Le bâtiment du Cnam situé au 41, rue Gay-Lussac, à Paris - © Sandrine Villain/Dircom Cnam
Le bâtiment du Cnam situé au 41, rue Gay-Lussac, à Paris - © Sandrine Villain/Dircom Cnam

Quelle succession pour la santé au travail au Cnam ?

par Joëlle Maraschin / janvier 2019

Pierre Falzon, Yves Clot et Christophe Dejours quittent ou ont quitté le Conservatoire national des arts et métiers. Que vont devenir les disciplines qu'ils ont enseignées : ergonomie, clinique de l'activité, psychodynamique du travail ? Bilan et perspectives.

Dans les années 1980, les accidents au travail étaient encore pensés en termes d'erreur humaine, l'opérateur étant appréhendé comme le maillon faible, rappelle Pierre Falzon. Les recherches en ergonomie ont montré que ces erreurs étaient essentiellement imputables à des problèmes organisationnels." Titulaire de la chaire d'ergonomie et neurosciences du travail et directeur du laboratoire d'ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), à Paris, cet enseignant-chercheur vient de prendre sa retraite. A l'instar de deux autres enseignants-chercheurs du Cnam, spécialistes de renom en santé au travail, Yves Clot et Christophe Dejours. Ces départs vont-ils avoir des conséquences sur l'enseignement, mais aussi la recherche, dans ces disciplines clés pour la prévention : ergonomie, clinique de l'activité et psychodynamique du travail ?

 

Coconstruire les solutions

 

En ce qui concerne la chaire d'ergonomie au Cnam, le recrutement du titulaire est en cours. Et l'enseignement de la discipline ne devrait pas être modifié de fond en comble. Spécialistes de l'ergonomie dite "de l'activité", fondée sur l'analyse de cette dernière telle que déployée par les personnes en situation de travail, Pierre Falzon et les chercheurs de son laboratoire ont défendu une méthodologie de l'intervention ergonomique participative, associant les salariés et leur hiérarchie. "Sans être dans une position experte, l'ergonome peut aider à la gestation de solutions coconstruites du fait de sa connaissance du travail réel", indique Pierre Falzon.

Pierre Falzon est aussi l'initiateur du courant de l'ergonomie constructive et développementale. Transposant en ergonomie l'approche par les "capabilités", proposée par l'économiste et philosophe indien Amartya Kumar Sen, celle-ci vise à donner aux personnes la possibilité de faire des choix en situation de travail. "La finalité de l'ergonomie est de pouvoir créer des situations de développement pour les individus, lesquelles favorisent l'acquisition ou la construction de savoir-faire, de connaissances, de compétences", explique Pierre Falzon. Avant d'ajouter : "Nous intervenons de plus en plus sur les questions d'organisation. L'enjeu pour le futur est de permettre la pérennisation des transformations du travail initiées par l'intervention ergonomique." Il lui paraît aussi indispensable de se pencher sur le travail des managers, puisqu'ils fabriquent les conditions de travail de ceux qu'ils encadrent.

Initiateur du courant de la clinique de l'activité en psychologie du travail, Yves Clot est, quant à lui, officiellement en retraite du Cnam depuis plus d'un an. Ancien titulaire de la chaire de psychologie du travail et responsable du laboratoire de recherche psychologie du travail et clinique de l'activité, il est désormais professeur émérite du Conservatoire, comme Pierre Falzon et Christophe Dejours. "En tant que professeur émérite, je n'ai plus la responsabilité du laboratoire et de l'enseignement, mais je continue d'être très impliqué dans les activités de recherche", tient-il à souligner. En juillet 2018, Marc-Eric Bobillier Chaumon a repris la chaire de psychologie du travail. Ses travaux portent plus particulièrement sur les transformations digitales du travail, mais il dit s'inspirer beaucoup de la clinique de l'activité. Par ailleurs, Katia Kostulski, spécialiste en psychologie du langage dans les situations de travail, s'est vu confier la responsabilité du Centre de recherche sur le travail et le développement.

 

Créer des espaces de discussion

 

"Les enjeux futurs pour la discipline ne sont guère différents de ceux d'hier", estime Yves Clot. Plus du tiers des salariés du privé ou de la fonction publique disent ne pas éprouver le sentiment du travail bien fait. "Beaucoup ne se reconnaissent pas dans le travail qu'ils font, ni pour eux ni collectivement. C'est un affect très douloureux", note Yves Clot. N'étant peu ou pas écoutés sur ce qu'ils ont à dire de la qualité de leur travail, les salariés se trouvent dès lors "amputés de leur pouvoir d'agir". "Des espaces de discussion dans lesquels les salariés peuvent délibérer sur la qualité du travail, instruire ces questions et travailler collectivement les solutions sont plus que jamais nécessaires, affirme le psychologue du travail. Ce que nous essayons de restaurer dans nos interventions en clinique de l'activité, c'est cette capacité d'agir collective, car la santé est de ce côté-là." Pour Yves Clot, c'est en développant la coopération entre salariés, mais aussi la "coopération conflictuelle" entre ces derniers et les directions, qu'il sera possible d'éviter les ravages des organisations de travail actuelles sur la santé.

La chaire psychanalyse-santé-travail, occupée depuis 2005 par Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste et fondateur de la psychodymanique du travail, ne survivra pas, en revanche, au départ en retraite de son titulaire. Elle disparaît purement et simplement. Le laboratoire de recherche est également dissous. Pour autant, la discipline continuera d'être enseignée aux futurs psychologues du travail formés par le Cnam. Un maître de conférences spécialisé en psychodynamique du travail devrait être recruté. En outre, l'équipe de Christophe Dejours avait déjà quitté le Conservatoire pour rejoindre le laboratoire psychologie clinique, psychopathologie, psychanalyse de l'université Paris Descartes.

 

Une nouvelle structure de recherche

 

"La psychodynamique du travail continue d'avoir un fort retentissement sur la place publique, relève Christophe Dejours. Mais elle a aussi de nombreux adversaires, puisqu'elle remet en cause les formes d'organisation du travail aujourd'hui dominantes dans les entreprises et les services publics." Il n'a eu de cesse de dénoncer les effets délétères des outils et méthodes introduits en entreprise par les gestionnaires, notamment l'évaluation des performances individuelles, génératrices d'une souffrance importante chez les salariés. S'il a pris sa retraite du Cnam, Christophe Dejours souhaite continuer ses recherches et son enseignement. Avec son équipe de praticiens chercheurs, il vient de créer à Paris l'Institut de psychodynamique du travail (IPDT). "Si nous avons perdu d'un côté, nous avons eu l'opportunité de créer une nouvelle structure qui fonctionne aujourd'hui très bien", commente-t-il.

Cet institut indépendant est porté par le pôle recherche de l'Association de santé au travail (Asti), qui fédère huit services de santé au travail de la région Occitanie(1 ). Une vingtaine de chercheurs associés, psychologues cliniciens de terrain, mais aussi universitaires et quelques doctorants constituent l'équipe du nouvel institut. Outre la recherche et les interventions sur le terrain, l'IPDT compte devenir un centre d'enseignement en psychodynamique et psychopathologie du travail. "Nous avons aussi ouvert des consultations pour les salariés et nous prévoyons d'assurer les suivis psychothérapeutiques", ajoute Christophe Dejours, directeur scientifique de la structure.

  • 1

    "A l'Asti, coopération rime avec indépendance", voir Santé & Travail no 101, janvier 2018.

En savoir plus
  • Les informations sur les activités d'enseignement en ergonomie et psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) sont accessibles sur son site : www.cnam.fr

  • Les activités du Centre de recherche sur le travail et le développement, qui regroupent les travaux en ergonomie et psychologie du travail, font l'objet d'une page dédiée : http://crtd.cnam.fr. L'Institut de psychodynamique du travail (IPDT) dispose de son propre site : www.ipdt.fr