Ce qu'il faut changer dans la prochaine réforme

par François Desriaux / avril 2008

On ne compte plus les rapports sur la médecine du travail, préludes à une réforme imminente. Le Pr Paul Frimat, l'un des auteurs du rapport sur la réforme de 2004, débat avec le Dr Alain Carré, de l'association Santé et médecine du travail.

Quel bilan dressez-vous de la réforme de 2004 des services de santé au travail ?

Paul Frimat : Comme nous l'avons écrit dans notre rapport (voir " A lire ", page 54), le bilan est mitigé, notamment au regard des défis à relever tels que les troubles musculo-squelettiques ou le maintien dans l'emploi des salariés vieillissants. Mais je veux mettre en avant trois aspects positifs. Tout d'abord, l'inscription de la santé au travail dans la santé publique. Les services de santé au travail (SST) ne sont plus des gestionnaires de visites médicales, mais des acteurs des politiques de santé. Ensuite, l'action en milieu de travail, avec 150 demi-journées au minimum, est devenue une réalité. C'est en tout cas une priorité pour les services que nous avons rencontrés et les chiffres révèlent une augmentation du temps passé par les médecins en entreprise. C'est sans doute le signe le plus évident du mouvement enclenché par la réforme, y compris jusque dans les très petites entreprises, avec de véritables projets de santé au travail. Enfin, dans les services, la pluridisciplinarité a progressé. S'il faut encore innover, inventer de nouveaux métiers, " déléguer ", il n'y a plus de rejets comme au début de la réforme.

Si l'on regarde du côté des aspects négatifs, il convient de souligner l'effet pervers de la surveillance médicale renforcée, laquelle a augmenté le temps médical au détriment d'une action orientée spécifiquement sur les risques. Or leur prévention ne passe pas systématiquement par un renforcement des visites médicales. Il faut aussi évoquer le poids " inéluctable " de la détermination systématique de l'aptitude, qui rend difficile l'organisation du travail du médecin. Là, il est évident qu'il faut réviser le dispositif. Enfin, la réforme n'a pas enrayé la chute démographique. Une évolution des métiers de la santé au travail est donc nécessaire, mais elle ne doit pas entraîner une " démédicalisation ". Ce serait combattu par l'ensemble des partenaires.

Alain Carré : Je partage une partie des critiques, mais je suis plus dubitatif sur les aspects béné­fiques de la réforme. Certes, le renforcement de l'action sur le milieu de travail se justifie, mais encore faut-il que cela ne se fasse pas au détriment de la consultation de suivi médical professionnel. Or c'est ce qui se passe, puisque nous avons des tâches supplémentaires sans moyens pour les assumer. Je m'explique : passer du temps au poste de travail, pour mesurer des niveaux de bruit ou d'exposition à des produits toxiques, c'est absolument indispensable pour appréhender ces risques professionnels. En revanche, lorsqu'il s'agit de risques psychosociaux, c'est surtout au cours de la consultation médicale que le médecin va pouvoir repérer les situations qui posent problème et jouer son rôle d'alerte. Evidemment, nous sommes loin ici d'une visite d'aptitude. Et comme la réforme de 2004 n'a pas clarifié cette question de l'aptitude, l'ambiguïté du rôle du médecin persiste. J'ajoute que ce n'est pas en diminuant l'activité clinique individuelle, pivot et spécificité du métier de médecin du travail, que l'on va attirer des jeunes et régler la question de l'évolution démographique dramatique de la profession. Je regrette également que les pratiques coopératives des médecins, la participation à des travaux d'intérêt général pour la santé publique au travail ne soient pas comptées dans le temps médical. Tout cela se fait au détriment de l'activité clinique individuelle, seule variable d'ajustement.

Enfin, la réforme renforce l'indépendance du médecin du travail et c'était indispensable. Mais les affaires récentes1 de sanctions injustifiées démontrent l'impuissance des pouvoirs publics à garantir cette indépendance.

Trois propositions originales sont ressorties des derniers rapports : un service public de la santé au travail, le remplacement de l'aptitude du salarié par l'aptitude du poste à préserver la santé et l'instauration d'un devoir de saisine du médecin du travail. Qu'en pensez-vous ?

A. C. : Ces propositions apporteraient des solutions à trois freins majeurs du système. La gestion des services de santé au travail par les seuls employeurs est aujourd'hui déconsidérée par les dévoiements financiers dont la presse s'est fait l'écho. Mais surtout, les employeurs ont toujours cherché à détourner la médecine du travail de ses véritables missions, en la faisant glisser d'une fonction de veille et d'alerte vers une fonction de gestion des risques. Bien sûr que le médecin du travail peut apporter une aide à l'employeur, afin que ce dernier assume mieux sa responsabilité dans la gestion des risques. Mais à condition que les deux missions ne soient pas confondues : le médecin agit en premier lieu, en prévention primaire, dans l'intérêt exclusif de la santé du salarié et pas nécessairement dans l'intérêt général de l'entreprise. Enfin, la faiblesse chronique de représentation des salariés annihile le contre-pouvoir voulu par les pouvoirs publics.

S'agissant de l'aptitude, comme le remarque à juste titre le Pr Frimat, elle a plombé pendant des dizaines d'années l'exercice des médecins du travail. Il est donc temps d'en finir avec cette disposition réglementaire eugénique. Quant au devoir de saisine du médecin du travail, à condition qu'il en ait les moyens, cela formalisera les obligations respectives du médecin du travail et de l'employeur.

P. F. : Ces trois propositions ont pour intérêt de faire réfléchir. Le grand service public de santé au travail est un " vieux " serpent de mer qui ne me semble pas répondre aux besoins actuels d'innovation et de réactivité vis-à-vis de l'évolution des systèmes industriels. Je crains que cela n'éloigne les SST de la réalité de l'entreprise ou ne les transforme en inspections du travail bis. Mais je suis d'accord avec le Dr Carré sur les risques liés à la gestion par les seuls employeurs. Le schéma régional tripartite ou paritaire me semble meilleur.

Le remplacement de l'aptitude du salarié par l'aptitude du poste de travail a été évoqué dès 1982 lors du congrès de médecine du travail de Lille. Il semble nécessaire d'avoir une procédure ciblée de prévention des inaptitudes en agissant à la fois sur l'individu et sur le poste. Les recommandations du médecin du travail trouvent ici toute leur place.

Droit d'alerte, devoir de saisine... les mots sont trop forts et les conséquences médico-judiciaires n'ont pas été évaluées. Déjà, la Cour de cassation, fin 2007, a rendu différents arrêts confirmant l'importance pour l'employeur de suivre les recommandations du médecin... Instaurer dans le dispositif réglementaire le suivi des recommandations du médecin du travail serait sans doute déjà un message très fort.

Quelles autres mesures préconisez-vous pour permettre à la médecine du travail de relever des défis comme la souffrance psychique au travail, l'emploi des salariés vieillissants ou encore la prévention des expositions aux cancérogènes ?

P. F. : Je ne reviens pas sur le mode de gouvernance, la nécessité d'une véritable politique de santé au travail, d'un schéma régional et d'une place confortée des partenaires sociaux dans la gouvernance. Pour relever les défis que vous évoquez, il est nécessaire de développer des plans santé-travail avec la mise en place de démarches d'évaluation et d'indicateurs individuels et collectifs. J'ajoute qu'il faudra aussi réaliser des aménagements des postes de travail et avoir une gestion des âges adaptée à l'entreprise. Cela passera sans doute par une modification des comportements et des représentations de chacun d'entre nous. Cela passera sûrement par la construction de nouveaux métiers, à la fois dans le champ de la santé - je pense aux infirmières en santé au travail - et dans un champ plus technique ou plus organisationnel, pour répondre à ces besoins d'adaptation du travail à l'homme, pour maintenir les salariés vieillissants dans l'emploi ou prévenir les risques psychosociaux. Enfin, je préfère un guide de bonnes pratiques permettant une démarche de suivi de santé réfléchie, plutôt qu'un règlement de cette question par la loi. Mais tout cela exige des moyens qui, pour le moment, ont du mal à suivre et aussi beaucoup de responsabilité de la part des partenaires sociaux.

A. C. : Nous sommes presque d'accord sur les nouveaux métiers. J'insiste toutefois sur l'importance des infirmiers et des assistants. Ce ne sont pas simplement des supplétifs des médecins du travail, comme le laisse penser la situation actuelle. La suppléance pour les actes cliniques individuels doit être de la responsabilité technique du médecin du travail avec lequel ils coopèrent. Les principes déontologiques réglant les relations entre médecins et infirmiers doivent s'appliquer aussi en santé au travail et la reconversion d'infirmiers venant du secteur des soins doit passer par l'acquisition de compétences spécifiques en santé au travail.

P. F. : Tout à fait d'accord avec vous sur ces points.

A. C. : En revanche, je ne crois pas aux lourdes machines qui prescrivent et supervisent. Pour avoir participé, comme vous sans doute, à l'ancienne commission régionale de médecine du travail, je peux témoigner de son enlisement institutionnel. Je suis donc très méfiant à l'égard d'une gouvernance régionale. Quant aux évaluations des actions, il faut d'abord savoir par qui, pour qui et comment. Mes collègues et moi, nous nous méfions toujours des plans qui sont souvent un catalogue de bonnes intentions, et donc davantage de la communication venue d'en haut que du contenu effectif et utile venu du terrain et correspondant à un besoin réel.

La réforme de 2004 avait pour objectif de mettre en oeuvre la pluridisciplinarité. Cela n'a pas vraiment marché. Que faut-il changer pour remédier à cette situation ?

A. C. : La pluridisciplinarité meurt de ses péchés réglementaires : absence de spécificité, d'exclusivité, d'indépendance réelle, via notamment le contrôle social des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP).

Il faut donc la réformer et mettre en place des services de santé au travail dont l'objet soit homologue au rôle des médecins du travail et qui seraient constitués de deux pôles : un pôle médical, qui existe déjà, mais où les médecins du travail pourraient désormais coopérer avec les autres personnels paramédicaux en santé au travail, et un pôle de prévention primaire des risques professionnels constitué de spécialistes exclusifs et indépendants.

P. F. : Effectivement, la pluridisciplinarité est devenue une " usine à gaz réglementaire " (loi de 2002, décrets de 2003 puis de 2004) avec une procédure d'habilitation des IPRP qui m'a toujours laissé perplexe. Notre rapport propose que les SST garantissent aux entreprises adhérentes un certain degré d'expertise dans différents domaines autres que la santé (ergonomie, psychologie, toxicologie, hygiène...), pour être agréés. Cette exigence doit aussi s'appliquer aux services autonomes.

Nous proposons également que l'IPRP soit sous l'autorité du médecin du travail. Non pas pour un contrôle hiérarchique, mais plutôt pour privilégier l'action commune, unitaire du SST et de son équipe pluridisciplinaire. Cela réglerait le problème du statut de salarié protégé qui a été refusé aux IPRP, car l'action conjointe avec le médecin du travail le protégerait. Ici encore, les expérimentations permettront de préciser les modalités pratiques. Je me méfie d'un excès de réglementation.

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    Lire notamment à ce sujet " IBM règle ses comptes avec ses médecins ", Santé & Travail n° 61, janvier 2008.

En savoir plus
  • Rapport sur le bilan de réforme de la médecine du travail, par Claire Aubin, Régis Pélissier, Pierre de Saintignon, Jacques Veyret (Igas), Françoise Conso et Paul Frimat, octobre 2007. Disponible sur le site de La Documentation française : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/074000708/0000.pdf

  • L'avenir de la médecine du travail, avis du Conseil économique et social présenté par Christian Dellacherie, 2008. Disponible sur le site du Conseil économique et social : www.ces.fr.

  • Aptitude et inaptitude médicale au travail : diagnostic et perspectives, rapport établi par Hervé Gosselin pour le ministre délégué à l'Emploi, au Travail et à l'Insertion professionnelle des jeunes, janvier 2007. Disponible sur le site du Cisme : www.cisme.org

  • Bilan de la mise en oeuvre de la pluridisciplinarité en matière de santé et de prévention des risques professionnels, direction générale du Travail, ministère du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité, décembre 2007. Disponible sur le site du ministère : www.travail-solidarite.gouv.fr