a aiguillé vers l'Aract le directeur général, David Varras. Cette entreprise cumulait "un taux d'absentéisme à 17 %, des accidents entraînant en moyenne chaque année deux arrêts maladie de six mois à plus de deux ans, des incapacités suivies d'un reclassement dans l'entreprise ; il fallait donc trouver des solutions pour enrayer ces chiffres catastrophiques et éviter ce mal-être physique", témoigne le dirigeant, qui a repris en 2008 l'entreprise de son père. "A mon arrivée, poursuit-il, le chiffre d'affaires a doublé en une année, de même que les équipes, qui comprenaient des saisonniers pas forcément accompagnés ni formés. Des accidents survenaient pendant les périodes de suractivité."

Forte baisse de l'absentéisme

L'Aract a alors accompagné l'entreprise pour l'agrandissement du bâtiment, et 70 % des collaborateurs ont participé à la réflexion, sur la base du volontariat. Elle a pris en charge financièrement l'étude, par un ergonome, d'un projet visant à améliorer les flux de circulation et la chaîne de production. "Nous savions que nous n'étions pas bons sur la pénibilité, mais sans savoir précisément pourquoi, relate David Varras. L'ergonome nous a démontré que les collaborateurs étaient trop sollicités par des gestes répétitifs, qui plus est à une température de 10 degrés." Dans la foulée, T&B Vergers a investi dans des machines plus adaptées à la manutention, notamment pour la palettisation. Une rotation des postes toutes les heures a également été organisée, ainsi que des ateliers autour de la qualité de vie au travail. "Le taux d'absentéisme a été divisé par dix en trois ans, se félicite David Varras, dont la société a participé à une étape de l'Agro Tour. En 2016 et 2017, nous n'avons eu aucun arrêt de travail lié à des TMS. L'entreprise a gagné en productivité, et l'organisation en souplesse. Nous allons transformer à nouveau le bâtiment pour le rendre plus sécurisé. La réflexion conduite avec l'Aract a suscité un dialogue entre les différentes parties au sein de l'entreprise et nous a conduits à remettre l'homme au coeur de nos décisions."