Quand les ouvrières dénonçaient leurs conditions de travail

par Fanny Gallot maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris-Est Créteil Val-de-Marne / janvier 2016

Elles travaillaient chez Chantelle, Moulinex, Thomson... Dans les années 1970, ces ouvrières ont placé au coeur de leurs revendications les conditions de travail et leurs effets sur la santé, jusqu'alors relégués au second plan par les syndicats

Dans les années 1970, à la faveur de leurs luttes, les ouvrières sont parvenues à mettre la question des conditions de travail au centre des revendications, jusque-là peu relayées par les organisations syndicales. Quelles sont ces conditions de travail qui les minaient au quotidien ? Comment s'y prenaient-elles pour tenir ? Chantelle, Moulinex, Amisol, Thomson, Sonolor, Playtex... les cas de ces usines, qui pour la plupart ont aujourd'hui fermé, apportent des réponses.

Poussière, manque d'aération, conditions thermiques épouvantables, bruit : au sein des ateliers, les nuisances sont alors multiples. Dans une enquête réalisée en 1974 par Antoinette, le magazine féminin de la CGT, il ressort ainsi que 75,6 % des ouvrières travaillent dans le bruit et que plus de la moitié d'entre elles "souffrent d'une atmosphère empoussiérée, notamment dans l'habillement". Le niveau sonore et la chaleur, en particulier, font fréquemment l'objet de plaintes. Par exemple, lors d'une grève en 1978, les ouvrières de Moulinex évoquent le bruit.

"La tête de mort sur les barils"

La saleté, la toxicité de certains produits, la pénibilité des postures et l'insuffisance de l'éclairage sont également pointées. Chez Moulinex, les ouvrières du décolletage (découpage des pièces métalliques) se plaignent d'un atelier "dégueulasse", où elles ont de l'huile "jusqu'au coude", voire "partout". Certaines salariées sont par ailleurs exposées à des produits toxiques. A la Manufacture métallurgique de Tournus (Saône-et-Loire), c'est aux femmes qu'est réservé le travail consistant à nettoyer l'aluminium avec du trichloréthylène, une substance cancérogène. Laurianne Collet raconte qu'elle voyait "la tête de mort sur les barils" et qu'elle savait que "ce n'était pas bien bon". Pour leur part, les ouvrières d'Amisol, entreprise de filage et tissage d'amiante, manipulent sans protection le matériau cancérogène...

Playtex ou Les temps modernes

En avril 1978, Antoinette se fait le porte-parole des ouvrières de Playtex, fabrique iséroise de lingerie, dans la dénonciation de leurs conditions de travail et de leurs effets sur la santé. Extraits du tableau, "digne des Temps modernes1 dressé par le magazine féminin de la CGT :

  • "De plus en plus de femmes portent des lunettes : il n'y a pas de fenêtres, on travaille toujours à la lumière électrique."
  • "Beaucoup d'ouvrières sont dans un état dépressif tel qu'elles doivent aller en hôpital psychiatrique. Mais la culpabilisation, la "peur de passer pour folle" sont telles qu'elles n'en parlent pas."
  • "Leur état dépressif est tel qu'elles ne peuvent même pas faire un repas complet par jour. Malgré les efforts importants de leur part pour prendre leurs repas, leur estomac ne le supporte pas et elles ne peuvent plus se nourrir normalement."
  • "L'automne dernier, une jeune femme s'est suicidée."
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    Film de Chaplin (1936), satire du taylorisme

Dans un autre registre, il y a les effets de l'acuité visuelle sollicitée par des tâches méticuleuses : les câbleuses de Thomson sont ainsi dans l'obligation de porter des lunettes, au travail comme en dehors, constate l'ergonome Catherine Teiger au début des années 1970 : "Plus du tiers des ouvrières de moins de 30 ans portent des lunettes (35 %), alors que 14 % seulement en utilisaient avant de travailler dans cette industrie." C'est aussi la posture induite par le poste qui rend le travail pénible, comme le décrit Aurélie1  : "On m'a donné un poste qui était très dur, sur une soudeuse. J'étais presque toute la journée sur un pied, appuyant sur la pédale de l'autre pied. Je n'aurais jamais imaginé que ça pouvait être aussi dur." Si le Code du travail limite à 25 kilos le port de charges pour les femmes, Muguette Jacquaint, ouvrière chez le fabricant de radios et téléviseurs Sonolor, indique qu'elle soulève jusqu'à 2,5 tonnes par jour. Quant aux ouvrières de Playtex employées à l'emballage, elles expliquent que "pour avoir 1 640 francs net par mois, il faut faire 100 paquets de 18 kilos par jour, c'est-à-dire déplacer 2 tonnes".

Le collectif, pour tenir et résister

La pénibilité du travail est telle que beaucoup d'ouvrières prennent des médicaments pour tenir. Lucienne Pesquet, délégué CFDT à l'usine Moulinex d'Argentan (Orne), les compare à des "pharmacies ambulantes", car, à cause des douleurs, elles consomment de l'aspirine ou du Doliprane. La presse syndicale mentionne également le recours aux tranquillisants ou à des excitants. Selon Antoinette, cela concerne 22 % des ouvrières, en précisant qu'il y a "une réticence à parler de cela, une pudeur, mais qui est aussi révélatrice des tensions que subissent les travailleuses et qu'elles essaient de surmonter". Elles absorbent des "cachets pour les nerfs, stimulants, somnifères, piqûres, calmants, fortifiants, vitamines". Chez Playtex, "tout le monde prend des médicaments, le soir pour dormir, le matin pour être en forme".

L'ambiance au travail constitue toutefois le meilleur moyen de tenir. La sociabilité entre ouvrières leur permet de s'entraider, mais aussi d'évoquer autre chose que le travail, voire de "rigoler". Et c'est cette entente qui les conduit bien souvent à s'unir et à faire grève pour dénoncer leurs conditions de travail. Le salaire au rendement et les cadences figurent notamment au nombre des revendications. A l'usine Moulinex d'Alençon (Orne), par exemple, les ouvrières du montage entament en 1974 un mouvement de contestation en diminuant leur cadence.

Offensive syndicale

A partir du début des années 1970, CGT et CFDT intègrent progressivement la sécurité et l'amélioration des conditions de travail dans leur programme, alors que, jusque-là, les revendications salariales primaient sur les conditions de travail. Le mouvement de mai-juin 1968 permettant de rompre avec l'ordre usinier, le taylorisme est dorénavant désigné comme instrument de contrôle social. Les deux organisations syndicales adoptent une position de plus en plus offensive sur cette question. Antoinette y revient régulièrement à partir de 1973 (voir encadré). Cette année-là, le magazine rend compte d'un colloque auquel sont invités des ergonomes au Conservatoire national des arts et métiers, une enquête sur le sujet est lancée par la CGT et la 5e Conférence nationale des femmes salariées y consacre un point de son ordre du jour. De son côté, la Fédération générale de la métallurgie (FGM) CFDT produit, en 1972, une brochure sur les conditions de travail. Et en 1976, la fédération Hacuitex (habillement, cuir, textile) édite un document analogue sur le secteur de l'habillement, avec les chansons de grève des ouvrières de Chantelle, auxquelles la CFDT distribue par ailleurs un questionnaire.

Finalement, devant "l'insubordination ouvrière", selon l'expression de l'historien Xavier Vigna, et la centralité des revendications autour des conditions de travail, le patronat finit par faire des propositions sur l'organisation du travail pour l'élargissement et l'enrichissement des tâches. Au niveau gouvernemental, la loi du 27 décembre 1973 relative à l'amélioration des conditions de travail instaure une "commission spéciale" sur ce thème dans les entreprises de plus de 300 salariés et précise les attributions des comités d'hygiène et de sécurité. Neuf ans plus tard, une des lois Auroux fusionnera les deux instances pour créer le CHSCT, qui donnera davantage de marges de manoeuvre aux représentants syndicaux.

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    Aurélie. Journal d'une OS par Aurélie Lopez, 1979.

En savoir plus
  • En découdre. Comment les ouvrières ont révolutionné le travail et la société, par Fanny Gallot, La Découverte, 2015.