Sophie Fantoni-Quinton (à g.), Jean-Michel Sterdyniak (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Sophie Fantoni-Quinton (à g.), Jean-Michel Sterdyniak (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Quelle réforme de la médecine du travail ?

par François Desriaux / juillet 2015

En vue d'une nouvelle réforme de la médecine du travail, Sophie Fantoni-Quinton a participé à l'élaboration d'un rapport qui propose notamment la fin de l'aptitude. Jean-Michel Sterdyniak, qui dirige le principal syndicat de la profession, critique la philosophie de cette réforme.

Sophie Fantoni-Quinton, parmi votre trentaine de propositions de réforme de la médecine du travail, quelles sont celles qui vous paraissent les plus novatrices et les plus urgentes à mettre en oeuvre ? Et pour vous, Jean-Michel Sterdyniak, quelles sont celles qui manquent ou que vous redoutez de voir retenues par le gouvernement ?

Sophie Fantoni-Quinton : La lettre de mission était centrée sur les questions de l'aptitude et du suivi de l'état de santé des salariés. Nos 27 recommandations doivent être considérées comme un tout, au risque de dénaturer la philosophie de ce rapport. L'abandon de la mention "apte" à l'issue de chaque visite médicale est une des mesures les plus novatrices pour la médecine du travail. Mais attention, cela ne signifie pas l'abandon de la visite médicale ! Simplement, nous avons estimé que cette notion était floue, son utilisation était à géométrie variable et le plus souvent sans réelle valeur ajoutée. Point important pour la cohérence de notre démarche, nous associons cette mesure à un renforcement de la force de proposition du médecin du travail, tant sur le plan individuel que collectif. L'aptitude est depuis longtemps au coeur de très nombreux débats, notre mission a osé remettre en cause cette notion, tout en faisant des propositions de nature à faire évoluer favorablement la santé au travail et l'attractivité du métier de médecin du travail.

Repères

Le rapport de la mission parlementaire "Aptitude et médecine du travail", confiée à Michel Issindou, Christian Ploton, Sophie Fantoni-Quinton, Anne-Carole Bensadon et Hervé Gosselin, a été remis au ministre du Travail le 21 mai dernier. Il est disponible sur www.travail-emploi.gouv.fr

Les recommandations les plus urgentes à mettre en oeuvre sous peine de mettre en péril notre système de santé au travail sont celles relatives à un suivi équitable de santé, fondé sur les besoins de santé et non sur une prescription réglementaire déconnectée des besoins réels et de la faisabilité matérielle.

Enfin, nous avons voulu élargir la palette des préconisations individuelles afin de favoriser le maintien en emploi, en recherchant le consentement du salarié et en favorisant le dialogue employeur/médecin du travail/salarié. C'est un des axes forts de nos préconisations.

Jean-Michel Sterdyniak : Déjà, nous étions totalement opposés à l'esprit qui imprégnait la lettre de mission. Au-delà des belles intentions affichées, que Mme Fantoni-Quinton rappelle, les recommandations sont dans la droite ligne des propositions du Conseil de la simplification1 , lesquelles visaient à sécuriser juridiquement les employeurs. Le rapport ne répond à aucun des défis majeurs de la santé au travail, que ce soit les mauvaises conditions de travail, la pénibilité, le maintien dans l'emploi ou la raréfaction de la ressource médicale. En fait de suivi de santé équitable, nous avons droit à un alignement sur le moins-disant. La mission propose la suppression de l'aptitude - que nous réclamions - là où elle est déjà tombée en désuétude, pour la réintroduire sous la forme redoutable de l'aptitude de contrôle et de sélection aux postes de sécurité. Globalement, les propositions du rapport sont délétères pour la santé des travailleurs. Elles accompagnent, anticipent et organisent la fin de la médecine du travail.

Passage de la visite médicale à cinq ans, visite d'embauche confiée à des infirmiers, suivi médical des salariés précaires allégé... Les critiques sur ces points ne manquent pas, qui estiment que ce rapport privilégie la prise en compte de la pénurie de médecins et l'allégement des contraintes des entreprises à l'amélioration de la politique de santé au travail. Qu'en pensez-vous ?

J.-M. S. : Beaucoup de mal, évidemment ! L'allégement du suivi médical des salariés précaires est en contradiction totale avec la volonté proclamée de la mission de préserver la santé au travail. Des modifications de la périodicité du suivi et de son organisation auraient pu être envisagées si une réflexion sérieuse avait été menée sur les besoins de santé des travailleurs ainsi que sur l'apport des consultations médicales et des entretiens infirmiers. Certes, nous étions partisans d'une libération du suivi médical vis-à-vis des contraintes juridiques, mais à condition que des garde-fous soient conservés quant à la périodicité maximale des visites médicales. A condition aussi que l'autonomie des équipes médicales, sous la coordination des praticiens, soit assurée. Ce n'est pas le cas. La mission confie arbitrairement les premières visites à 800 infirmières, en avançant, sans rire, que les 5 000 médecins du travail ne seraient pas en mesure de les assurer ! La notion d'équipe médicale disparaît. Le lien n'est plus clair entre les entretiens infirmiers et la consultation médicale. Tout cela témoigne effectivement de la même volonté d'alléger les contraintes des entreprises.

S. F.-Q. : Tout d'abord, il n'y a pas d'espacement de la périodicité à cinq ans. Ce délai n'est qu'un garde-fou - et non une périodicité réglementaire - pour éviter un espacement trop grand des visites médicales, surtout dans les régions où la démographie médicale est insuffisante et où certains agréments autorisent déjà un espacement des visites plus important encore. Ainsi, le médecin du travail se réapproprie le pouvoir de prescrire le suivi médical qu'il juge le plus adapté, en fonction des besoins réels de santé. Ce suivi pourra être en partie assuré par les infirmières, qui ont de grandes compétences, insuffisamment reconnues, et dont le recrutement est actuellement exponentiel.

Ensuite, je m'inscris en faux sur le suivi de santé des précaires, que vous qualifiez d'"allégé". Actuellement, les chiffres de l'Urssaf démontrent que ces salariés précaires ne sont pour la plupart pas vus en visite d'embauche. Nous proposons au contraire de faire en sorte que tous soient vus par le service de santé au travail, et non de façon aléatoire ou incertaine, puis régulièrement en fonction des risques auxquels ils sont exposés ou de leur vulnérabilité, et ce, au minimum tous les cinq ans. Il y a donc bien une libération du suivi médical vis-à-vis des contraintes juridiques, des garde-fous et un renforcement du rôle spécifique et central de coordination des médecins du travail. Ainsi, les entretiens d'information et de prévention seront réalisés sous l'autorité fonctionnelle des médecins du travail par les infirmières en santé au travail, dans le cadre de protocoles prédéfinis qui permettront d'orienter vers le médecin du travail tout salarié le demandant, ou en cas de nécessité.

L'objectif n'a pas été d'alléger les contraintes des entreprises, mais de préserver un système de santé au travail précieux qui doit évoluer, le travail et les besoins de santé ayant changé.

Les recommandations du rapport ne vont pas aussi loin que ce que demandait Bercy sur la sécurisation juridique des entreprises face aux restrictions d'aptitude prononcées par le médecin du travail et aux obligations d'aménagement de poste et de reclassement qui en découlent. Toutefois, ne faudrait-il pas être plus ambitieux que l'amélioration du dialogue entre médecin du travail et employeur ?

S. F.-Q. : Le souffle de Bercy a inquiété beaucoup de monde, mais je peux vous assurer que notre mission a gardé toute son indépendance. Face aux conséquences dramatiques d'une inaptitude et aux chiffres que nous publions sur l'éviction durable de l'emploi des inaptes, nous avons proposé de renforcer la palette de propositions que peut faire un médecin du travail en vue du maintien en emploi ainsi que le dialogue entre l'employeur et le praticien en y intégrant le salarié.

Nos propositions 17 et 19 vont dans ce sens, puisque l'employeur doit faire connaître par écrit au salarié et au médecin du travail les motifs qui s'opposent à la prise en compte des propositions de ce dernier, dans un délai d'un mois et après avis des délégués du personnel

J.-M. S. : 95 % des salariés déclarés inaptes sont licenciés, soit 120 000 salariés par an. L'obligation de reclassement n'est pas respectée par les employeurs. Peu de salariés ont recours aux prud'hommes. Où est l'insécurité juridique ? Je suis quand même étonné qu'un rapport qui parle du maintien dans l'emploi n'évoque à aucun moment la nécessité d'améliorer les conditions de travail et d'assurer la formation tout au long de la vie. Et ce, alors que vous consacrez tout un développement à la meilleure façon pour les employeurs de rendre plus facile et indolore le licenciement des salariés inaptes. Le dialogue entre médecin et employeur existe déjà, bien évidemment. Cela relève-t-il vraiment d'une loi ? La recherche du consentement éclairé des salariés fait partie des recommandations de bonnes pratiques du métier. Enfin, le Code du travail donne déjà au médecin du travail un rôle d'alerte et prévoit que l'employeur justifie par écrit sa non-prise en compte de ses préconisations. Dès lors, il est souhaitable que le législateur impose à l'employeur de justifier de son impossibilité de suivre les propositions du médecin du travail.

La mission met clairement l'accent sur le renforcement de la prévention et sur l'aide que doivent apporter les médecins du travail et l'ensemble des services interentreprises de santé au travail (SST) aux TPE. Pour éviter la confusion des genres entre prévention primaire d'un côté et gestion des risques de l'autre, ne conviendrait-il pas de structurer des services de santé au travail en deux pôles distincts ?

J.-M. S. : Le rapport accentue le changement de paradigme de la médecine du travail amorcé en 2004. La médecine du travail avait pour mission affichée d'éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait du travail. La mission aujourd'hui impartie aux services de santé au travail n'est plus qu'une prestation de services aux entreprises. La priorité, selon la mission, est d'"aider les petites entreprises à évaluer leurs risques". Là encore, la sécurisation juridique prime sur la mise en visibilité du lien santé-travail et les préconisations des professionnels. Nous estimons que tous les professionnels de santé au travail doivent exercer une mission d'ordre public en santé au travail. Sans méconnaître que le curseur entre santé au travail et gestion des risques n'est pas toujours facile à placer, il ne nous semble pas souhaitable que, dans la même structure, certains fassent de la santé au travail, d'autres de la gestion des risques. La question essentielle de la gouvernance des services interentreprises, qui aujourd'hui reste exclusivement patronale, n'est pas abordée. Ce sont donc les directions de service qui mettront en oeuvre les mesures retenues par le gouvernement. Cela n'incite guère à l'optimisme quant à la priorité qui sera réellement donnée aux besoins de santé des travailleurs et à l'application qui sera faite de la "nouvelle réforme".

S. F.-Q. : Il serait dangereux et régressif, à mon sens, de segmenter ces deux activités, qui me semblent être au contraire agrégées et indissociables et qui permettent aux SST de prendre toute leur place dans les problématiques de santé au travail. Il est nécessaire, et la mission en a été convaincue, d'avoir un regard global, croisé et qui justifie pleinement la pluridisciplinarité.

  • 1

    En octobre 2014, le Conseil de la simplification pour les entreprises, organe placé auprès du Premier ministre, a présenté une série de mesures dont deux visant à simplifier la visite médicale et à clarifier les notions d'aptitude et d'inaptitude au poste de travail. Ces propositions ont été reprises dans le projet de loi Macron, puis retirées juste avant l'adoption du texte en Conseil des ministres. Elles ont donné lieu à la mission parlementaire à laquelle a participé Sophie Fantoni-Quinton.