Laurent Berger (à gauche), Philippe Martinez (à droite) - © Nathanaël Mergui/FNMF
Laurent Berger (à gauche), Philippe Martinez (à droite) - © Nathanaël Mergui/FNMF

Quel syndicalisme pour changer le travail ?

par François Desriaux / octobre 2017

Ils n'ont ni la même stratégie ni le même discours. Mais ils sont d'accord sur l'essentiel : l'action syndicale passe par la reconquête d'un travail de qualité. Laurent Berger et Philippe Martinez, leaders respectifs de la CFDT et de la CGT, s'expliquent.

Le gouvernement va changer radicalement la philosophie du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) pour quatre des dix facteurs ouvrant droit au dispositif : pour en bénéficier, au lieu d'une prise en compte des années d'exposition, il faudra être atteint d'une maladie professionnelle reconnue et d'un taux d'incapacité de 10 %. Comment réagissez-vous ?

Laurent Berger : Le compte personnel de prévention de la pénibilité a évolué, mais avant tout, il faut dire qu'il a été maintenu pour les dix critères. Le lobbying patronal conteste sa mise en oeuvre depuis sa création, et c'est grâce à la détermination de la CFDT depuis 2003 que le C3P existe. La CFDT s'est d'ailleurs parfois trouvée bien seule à le défendre.

Il n'est pas certain que ce dispositif à deux vitesses soit synonyme de simplification. C'est avant tout une source d'inégalité pour les salariés dont les métiers sont les plus pénibles.

La mise en oeuvre de l'entrée dans le dispositif par le taux d'incapacité reste en grande partie une inconnue. Pour certains risques, il va falloir remettre sur la table la reconnaissance des maladies professionnelles et définir comment s'organisera le suivi médical. Choisir l'approche médicalisée, c'est faire le choix de la réparation au détriment de la prévention. La CFDT continue de se battre pour la prévention et une juste réparation.

Philippe Martinez : Depuis de trop nombreuses années, la question de la pénibilité a été associée aux "réformes" des retraites, selon un deal cruel de principe : le recul de l'âge de la retraite contre la mise en place d'un dispositif de départ anticipé pour les travailleurs qui ont été exposés à des conditions de travail pénibles susceptibles d'atteindre précocement leur santé. La CGT a toujours combattu ce marchandage, en concentrant son action sur la suppression des causes des pénibilités et l'exigence d'un départ anticipé pour toutes celles et tous ceux qui ont été exposés. Comment parler retraite sans parler du travail, comment penser le "bien-vieillir" sans s'interroger sur le "bien-travailler" ? Il faut pouvoir vivre plus longtemps mais en bonne santé.

Aujourd'hui, la responsabilité patronale en matière de maladies professionnelles est remise en cause avec le principe de compensation proposé, car il faudra déjà être malade et prouver une incapacité permanente de 10 %, a minima, pour pouvoir enfin bénéficier d'une retraite prise plus tôt mais pas en bonne santé.

Le coût du mal-travail a atteint les limites du supportable. Il nous faut tous nous retrouver dans la recherche du "bien-travailler".

Les ordonnances modifiant le Code du travail prévoient la fusion des trois instances représentatives du personnel (IRP), les délégués du personnel, le comité d'entreprise et le CHSCT. La disparition de ce dernier inquiète les acteurs de la prévention. Qu'en pensez-vous ? Comment garantir aux représentants du personnel qu'ils pourront garder la main sur les conditions de travail ?

P. M. : Le patronat ne cesse de considérer le travail comme un coût, mais il estime aussi que les IRP sont un frein au "toujours plus" de productivité et de rentabilité. A défaut de pouvoir les supprimer, il réclame leur fusion afin de réduire leur rôle et leurs prérogatives. Le CHSCT est particulièrement dans le viseur et cette fusion annonce sa disparition ainsi que celle de sa démarche de prévention. Au passage, c'est en totale contradiction avec le plan santé au travail. Quant aux commissions sans pouvoir prévues dans les entreprises de plus de 300 salariés, cela a déjà été tenté dans des grandes entreprises comme Renault, sans aucun résultat. Le CHSCT est l'instance la plus proche du travail réel. La supprimer ou la fusionner est une tentative d'éloigner les représentants des travailleurs, du travail.

En outre, il faut souligner que la majorité des travailleurs sont privés de CHSCT. L'accès à cette instance est donc un défi majeur pour permettre à chaque salarié de pouvoir questionner son travail. Cela doit être au coeur de l'action des représentants du personnel qui y siègent.

Enfin, une société ne peut pas construire le bonheur des uns sur le malheur des autres. Regardons les phénomènes de sous-traitance, les travailleurs relégués aux périphéries du travail, aux périphéries du droit. Là est notre défi : on ne peut avoir un monde du travail opposant les uns aux autres, avec un syndicalisme de ceux qui ont, au détriment de ceux qui n'ont pas. Le syndicalisme est sans avenir s'il n'est pas au service de toutes et tous.

L. B. : Privilégier le dialogue social dans l'entreprise, c'est laisser le choix aux acteurs de l'entreprise de s'organiser comme ils le veulent. C'est pourquoi la CFDT souhaitait que l'organisation des IRP puisse se faire dans les entreprises par accords majoritaires. Mais cela n'a pas été le choix du gouvernement. Les précédentes lois ont fait évoluer les choses et le gouvernement revient sur le sujet sans avoir pris le temps d'analyser les réformes antérieures.

La question n'est pas tant de savoir si cela inquiète les professionnels de santé, mais comment vont être maintenus les attributions, les moyens, les prérogatives du CHSCT, dans l'intérêt de la santé et de la sécurité des salariés. L'enjeu fondamental sera de porter ces sujets au même niveau que les questions économiques ou l'emploi. Ce sera l'occasion de réfléchir à la prise en charge de la question du travail par les équipes syndicales, c'est un défi majeur pour le syndicalisme.

Il faudra un jour que les patrons sortent de leurs discours contradictoires. Ils ne peuvent pas affirmer que la santé des salariés c'est important et, en même temps, remettre trop souvent en cause les moyens d'en parler et d'agir dans les entreprises. Les salariés n'acceptent plus de mettre leur vie ou leur santé en danger pour la gagner. Et ils ont raison. A nous de les écouter et d'agir avec eux.

La CFDT a mené une grande enquête sur le travail juste avant l'élection présidentielle et la CGT a piloté plusieurs gros chantiers de recherche-action sur le même thème dans de grandes entreprises, telles que Renault et la SNCF, ou sur certains métiers, comme les aides à domicile. Quels enseignements en tirez-vous, sur le fond et sur l'évolution des pratiques syndicales ?

L. B. : L'enquête nationale "Parlons travail", menée par la CFDT, a permis de recueillir les réponses de plus de 200 000 personnes. On peut voir que les attentes et les besoins des travailleurs sont en constante évolution sur des sujets aussi essentiels que l'organisation du travail, le temps de travail, le partage du pouvoir en entreprise... Et cela interroge bien sûr nos pratiques syndicales.

Mais la CFDT évolue, avec le développement de services pour les adhérents, y compris sur la santé au travail et aussi avec le choix d'un meilleur accompagnement au plus près des travailleurs, dans les entreprises, pour mieux répondre à leurs attentes et à leurs besoins.

L'enquête révèle que les travailleurs veulent s'exprimer. Et c'est le sens de l'action de la CFDT : partir des besoins des travailleurs sur les lieux de travail pour construire le monde du travail de demain. Le syndicalisme doit être ancré dans la réalité des travailleurs et, par ses engagements et propositions, par la négociation collective et le dialogue social, il doit construire des solutions et du progrès.

P. M. : Quand on demande aux salariés de parler de leur travail - et ce, peu importe leur statut, CDICDD ou intérim -, ils sont presque toujours intarissables. Ils sont fiers d'expliquer leur savoir-faire, mais ils arrivent à la conclusion qu'on les empêche de bien faire leur travail par des procédures déconnectées des réalités. Trop souvent, celles-ci mettent en avant des objectifs économiques plutôt que la qualité du produit ou du service aux usagers. Cela génère des souffrances, qu'elles soient d'ordre psychologique ou physique, avec des conséquences graves, d'abord pour les travailleurs, mais aussi pour les entreprises ou les services. C'est pourquoi nous préférons parler d'efficacité économique et sociale plutôt que de compétitivité

Ce constat nous conforte dans l'idée d'avoir un syndicalisme de proximité avec les salariés, et surtout d'écoute de leurs préoccupations et des solutions qu'ils proposent pour bien faire leur travail. C'est radicalement l'opposé d'un syndicalisme "professionnel" ou d'expert, de délégation de pouvoir, qui vit en dehors des réalités du monde du travail.

Uberisation, développement de l'intelligence artificielle et de la robotisation pouvant induire la raréfaction du travail, voire sa disparition selon certains prévisionnistes... Comment percevez-vous le devenir du travail et des conditions dans lesquelles il s'effectuera dans les prochaines décennies et comment comptez-vous agir afin qu'il se transforme plus favorablement pour les salariés ?

P. M. : Les évolutions technologiques devraient toujours se traduire par un équilibre entre, d'une part, efficacité de l'entreprise et, d'autre part, évolution des qualifications et amélioration de la qualité de vie au travail. Ce n'est malheureusement pas le cas. Nouvelles technologies riment trop souvent avec suppression d'emplois et intensification du travail. Par ailleurs, cela ne peut pas justifier une réduction des droits du travail, comme on le constate pour Uber ou les coursiers à vélo de Deliveroo.

Il faut anticiper ces évolutions par la formation professionnelle, car, quand des emplois peuvent disparaître, d'autres peuvent émerger. Il faut aussi envisager de réduire le temps de travail pour effectivement garder cet équilibre entre efficacité économique et efficacité sociale.

L. B. : Je ne crois pas à la disparition du travail, même s'il évolue évidemment et très fortement. La question est : quid des conditions de travail ? La révolution numérique et la transition écologique sont à l'oeuvre. Les aspirations des travailleurs évoluent, notamment vers plus d'autonomie. Si elles sont correctement anticipées, ces mutations peuvent mener à un travail de qualité, sinon elles peuvent conduire à l'exploitation.

Il faut anticiper ces transitions et sécuriser les parcours et les nouvelles formes d'emploi. Il faut faire de la formation professionnelle une priorité. Le compte personnel de formation, porté par la CFDT, donne la possibilité de se former toute la vie et de mieux sécuriser son parcours professionnel. De nouvelles régulations doivent être mises en place pour les travailleurs des plates-formes et du numérique, notamment sur la question des conditions de travail. La CFDT a d'ailleurs créé un syndicat des chauffeurs VTC dans le but d'organiser le dialogue social entre les plates-formes et leurs partenaires.

Il s'agit aussi de repenser notre modèle social pour mieux protéger les personnes et plus seulement les emplois, notamment en inventant de nouvelles modalités pour l'acquisition des droits dans le compte personnel d'activité.