Un rapport explosif sur les expositions aux pesticides

par Rozenn Le Saint François Desriaux / avril 2016

L'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) s'apprête à publier une liste de recommandations pour réduire les expositions des travailleurs agricoles aux pesticides. Santé & Travail a pu consulter le rapport d'expertise qui en est à l'origine.

Comme le Messie ! Il est peu de dire que l'avis de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) et ses recommandations pour réduire les risques de l'exposition aux pesticides des travailleurs agricoles sont très attendus, alors que se multiplient les études alarmantes sur les effets à long terme des produits phytosanitaires... et que leur consommation ne cesse d'augmenter. Ils seront regardés à la loupe au ministère de l'Agriculture, chez les syndicats agricoles ou encore au sein des ONG environnementales ou des associations de victimes de pesticides. Selon nos informations, l'avis de l'Agence, prévu courant avril, ne devrait pas s'écarter des conclusions du rapport d'expertise collective piloté par Catherine Laurent, directrice de recherche à l'Institut national de recherches agronomiques (Inra), et Isabelle Baldi, épidémiologiste à l'université de Bordeaux. Un rapport pour le moment confidentiel, remis en octobre dernier à l'Anses après quatre années de travail, et dont Santé & Travail a pu prendre connaissance.

Une prévention qui marche à l'envers

Le rapport n'est pas tendre avec la politique agricole, qui a encouragé l'utilisation des pesticides. Il dénonce le recours à "certaines techniques de production, encouragées par les organisations professionnelles agricoles et les pouvoirs publics : techniques sans labour, simplification des successions, développement d'unités d'élevage de grande dimension", incitant à un usage massif de ces produits. Il dresse un constat sévère sur les lacunes dans la prise en compte des expositions professionnelles des personnels agricoles. Il pointe ainsi un certain nombre d'anomalies, comme le manque d'études scientifiques et de données sur les expositions dans l'agriculture française et la faiblesse des moyens mis en oeuvre pour un conseil en prévention indépendant. Les experts déplorent "des conflits d'intérêts dans lesquels s'inscrivent ces prestations" et regrettent qu'"une grande partie des missions de conseil relatives à la réduction de l'utilisation des pesticides et à la prévention [soit] confiée à des personnes appartenant à des entreprises dont les bénéfices commerciaux sont directement dépendants de l'usage de pesticides (vendeurs de produits phytopharmaceutiques, conseillers d'entreprises de collecte dont les résultats économiques dépendent de l'usage de pesticides, vétérinaires vendant des médicaments vétérinaires et des biocides, vendeurs de biocides)".

D'une manière générale, les experts réunis par l'Anses estiment que la prévention des expositions aux pesticides marche à l'envers : "Les schémas de prévention recommandent d'adapter le travail à l'homme, les prescriptions visant à limiter les expositions aux pesticides en agriculture reposent sur le principe qu'il faut au contraire adapter l'homme au travail, notamment en formant plus et mieux les personnes concernées, en faisant évoluer leur perception des risques, en augmentant le recours aux équipements de protection individuelle (EPI), aux bonnes pratiques, aux matériels, etc."

Sans surprise, la première recommandation des experts est de "diminuer l'usage des pesticides avec l'objectif explicite de réduire les expositions professionnelles des personnes travaillant dans l'agriculture". Le groupe de travail constate en effet que les efforts menés dans ce domaine sont le plus souvent motivés par une perspective environnementale. "La santé au travail des personnes travaillant dans l'agriculture est un élément très secondaire dans les débats qui accompagnent et régulent les choix techniques dans le secteur agricole en France", observe-t-il.

Pour parvenir à cet objectif, le rapport recommande de "réorganiser le conseil aux agriculteurs", de le rendre plus indépendant, d'améliorer la qualité des formations proposées sur les expositions professionnelles aux pesticides, de "produire des données sur les situations d'exposition [...] en soutenant le développement d'études indépendantes", de "favoriser l'accessibilité, la centralisation et la capitalisation des informations sur les expositions aux pesticides". Ainsi, il insiste sur la nécessité pour la communauté scientifique de pouvoir bénéficier de meilleures conditions d'accès aux données relatives aux usages des pesticides et aux expositions professionnelles. Notamment en réponse aux géants des phytosanitaires, qui brandissent inlassablement la défense du secret industriel comme bouclier permanent. Or les experts jugent que "ces exigences de confidentialité [sont] parfois interprétées de façon excessive, empêchant de traiter correctement les enjeux de santé publique".

Le rapport pointe aussi l'éparpillement et le manque de fiabilité de certaines données, compliquant ainsi l'information et donc la prévention. Plus globalement, les experts appellent à réduire la complexité des réglementations concernant les pesticides. Ils proposent de créer un dispositif de veille (voir "Repères") centralisant toutes les informations scientifiques, techniques et réglementaires sur les expositions pour l'ensemble des pesticides, afin de les mettre à la disposition du public.

Une homologation très critiquée

Autre chapitre très attendu des recommandations des experts, celui sur les procédures d'autorisation de mise sur le marché (AMM) des produits phytosanitaires, car elles impliquent directement la responsabilité des pouvoirs publics et des autorités sanitaires. Le rapport n'est pas avare de critiques sur le dispositif actuel. Ainsi, écrivent les rapporteurs, "les modèles concernant l'exposition utilisés dans le cadre de la démarche d'homologation des pesticides reposent principalement sur des études générées par les fabricants de pesticides, n'ayant généralement pas donné lieu à des publications scientifiques". Ils proposent donc de "développer une réflexion indépendante sur l'estimation des expositions dans la procédure d'homologation pour intégrer l'expertise et les données de la recherche publique" et de "s'assurer que les données d'exposition incluses dans les modèles d'exposition sont issues d'études ayant fait l'objet de publications scientifiques selon une procédure de relecture par des pairs".

Repères

L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) développe actuellement un dispositif de phytopharmacovigilance afin d'assurer une veille scientifique et de produire de nouvelles données sur les expositions. Cette initiative de l'Agence est financée par une redevance perçue par l'Etat sur les ventes de pesticides. Un vice de procédure va obliger l'Agence, suite à l'attaque d'une association d'industriels du secteur, à rembourser les 4 millions d'euros perçus en 2015.

Les experts soulignent par ailleurs le besoin d'une harmonisation des méthodes d'évaluation des expositions dans la procédure de mise sur le marché, et ce, pour les trois types de pesticides utilisés en agriculture : phytopharmaceutiques, biocides et médicaments vétérinaires. Enfin, le rapport invite les autorités sanitaires à "remettre en question la place accordée au port des EPI comme mesure d'atténuation de l'exposition dans l'homologation des pesticides, en particulier dans les situations où les études de terrain ont montré l'incompatibilité du port d'EPI avec les conditions concrètes de l'activité (par exemple le port de combinaisons lors de phases de réentrée1 Une faille dans les procédures d'AMM que Santé & Travail avait soulevée dès 20112

  • 1

    Désigne l'entrée dans une culture après que celle-ci a été traitée.

  • 2

    "Une faille dans l'autorisation des pesticides", Santé & Travail n° 75, juillet 2011.